Rédaction des arrêts de la Cour de cassation & justice prédictive

6 avril 2020

9 min

cour de cassation
La Cour de cassation a décidé de modifier la présentation de ses arrêts : quel impact cette réforme structurelle a-t-elle sur les algorithmes de traitement automatique du langage ?

Les étudiants en droit vont se réjouir. Et avec eux, tous les juristes qui, sans l’avouer, ont mal à la tête lorsqu’ils doivent faire une recherche de jurisprudence. En effet, la Cour de cassation publie désormais des arrêts conformes à la réforme annoncée et expliquée dans la « Note relative à la structure des arrêts et avis et à leur motivation en forme développée ». Cette note, rédigée par la Commission de mise en œuvre de la réforme de la Cour de cassation, et datant de décembre 2018, prévoit l’entrée en vigueur de la réforme le 1er octobre 2019, et présente comme objectif principal la simplification de la rédaction des décisions.

 

Dans un des premiers arrêts rendus en cette forme (Cass. civ. 1ère, 4 décembre 2019, pourvoi n° 18–50.073), la première chambre civile a censuré l’ordonnance d’un juge des libertés et de la détention qui avait décidé la mainlevée d’une mesure de soins psychiatriques imposée par le tribunal correctionnel. L’espèce ne présente per se rien de particulièrement remarquable. Il en va autrement de sa forme: disparition des célèbres « attendus », titres, numérotation des paragraphes…


Cette volonté de simplification suit celle du Conseil constitutionnel et du Conseil d’Etat. En effet, la volonté affichée par la Cour de cassation est de renforcer l’unité de style de rédaction avec les juridictions du fond et d’être en cohérence avec les options prises par les autres juridictions suprêmes. Elle suit donc un mouvement de fond relatif à la forme des arrêts dont les objectifs affichés sont une meilleure compréhension du droit et l’amélioration de sa lisibilité.

 

Extrait decision cassation 4 decembre 2019

Un extrait de la décision rendue par la première chambre civile de la Cour de cassation, le 4 décembre 2019: apparaissent les titres qui structurent la décision, comme “Portée et conséquences de la cassation”.


In fine, l’objectif revendiqué par la Cour de cassation est de renforcer l’autorité de la décision : d’une part, son autorité vis-à-vis des citoyens: revendiquant la mise en oeuvre des articles 455 du code de procédure civile et 485 du code de procédure pénale qui imposent le devoir de motivation au juge, la Haute juridiction souligne sa « fonction explicative, démonstrative, justificative, dont dépend étroitement son "acceptation" par les parties au litige et, au-delà, les citoyens » ; d’autre part, son autorité vis-à-vis des autres juridictions, notamment étrangères, dans un contexte de concurrence des systèmes juridiques.

 

La Cour de cassation est donc consciente de placer la connaissance du droit au cœur d’un enjeu de pouvoir. C’est pourquoi la question de l’impact de la réforme sur la justice prédictive mérite d’être relevée. En effet, au moment où la connaissance du droit connaît un changement de paradigme grâce à la mise en œuvre de l’intelligence artificielle, il semble raisonnable de s’interroger sur les implications d’une telle réforme sur la mise en œuvre des algorithmes.


Par conséquent, après avoir exposé le contenu de la réforme (I), nous envisagerons les conséquences pour la justice prédictive (II).


I. Une réforme portant sur la forme des arrêts

La Cour de cassation envisage la mise en oeuvre d’une motivation « en forme développée » dans certains cas particuliers (2). Pour les autres espèces, la réforme entraîne des modifications purement formelles (1).


1) Des modifications purement formelles

Le professeur Nicolas Molfessis a reproché à la Cour de cassation de rendre désormais des arrêts qui ressemblent à des fiches d’arrêt, « avec un découpage, des intitulés, des numéros de paragraphes ». La critique, certes négative, est néanmoins tout-à-fait pertinente. Tout juriste se souvient de ses dures années d’études, au cours desquelles il ou elle a dû, chaque semaine, décortiquer nombre d’arrêts présentés dans ses fiches de travaux dirigés, afin d’en extraire les différentes parties et d’être à même, pour le cas où le terrible chargé de TD l’interrogerait, de présenter selon un plan bien établi le contenu et la portée dudit arrêt. Le long et fastidieux travail constituait la base de l’apprentissage du juriste, afin de le familiariser avec la présentation obscure des décisions de la Cour de cassation. Ce labeur était le prix à payer pour entrer dans le cercle des initiés, de ceux qui sont capables, en quelques secondes, de repérer la solution de la Cour de cassation et de comprendre ainsi l’enjeu de l’arrêt sans commettre de contresens.


