L’intelligence artificielle au service de la jurisprudence

14 mars 2022

6 min

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Notre série sur la jurisprudence se clôture avec un article sur les apports de l’intelligence artificielle et la notion de justice prédictive.

Les phénomènes du big data et de l’open data ont favorisé le développement de l’intelligence artificielle (IA). Celle-ci peut être définie comme « la science qui consiste à faire faire aux machines ce que l’homme ferait moyennant une certaine intelligence » (CNIL, Comment permettre à l’Homme de garder la main, Rapport sur les enjeux éthiques des algorithmes et de l’intelligence artificielle, 15 déc. 2017, p. 16.). L'IA fonctionne sur la base d’algorithmes qui effectuent des calculs à partir de base de données afin d’obtenir un résultat. Ces algorithmes correspondent à un « ensemble de règles opératoires dont l'application permet de résoudre un problème énoncé au moyen d'un nombre fini d'opérations » (Dictionnaire Larousse, 2022, entrée « algorithme »).

 

Appliqués à la justice, l’IA et les algorithmes ont pour ambition de permettre une meilleure prévisibilité des décisions de justice en exploitant les bases de données jurisprudentielles.

 

Si l’IA contribue à assurer la transition vers l’open data des décisions de justice et a doté les professionnels du droit de nouveaux outils, sa régulation est nécessaire afin d’éviter des dérives.

 

L’IA au soutien de la diffusion des décisions de justice en open data 

Le précédent article de notre série sur la notion de jurisprudence portait sur l’impact de l’open data sur la jurisprudence. Ce mouvement d’ouverture et partage des données permet en effet de mettre à la disposition du public, gratuitement et sous forme électronique, les décisions rendues publiquement par les juridictions judiciaires et administratives. 

 

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L'arrêté du 28 avril 2021 pris en application de l'article 9 du décret n° 2020-797 du 29 juin 2020 relatif à la mise à la disposition du public des décisions des juridictions judiciaires et administratives a fixé un calendrier de mise en œuvre de l'open data des décisions de justice avec des échéances de publication des décisions par les juridictions entre 2021 et 2025. L’élaboration des bases de données afin de diffuser les décisions a été confiée à savoir la Cour de cassation pour l’ordre judiciaire et au Conseil d’État pour l’ordre administratif.

 

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Les deux hautes juridictions ont  eu recours à l’IA pour satisfaire aux exigences légales de publicité des décisions de justice (article L. 111-13 du Code de l'organisation judiciaire). 

 

Il incombe ainsi à la Cour de cassation de garantir l’occultation des éléments permettant d’identifier les parties ou tiers à une décision avant de les diffuser. Elle a donc « développé des outils technologiques innovants pour la pseudonymisation des décisions de justice et notamment un moteur de pseudonymisation ayant recours à l’apprentissage automatique et une interface de pseudonymisation performante » (Cour de cassation, FAQ - Open data des décisions judiciaires). Son Service de documentation et d’études diffuse ensuite les décisions pseudonymisées sur la base de décisions Jurinet qui regroupe les décisions de la Cour ainsi que les décisions rendues par les autres juridictions présentant un intérêt particulier. Une autre base, JuriCA, rassemble, elle, l’ensemble des arrêts rendus par les cours d’appel (articles R. 433-3 et R. 433-4 du Code de l’organisation judiciaire). S’agissant du traitement des pourvois, la Cour de cassation a recours à des techniques d’IA afin de dématérialiser les procédures et documents tout en simplifiant les tâches des magistrats et greffes. De plus, la Cour de cassation a développé un logiciel permettant une pré-orientation des pourvois vers les chambres spécialisées avec un taux d’attribution correct estimé à 87 % (Vie-publique, La Cour de cassation à l'épreuve du numérique et de l'intelligence artificielle, 9 février 2021). Le recours à l’IA fluidifie en conséquent le traitement des procédures et peut accélérer les réponses juridictionnelles pour les contentieux dits « de masse ». 

 

« Le couple open data/algorithmes devrait favoriser l’accès au droit et l’égalité devant la justice ainsi que la stabilisation, l’harmonisation et la convergence de la jurisprudence. Il est certes des méthodes plus classiques et tout aussi efficaces pour parvenir à cette fin. Mais l’unité et la cohérence de la jurisprudence peuvent, c’est vrai, bénéficier des développements technologiques prévisibles à court terme. » - Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État de 2006 à 2018, « La justice prédictive », Actes du colloque du 12 février 2018 organisé par l’Ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation à l’occasion de son bicentenaire. 

 

Les données collectées en open data présentent un véritable intérêt lorsqu’elles sont ensuite analysées et interprétées. C’est précisément les outils que proposent les startups dans le domaine du droit.

 

L’IA, au cœur des business models des legaltech

Des legaltech, comme Predictice, ont ainsi développé des outils utilisant l’IA afin d’assister les professionnels du droit dans leurs tâches. 

 

Les outils développés par les legaltechs remplissent principalement trois fonctions : l’aide à la décision (i), la prédiction des décisions (ii) et l’analyse des décisions (iii). S’agissant de l’aide à la décision, les bases de données en open data permettent d’accéder à une connaissance plus générale des affaires et des jugements rendus par les tribunaux français dans une matière donnée et de mieux effectuer des recherches ou orienter sa stratégie de procès. Les outils de prédiction relative de décisions donnent une meilleure visibilité aux indemnités pouvant être obtenues et sont utiles en cas de transaction. Enfin, les outils d'analyse des décisions rendues par les juridictions rendent les recherches des professionnels du droit plus complètes et avancées.

