Notre série « Qu’est-ce que la jurisprudence ? » s’ouvre sur une étude des multiples acceptions que revêt la jurisprudence.
Réalité matérielle, concept sociologique, source juridique… La jurisprudence revêt de multiples acceptions, dont chacune traduit une conception spécifique du droit.
En France, pays d’origine du Code civil, la jurisprudence occupe une place qui dépend étroitement de l’étendue du rôle attribué au pouvoir judiciaire. C'est pourquoi cette dernière est traditionnellement moins élevée dans la hiérarchie des normes que dans les pays de common law.
La notion de jurisprudence est une donnée politique, expression de la conception temporelle de l’équilibre des pouvoirs.
Notion évolutive, ses différentes acceptions reflètent l’expression des différentes fonctions attribuées à la jurisprudence depuis plus de deux siècles. En 2022, le Vocabulaire juridique ne recense pas moins de six acceptions différentes de la notion.
Les multiples acceptions de la jurisprudence
Du latin jus, juris (droit) et prudentia (science), la jurisprudence désigne étymologiquement la science du droit. Au sens courant, elle désigne « l’ensemble des décisions de justice rendues pendant une certaine période soit dans une matière (jurisprudence immobilière), soit dans une branche du Droit (jurisprudence civile, fiscale, etc.), soit dans l'ensemble du Droit » (Vocabulaire juridique, sous la dir. de G. Cornu, Association H. Capitant, P.U.F., 14e édition, 2022, entrée « jurisprudence » 1°). Par métonymie, la jurisprudence se réfère également à « l’ensemble des solutions apportées par les décisions de justice dans l’application du Droit (dans l’interprétation de la loi quand celle-ci est obscure) ou même dans la création du Droit (quand il faut compléter la loi, suppléer une règle qui fait défaut » (Vocabulaire juridique, op.cit., entrée « jurisprudence » 2°).
La jurisprudence est l'œuvre des tribunaux et de leurs juges, ce qui renvoie à la « personnification de l’action des tribunaux (par opposition à la loi ou doctrine) » (Vocabulaire juridique, ibid). Sa définition est donc étroitement liée à la celle du pouvoir de création du droit par le juge. Dans quelles situations le juge peut-il créer du droit ? Quelles sont les limites de ce pouvoir ?
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De nos jours, la doctrine majoritaire admet la jurisprudence comme une source du droit. En effet, elle désigne « l’habitude de juger dans un certain sens et, lorsque celle-ci est établie (on parle de jurisprudence constante, fixée), le résultat de cette habitude [est] une solution consacrée d’une question de droit considérée au moins comme autorité, parfois comme source de droit » (Vocabulaire juridique, op.cit., entrée « jurisprudence » 4°). Il est donc possible de discerner la position qu’une juridiction saisie est susceptible d’adopter sur la base de ses décisions précédentes. On parle alors, par exemple, de la jurisprudence de la chambre civile ou sociale de la Cour de cassation (Vocabulaire juridique, op.cit., entrée « jurisprudence » 5°).
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Les juges prennent également des habitudes de « procéder ou d’opérer de telle ou telle manière (en dehors des questions de droit) dans les mesures d’instructions, les conciliations, les évaluations, etc. » (Vocabulaire juridique, op.cit., entrée « jurisprudence » 6°). N’étant pas limitée aux questions de fond, la jurisprudence peut donc également être construite sur des questions procédurales ou de forme.
Il est également possible d’être confronté à un revirement de jurisprudence, c’est-à-dire « l’abandon par les tribunaux eux-mêmes d’une solution qu’ils avaient jusqu’alors admise » (Vocabulaire juridique, op. cit., entrée « revirement de jurisprudence »). Une nouvelle solution est alors consacrée, en rupture avec la jurisprudence antérieure du tribunal. De nouveau, le juge dispose d’un pouvoir prétorien lui permettant d’élaborer des règles juridiques de façon autonome en se détachant d’une application pure et simple de la loi.