L’exercice de la fiche d’arrêt est donc désormais en péril, tant il est vrai que les décisions de la Cour de cassation sont présentées avec limpidité. En premier lieu, grâce à l’usage de titres: trois parties sont distinguées: les faits et la procédure, l’examen du ou des moyens, et enfin le dispositif. Dans l’espèce qui nous intéresse, le dispositif est découpé en deux parties: réponse de la Cour; portée et conséquence de la cassation. La présence de titres s’accompagne d’une numérotation des paragraphes, qui facilite le repérage et donc la lecture.


Ensuite, l’adoption du style direct, qui accompagne l’abandon des célèbres attendus et de la phrase unique, marque l’abolition d’une barrière psychologique qui décourageait d’emblée tous les non-initiés. En réalité, la tournure des phrase demeure peu ou prou la même, comme en témoigne le « Guide des nouvelles règles relatives à la structure et à la rédaction des arrêts », rédigé par la Cour de cassation, qui présente des modèles « avant/après » de rédaction des arrêts. Il ne s’agit donc nullement d’adopter un style de langage moins soutenu, mais seulement de supprimer les mots qui structuraient la démonstration (on pense au célèbre « mais attendu que », qui est le marqueur du dispositif), rendus inutiles par l’emploi des titres.


2) La motivation « en forme développée »

Néanmoins, la réforme n’est pas seulement purement formelle. En effet, dans certaines espèces en particulier, la Cour de cassation a décidé d’adopter une « motivation en forme développée ».

  
Cette motivation enrichie sera réservée aux revirements de jurisprudence, aux solutions qui présentent un intérêt pour le développement de la jurisprudence ou pour son unité, lorsqu’est en oeuvre un contrôle de conventionnalité, ou lorsque la décision répond à un moyen tiré de la violation d’un droit fondamental.


Que contiendra la forme développée? Il s’agira de mettre en évidence la méthode d’interprétation des textes, d’évoquer les solutions alternatives écartées, de citer les précédents et de faire état des études d’incidence, s’il y a lieu. L’objectif est que l’arrêt se suffise à lui-même. Ainsi, tout ce qui entre dans le raisonnement de la Cour de cassation doit être formulé : s’il s’agit d’un revirement de jurisprudence, les circonstances, ainsi que le contexte juridique et économique qui le justifient doivent être mentionnés.


La réforme est donc loin d’être purement esthétique. Il s’agit d’un véritable changement de paradigme. La Cour de cassation affiche sa volonté de se rapprocher du mode de rédaction d’autres Cours suprêmes, comme la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de justice de l’Union européenne. L’heureux bénéficiaire n’est donc pas seulement l’étudiant en droit, mais bien le droit français dans son ensemble, rendu plus attractif et plus « conforme », dans un système de concurrence juridique dont la Cour de cassation est pleinement consciente.

  
La connaissance du droit connaît donc une modification profonde : la volonté affichée de simplicité et de compréhension doit être comprise à l’aune du développement de la justice prédictive, dont la Cour de cassation est pleinement consciente, comme en témoigne la participation active de ses membres les plus éminents au colloque consacré à cette question, à l’occasion du bicentenaire de l’ordre des avocats aux Conseils.


Predictice cassation Louis Larret-Chahine
Louis Larret-Chahine, co-fondateur de Predictice, présentant Predictice à la Cour de cassation


II. Des conséquences de fond pour le développement de la justice prédictive

Les algorithmes de justice prédictive seront désormais les partenaires privilégiés de la réforme portée par la Cour de cassation. En effet, la nouvelle présentation formelle est favorable à la mise en œuvre des algorithmes de justice prédictive (1). Par ailleurs, seul le recours à l’intelligence artificielle permettra de satisfaire les objectifs de lisibilité et de compréhension affichés par la Cour de cassation (2).


1) Une présentation formelle favorable à la mise en œuvre des algorithmes d’analyse des décisions

Comment fonctionnent les logiciels de justice prédictive ? Dans le domaine du droit, le développement de l’intelligence artificielle se fonde sur celui de l’apprentissage automatique (Machine learning), qui fonctionne sur la base du traitement automatique du langage (Natural language processing, dit aussi NLP): ce traitement automatique permet l’analyse, la compréhension, et même la création du langage humain.


Le traitement automatisé du langage procède par découpage du langage (Dependency parsing) : les dependency parsers identifient à quoi correspondent les mots selon leur fonction grammaticale, et des liens logiques qui les relient. Le dependency parsing permet de décoder le langage à très grande vitesse : 2 millions de décisions par seconde. C’est ainsi que s’est développée une nouvelle pratique, le legal analytics, c’est-à-dire la détection, l’extraction et l’exploitation d’informations cachées dans des grands volumes de données.