 

Les algorithmes de Predictice permettent, par exemple, de trier les résultats en fonction de leur sens, d’estimer les probabilités de résolution d’un litige ou le montant d’indemnités ou encore d’identifier le taux d’acceptation d’un moyen par une juridiction. Ces données statistiques peuvent ensuite être exportées sous la forme d’un rapport de cartographie de jurisprudence. En 2022, la plateforme a complété son offre avec un nouvel outil d'analyse statistique qui permet de rechercher la durée moyenne d'une procédure ou encore le taux moyen d'acceptation d'une demande.

 

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 « La justice prédictive est également une activité économique, représentant un espoir voire un rêve, car les transformations en cours sont d’une profondeur insoupçonnable » - Garapon, Antoine, « Les enjeux de la justice prédictive », JCP G, 9 janv. 2017, n° 1-2, § 17.

 

Certains critères de recherche sont néanmoins interdits au nom de la déontologie. Ainsi, les plateformes ne peuvent pas réutiliser des données à des fins de profilage, comparaison, évaluation ou prédiction des pratiques professionnelles réelles ou supposées des magistrats et greffiers (article L.111-13 du Code de l'organisation judiciaire). En 2018, le Conseil de l’Europe avait d’ailleurs édicté une charte éthique d’utilisation de l’IA dans les systèmes judiciaires. Les principes suivants devraient alors être observés lors de la conception et des utilisations de l’IA : respect des droits fondamentaux, principe de non-discrimination, qualité et sécurité dans le traitement des données, transparence, neutralité et intégrité intellectuelle, maîtrise par l'utilisateur.

 

De son côté, l’État a également créé un logiciel de traitement automatisé des données à caractère personnel appelé « DataJust » (décret n° 2020-356 du 27 mars 2020 portant création d'un traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé « DataJust »). Ce dispositif a pour mission de recenser les montants demandés et offerts par les parties à un litige ainsi que les montants alloués aux victimes en indemnisation de leur préjudice corporel dans les décisions de justice rendues en appel par les juridictions administratives et les formations civiles des juridictions judiciaires en exploitant des décisions de justice de façon automatisée. Alors même que le Conseil d’État venait de valider son algorithme d’évaluation des préjudices corporels (Conseil d'État, 30 décembre 2021, n° 440376), le projet a finalement été abandonné début 2022 par le ministère de la Justice.

 

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Quel sera l’impact de l’IA sur la jurisprudence ?

Pour certains auteurs, ces innovations remettent en question la notion même de jurisprudence, puisque « pour les big data, le droit et la jurisprudence sont des faits au même titre que les caractéristiques du dossier ou le tempérament d'un juge » (Garapon, Antoine, « Les enjeux de la justice prédictive », JCP G. 2017. Doctr. 31, n°14). Pour d’autres et malgré les garde-fous, il subsiste un risque que la justice prédictive devienne une « prophétie auto-réalisatrice » (Croze, Hervé, « La factualisation du droit », JCP G 2017, 175, n° 5). 

 

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Pour Harry Surden, professeur à Stanford et à l’université de Cornell, l’IA et la justice prédictive vont contribuer à améliorer la qualité de la justice ("Machine Learning and Law", Washington Law Review, 2014). Grâce à l’IA, les professionnels du droit vont gagner en efficacité, ce qui réduira les temps de procédure et désengorgera les tribunaux. 

 

Combinés à l’open data des décisions de justice, les outils d’analyse de la jurisprudence permettent aux professionnels du droit de mieux connaître les décisions du fond et de les revaloriser. De plus, une meilleure prévisibilité des décisions renforce la convergence et l'uniformisation de la jurisprudence, ce qui renforce la sécurité juridique.  

 

Enfin, les outils d’IA appliquées à la jurisprudence favorisent un processus de démocratisation de la jurisprudence. Ainsi, par exemple, la Cour de cassation a développé le moteur de recherche Judilibre, en libre accès, afin d'optimiser les recherches  dans ses bases de données (Décret n° 2021-1276 du 30 septembre 2021 relatif aux traitements automatisés de données à caractère personnel dénommés « Décisions de la justice administrative » et « Judilibre »).  Ce moteur de recherche, associé à l’effort de présentation de ses arrêts décidé il y a deux ans, traduit la volonté de la Cour de cassation de faciliter et d’élargir l’accès à l’information juridique.

 

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Selon Pascale Daumier, professeure de droit privé, grâce à la combinaison de l’open data des décisions de justice et des outils d’IA, on assisterait à l’émergence d’une nouvelle forme de jurisprudence (Deumier, Pascale, « Une autre jurisprudence ? », JCP G n° 10, 9 mars 2020, doctr. 277), de sorte que la hiérarchie classique des décisions serait bouleversée. Il reviendrait dès lors aux algorithmes d’intelligence artificielle d’identifier et de mettre en exergue les arrêts du fond présentant un intérêt particulier. Par ailleurs, l’open data associé à l’IA pourrait permettre une rationalisation de l’appréciation des faits.

 

Cette possibilité est déjà en œuvre avec Predictice, qui, en renseignant l’utilisateur sur le montant moyen d’indemnités accordés pour tel ou tel chef de demande par la jurisprudence, permet une rationalisation de l’octroi de dommages et intérêts.  

 

Les outils d’IA devront donc anticiper, organiser et assurer un accès effectif à la jurisprudence dont la mise en ligne s’étire jusqu’à fin 2025. 

 

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Calypso Korkikian

Diplômée de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et de Sciences Po, Calypso rédige des contenus pour le Blog Predictice.

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