Comment l'open data impacte-t-il la jurisprudence en la rendant plus accessible ? Le sixième article de notre série porte sur les enjeux de l'open data des décisions de justice.
Le droit au droit avec l’open data
L’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dispose que « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Au nom de ce principe, la France a progressivement œuvré pour garantir un droit d’accès aux documents et aux informations de l’administration. L'accessibilité et l'intelligibilité de la loi constituent également des objectifs à valeur constitutionnelle (Conseil constitutionnel, 16 décembre 1999, n° 99-421 DC). Plusieurs lois récentes ont ainsi rappelé que leur but est de faciliter et de simplifier la compréhension du droit pour les justiciables (en ce sens : loi n° 2011-525 du 17 mai 2011 de simplification et d'amélioration de la qualité du droit).
Il semble également souhaitable que les magistrats aient accès au plus grand nombre de décisions possible afin de pouvoir adopter une vision globale des solutions rendues pour des litiges similaires à ceux qui leur sont soumis. Ainsi, pour Bertrand Louvel, Premier président de la Cour de cassation de 2014 à 2019, « cette diffusion du travail de tous et de chacun, offrira donc à l’ensemble des magistrats l’accès aux décisions de leurs collègues. Ce partage tendra à limiter les disparités, souvent liées à l’ignorance du travail d’autrui. Elle permettra l’essor d’une large collégialité et d’une indépendance davantage partagée, pour les substituer à l’isolement et à la culture individualiste qui souvent l’accompagnent » (Cour de cassation, La jurisprudence dans le mouvement de l’open data, 14 octobre 2016).
Néanmoins, si les décisions de justice sont rendues « au nom du peuple français », leur accès n’a pas toujours été facilité. En témoigne la coexistence de plusieurs régimes juridiques d’accès à celles-ci. D’une part, la loi du 30 décembre 1977 instaurant la gratuité des actes de justice devant les juridictions civiles et administratives a prévu la délivrance gratuite d’une copie d’une décision de justice sur demande formulée auprès du greffe (aussi appelé l’open access). D’autre part, depuis 2002, Légifrance permet d’accéder gratuitement et en ligne à la jurisprudence, mais son fonds jurisprudentiel reste incomplet par rapport à ceux d’éditeurs juridiques privés.
Le mouvement de l'open data, traduit en français par « ouverture et partage des données » s’est alors donné pour objectif de mettre à la disposition de tous des informations du secteur public, sous la forme de données brutes. Cette notion a fait irruption dans le droit français pour la première fois avec la loi n° 2015-1779 du 28 décembre 2015 relative à la gratuité et aux modalités de la réutilisation des informations du secteur public. On entend par open data des décisions de justice le fait de mettre à la disposition du public, gratuitement et sous forme électronique, les décisions rendues publiquement par les juridictions judiciaires et administratives. L’objectif est ainsi « de diffuser la jurisprudence afin d’assurer la transparence de la justice et de renforcer la confiance en la justice » (Cour de cassation, FAQ - Open data des décisions judiciaires).
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À l’occasion d’un litige opposant la directrice du greffe du tribunal de grande instance de Paris qui avait refusé de satisfaire la demande d’accès aux minutes de la juridiction d’un requérant sollicitant un grand nombre de décisions, la Cour d’appel de Paris a précisé la distinction entre les notions d’open data des décisions de justice et d’open access des tiers à la copie d’une décision.
Dans cette affaire, face au refus de la greffière, le requérant avait saisi le président du tribunal pour qu’il l'enjoigne de délivrer ces copies, ce qu’il rejeta. En 2018, la Cour d’appel de Paris a, elle, enjoint à la juridiction à délivrer les décisions litigieuses, à charge pour l’appelant d’en faire un usage conforme à la loi (Cour d’appel de Paris, 18 déc. 2018, n° 17/22211). En 2019, le garde des Sceaux s’est joint à la directrice du greffe afin de procéder à un référé-rétractation de l’arrêt.
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Dans sa décision, la Cour d’appel de Paris avait alors a considéré que les articles L. 111-13 et L. 111-14 du Code de l’organisation judiciaire, tels que modifiés par la loi du 23 mars 2019, prévoient deux régimes distincts avec, d’une part, la publication des décisions par la Direction de l’information légale et administrative ou par la mise à disposition à titre gratuit sous forme électronique (l’open data) et, d’autre part, la délivrance d’une copie d’une décision de justice à la suite d’une demande effectuée par un tiers à l’instance (l’open access).
Le long et complexe déploiement de l’open data
Dès 1985, un arrêté a instauré le Journal officiel électronique (J.O.E.L. édition Lois et décrets) et a prévu sa commercialisation par la direction de l'information légale et administrative. Puis, en 1999, un autre arrêté a créé le portail Légifrance qui répertorie une partie des décisions du Conseil d’État et de la Cour de cassation, ainsi qu’une sélection des décisions des juridictions du fond.
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Le mouvement œuvrant pour un meilleur accès à la justice s’est accéléré dans les années 2000. En 2002, un décret a ainsi prévu la mise en ligne gratuite des cours suprêmes et du Tribunal des conflits sur le service de diffusion du droit Légifrance. Par la suite, le site de l’administration service-public.fr a été conçu afin de proposer aux usagers des fiches thématiques afin de les accompagner dans leurs démarches. En parallèle, des éditeurs juridiques ont développé des bases de jurisprudence et des moteurs de recherche juridiques payants à destination des professionnels du droit.