La simplification formelle de la rédaction des arrêts a donc un impact non négligeable sur la mise en œuvre du dependency parsing. Le choix d’une rédaction plus directe, débarrassée d’expressions purement formelles (comme les fameux attendus), facilite grandement la lecture de l’arrêt, non pas seulement pour le novice en droit, mais également pour le logiciel. Ainsi, l’efficacité déjà observée pour les décisions rendues par les juridictions du fond, pour lesquelles les algorithmes de Predictice ont déjà fait leurs preuves, sera automatiquement reportée sur l’analyse des décisions de la Cour de cassation, dont la rédaction est désormais proche. Il n’est donc plus besoin désormais d’adapter l’algorithme aux décisions de la Haute cour, en lui apprenant à faire abstraction des attendus, de la phrase unique, et à repérer la solution de la Cour de cassation cachée derrière le célèbre « mais attendu que ».


Il en va de même des titres, qui permettent la création automatisée d’un sommaire, permettant une navigation fluide entre les différentes parties de l’arrêt. Cette fonction sera particulièrement appréciable pour les décisions « enrichies », dans lesquelles la motivation pourra comporter de très nombreux éléments, comme une explication de la méthode retenue, les précédents jurisprudentiels, les solutions alternatives non-retenues, ou encore la mention d’études incidentes.


Si l’on espère que la Cour de cassation saura se défendre contre la tentation des décisions « obèses », typiques de celles rendues par la Cour européenne des droits de l’homme ou encore la Cour de justice de l’Union européenne, il demeure que la possibilité d’une navigation ordonnée constitue un gain de temps et donc d’efficacité non négligeables pour toute décision longuement motivée.


2) La nécessaire intervention de l’intelligence artificielle afin d’assurer la lisibilité et la compréhension des décisions

L’objectif affiché de compréhension et de clarté porté par la réforme de la Cour de cassation est grandement menacé par l’écueil du trop-plein d’informations, caractéristique de notre société. On pense à la multiplication des rapports qui accompagnent désormais tous les nouveaux projets de lois, à l’inflation des mentions obligatoires qui frappe le droit des contrats dans les domaines sensibles, ou encore aux préambules interminables qui précèdent les règlements et les directives européennes. La volonté, très respectable, d’expliquer et de commenter, porte le risque d’ajouter de l’eau à la coupe déjà pleine de l’inflation normative et du développement d’une softlaw aux contours parfois difficiles à distinguer.


Par conséquent, afin que l’objectif d’intelligibilité soit satisfait, le recours à un algorithme permettant de faire le tri en toutes les dispositions s’impose. Or, les logiciels de justice prédictive sont de formidables moteurs de recherche, qui se distinguent aussi bien par leur rapidité que par leur pertinence. Capables d’extraire du sens, et pas seulement de reconnaître des mots, les logiciels de justice prédictive accompagneront nécessairement la réforme de la motivation « en forme développée », afin que la décision de justice conquiert la force normative qu’elle revendique désormais.


Notons également que le recours à un logiciel comme Predictice constitue déjà le partenaire essentiel pour appréhender pleinement la portée et le sens de la jurisprudence de la Cour de cassation. En effet, la technique de la cassation, fondée sur la distinction entre le fait et le droit, laisse à l’appréciation souveraine des juges du fond un certain nombre de notions : en pratique, plus la notion à apprécier est factuelle, plus le contrôle de la qualification est léger, voire inexistant. Par conséquent, le vœu de la Haute juridiction d’énoncer des arrêts qui se suffisent à eux-mêmes est pieu sans l’usage en parallèle d’un logiciel d’analyse qui permet d’éclairer l’interprétation que les juges du fond retiennent de telle ou telle notion.

La nouvelle rédaction des décisions de la Cour de cassation, désormais plus intelligible pour tout le monde, redonne son sens à l’adage « nul n’est censé ignorer la loi ». La démarche adoptée par la Haute juridiction est conforme à l’évolution de notre société où le niveau d’éducation ne cesse de s’élever, où la connaissance ne peut plus être l’apanage artificiel de quelques spécialistes, et répond au besoin de reconnecter la justice avec les citoyens. Cette démarche répond également aux besoins de la justice prédictive, qui, dans un contexte d’inflation normative, constitue l’outil nécessaire pour satisfaire la sécurité juridique et l’exigence d’intelligibilité.

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Éloïse Haddad Mimoun

Docteure en droit et diplômée de l'Essec, Eloïse est rédactrice en chef du Blog Predictice.

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