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Le droit impacte nos sociétés, crée des normes de conduite ou encore sanctionne certains comportements. Le doyen Jean Carbonnier a démontré que la jurisprudence dépassait le concept juridique pour devenir un phénomène social, voire politique (Carbonnier J., Droit civil, Introduction, PUF, 27e éd., 2002, n° 148.). Selon lui, elle doit être mise en perspective avec les valeurs républicaines que sont la liberté, l’égalité et la fraternité, afin de favoriser un traitement égal des justiciables. Il reconnaît cependant de possibles entraves à l’accessibilité et à l'intelligibilité de la jurisprudence pour les profanes.
« La jurisprudence ne se formant que par décisions successives, il n’y a que le professionnel qui ait la patience et le savoir-faire requis pour reconnaître le point où elle est enfin constituée » - Carbonnier J., Droit civil, Introduction, PUF, 27e éd., 2002, n° 148.
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Le juge au service de la sécurité juridique
La médiocrité actuelle de la production législative (multiplication des textes, contenu obscur et parfois non juridique), est devenue une préoccupation sociale majeure. Afin de lutter contre ce problème, le Conseil constitutionnel a créé un objectif de valeur constitutionnelle : l’accessibilité et l’intelligibilité de la loi (voir par ex. Cons. const. 16 déc. 1999, n° 99-421 DC), objectif qui renforce le rôle du juge dans l'interprétation du droit et impacte donc directement la fonction de la jurisprudence. De plus, plusieurs lois récentes ont rappelé, jusqu’à leur intitulé, que leur objectif est de faciliter et de simplifier la compréhension du droit pour les justiciables (voir par ex. loi n° 2011-525 du 17 mai 2011 de simplification et d'amélioration de la qualité du droit).
Or, comme le souligne Guy Canivet, le déclin de la loi engendre « la nécessité d'une implication active du juge dans la prévisibilité du droit » (« Une vision humaniste de la jurisprudence », Canivet G.). Cette implication prend désormais corps dans plusieurs actions.
En premier lieu, la Cour de cassation, dont les dispositifs formulés en « attendu que » sont parfois indéchiffrables pour les profanes, a pris l'initiative de moderniser la rédaction de ses arrêts afin de les rendre plus intelligibles et donc plus accessibles. Ainsi, dans un arrêt du 4 décembre 2019, sa première chambre civile a expérimenté avec une rédaction en style direct et une structure faisant apparaître plus clairement les trois parties : I. Faits et Procédure ; II. Examen du moyen ; III. Par ces motifs. Toutefois, cette modernisation n’a pas vocation à s’appliquer à toutes les décisions. Elle concerne les décisions particulièrement importantes, qui opèrent un revirement de jurisprudence, tranchent une question de principe, présentent un intérêt marqué pour le développement du droit, procèdent à l’interprétation d’un texte nouveau ou encore mettent en jeu la garantie d’un droit fondamental (Dossier de presse, Le mode de rédaction des arrêts de la Cour de cassation change, 2019).
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En second lieu, le mouvement de démocratisation de l’accès aux données publiques concerne les décisions de justice depuis la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique. Ainsi, la jurisprudence suit le mouvement d'ouverture initié dans les années 2000 avec la création du site Légifrance en 1998 (dont l’interface a été entièrement repensée en 2019), le site de l’administration service-public.fr qui propose des fiches thématiques afin d’accompagner les usagers dans leurs démarches en 2000, ou encore l’accès en ligne au Journal officiel recensant les textes de loi publiés chaque jour.
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Selon le calendrier prévisionnel, l'ensemble des décisions devraient être en accès libres en 2025. Plus de 3 millions de décisions étant rendues chaque année, les outils d'intelligence artificielle deviendront le corollaire nécessaire pour assurer l'accessibilité et l'intelligibilité de la jurisprudence.
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Diplômée de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et de Sciences Po, Calypso rédige des contenus pour le Blog Predictice.