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Depuis, le mouvement de l'open data s'est véritablement déployé. En effet, la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique a consacré le principe de mise à disposition du public, à titre gratuit et dans le respect de la vie privée des personnes concernées, des décisions rendues par les juridictions administratives et judiciaires (article L. 111-13 du Code de l'organisation judiciaire). Afin d’être mise en œuvre, cette loi nécessitait toutefois un décret d’application. Estimant que celui-ci tardait à être publié, l’association Ouvre-boîte a intenté un recours en avril 2019 devant le Conseil d’Etat afin d’enjoindre au gouvernement d’adopter le décret prévu par la loi.
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Entretemps, et alors que le litige était pendant, les dispositions litigieuses ont été modifiées par la loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 qui prévoit de nouvelles dispositions relatives à l'occultation des données personnelles au sein des décisions. De plus, ce texte a rappelé que, d’une part, que les décisions sont mises à la disposition du public à titre gratuit, « sous forme électronique » (article L. 111-13 du Code de l'organisation judiciaire) et, d’autre part, que les greffes délivrent aux tiers les copies des décisions de justice demandées, « sous réserve des demandes abusives » (article L. 111-14 du Code de l'organisation judiciaire ; Cour d’appel de Paris, 25 juin 2019, no 19/04407). Le décret n° 2020-797 du 29 juin 2020 a néanmoins renvoyé une nouvelle fois à un arrêté le soin de fixer un calendrier de mises à la disposition du public des décisions de justice. Il a également précisé que la mise à disposition des décisions incombe au Conseil d’État pour les juridictions administratives dans les deux mois à compter de la date du jugement et à la Cour de cassation pour les juridictions de l’ordre judiciaire, dans les six mois à compter de leur mise à disposition au greffe.
Dans une décision du 21 janvier 2021, le Conseil d'État a accueilli les demandes de l’association et a enjoint au ministère de la Justice d'adopter les arrêtés d'application dans un délai de trois mois.
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L'arrêté du 28 avril 2021 pris en application de l'article 9 du décret n° 2020-797 du 29 juin 2020 relatif à la mise à la disposition du public des décisions des juridictions judiciaires et administratives a alors fixé un calendrier de mise en œuvre de l'open data des décisions de justice avec des échéances allant de fin 2021 à fin 2025. Une possibilité était néanmoins laissée aux juridictions afin de mettre à disposition de façon anticipée les décisions présentant un intérêt public particulier.
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Le développement d’une nouvelle jurisprudence ?
L’accès aux décisions de justice en open data pourrait aussi conduire à davantage de cohérence et de prévisibilité de la jurisprudence. Certains auteurs, comme par exemple Mme Pascale Daumier, s’interrogent sur l’émergence d’une nouvelle forme de jurisprudence (Deumier, Pascale, « Une autre jurisprudence ? », JCP G n° 10, 9 mars 2020, doctr. 277).
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Ainsi, Mme Deumier estime que le caractère d’« autorité indicative » que revêt la jurisprudence pourrait laisser place à une « autorité directive », dans la mesure où l’open data ne permettra plus aux juges d’ignorer les pratiques de leurs confrères, ni au justiciable d’ignorer le contenu de la jurisprudence.
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De plus, elle estime que, « les décisions du fond, parce que mieux connues et rationalisées » (Deumier, Pascale, op. cit.) deviendront plus prévisibles. Les justiciables seraient alors incités à préférer un règlement amiable, ce qui soulagerait les tribunaux. Elle note néanmoins l’existence d’un risque d'excès d’uniformisation qui poserait un danger pour l’indépendance et le pouvoir d'appréciation des juges et qui pourrait rendre plus visibles les différences entre les pratiques judiciaires des juridictions ce qui générerait « un cortège de risques allant de la non-individualisation de la décision à la cristallisation excessive de la jurisprudence » (Deumier, Pascale, op. cit.).
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Pascale Deumier conclut néanmoins que « la jurisprudence du droit sera perfectionnée par l'open data, plus qu'elle ne sera fondamentalement modifiée » (Deumier, Pascale, op. cit.) et que la mutation se produira plutôt du côté des outils technologiques en support de l’open data.
Enfin, d’autres auteurs soulignent l’impact de l’open data sur le statut des décisions rendues par les tribunaux : ainsi M. Louvel considèrent que l’on pourrait assister à la transition d’une « jurisprudence judiciaire » à une jurisprudence plus plurielle, dite « de juridiction », si bien que « chaque tribunal - et au-delà chaque juge - sera pleinement producteur de jurisprudence, renforçant ainsi sa place dans l'ordre juridique » (Louvel, Bertrand, « Ouverture » in « La jurisprudence dans le mouvement de l'open data », JCP G 2017, 27 févr. 2017, p. 5.).
Une remise en question du modèle des éditeurs juridiques
Le modèle économique de nombreuses plateformes de recherche juridique repose sur leur fonds jurisprudentiel plus ou moins fourni et attractif. Se pose alors la question de la viabilité de ce modèle face à l’open data des décisions de justice.
D’une part, les décisions de justice seront beaucoup plus accessibles et faciles à trouver pour les justiciables et les professionnels du droit. L’avantage concurrentiel autrefois procuré par le fait de recenser un grand nombre de décisions de première instance deviendrait ainsi obsolète. D’autre part, l’élaboration des bases de données a été confiée à des acteurs publics, à savoir la Cour de cassation et le Conseil d’État.
L'ouverture des données jurisprudentielles pourra néanmoins être perçue comme une opportunité de développement de nouveaux services.
Il appartiendra alors aux éditeurs juridiques de se réinventer et, par exemple, de proposer des outils permettant l'exploitation des données jurisprudentielles brutes afin de les analyser pour en faciliter la compréhension, ce que propose déjà Predictice, ou alors de développer leur contenu doctrinal.
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Diplômée de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et de Sciences Po, Calypso rédige des contenus pour le Blog Predictice.