L'éclairage de Madame Sylvie Postel, magistrate, responsable du bureau du droit du numérique et de la protection des données du service de documentation, des études et du rapport de la Cour de cassation.
Pourriez-vous présenter le rôle de la Cour de cassation dans la mise en œuvre de l’open data des décisions de justice ainsi que l’API Judilibre ?
Le rôle de la Cour de cassation dans la mise en œuvre de l'open data est strictement encadré par les articles L. 111-13 et R. 111-10 à R. 111-13 du code de l'organisation judiciaire, dans leur rédaction issue de l’article 33 de loi du 23 mars 2019 et du décret du 29 juin 2020. La loi du 7 octobre de 2016 n'avait pas identifié l’institution qui allait être responsable de l'open data des décisions de justice. En 2020, l'article R. 111-10 du code de l'organisation judiciaire est venu confier à la Cour de cassation la responsabilité de la mise à disposition, sous forme électronique et à titre gratuit, des décisions de justice rendues publiquement par les juridictions judiciaires. La Cour de cassation disposait déjà d’un rôle dans la diffusion de certaines décisions de justice. Toutefois, avec l’open data, cette opération est réalisée à une toute autre échelle, passant d’une diffusion d’environ 15 000 décisions par an pour les seules décisions de la Cour de cassation, à environ 230 000 avec les décisions des chambres civiles, commerciales et sociales des cours d'appel. À l'issue du déploiement de l'open data des décisions des juridictions judiciaires rendues publiquement, ce volume représentera environ 3 millions de décisions par an.
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Outre le changement d’échelle, les conditions dans lesquelles les décisions doivent être diffusées par la Cour de cassation ont également été fixées. Ainsi, l'article L. 111-13 du code de l'organisation judiciaire, les textes réglementaires cités plus avant et aussi l'article R. 433-3 du code de l'organisation judiciaire prévoient que cette diffusion est précédée d'une occultation obligatoire des noms et prénoms des personnes physiques, parties ou tiers, mentionnées dans la décision. En plus de cette occultation automatique, l'article L. 111-13 alinéa 2 in fine permet une occultation complémentaire de tout élément d’identification des parties, des tiers, des magistrats et des membres du greffe lorsque sa divulgation est de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage. Ces occultations complémentaires sont décidées par le président de la formation de jugement ou le magistrat qui a rendu la décision quand sont concernés les parties ou des tiers. Cette décision peut aussi être prise par le président de la juridiction quand l'occultation complémentaire concerne un magistrat ou un membre du greffe.
Alors même qu’il revient aux magistrats du fond, en tout cas à celui ou ceux qui ont rendu la décision, de décider des occultations complémentaires qui doivent être faites avant la diffusion en open data de la décision, il n’en demeure pas moins que la Cour de cassation est responsable du traitement et doit procéder aux occultations. Il s’agit d’une situation assez particulière et nouvelle pour la Cour de cassation, où se mêlent un enjeu extrêmement important de protection de la vie privée des personnes physiques et les problématiques liées à la pseudonymisation à grande échelle et différenciée en fonction des instructions des magistrats.
S’agissant de la mise en œuvre de l’open data, la Cour de cassation a suivi la délibération de la CNIL du 6 février 2020, à laquelle avait été soumis, pour avis, le projet de décret du 29 juin 2020, qui a estimé indispensable qu'une doctrine soit élaborée afin de permettre une harmonisation des occultations complémentaires décidées par les magistrats. C’est pourquoi, la Cour de cassation, responsable de la diffusion des décisions en open data, a piloté deux groupes de travail pour élaborer des recommandations d’occultations complémentaires, le premier au sein même de la Cour de cassation, dont le rapport a été remis à la première présidente de la Cour de cassation en janvier 2021, et le second en collaboration avec des magistrats des différentes cours d'appel, pour décliner cette réflexion sur les occultations complémentaires, dont le rapport a été déposé le 24 juin 2021.
Concrètement, la Cour de cassation reçoit la décision avec les instructions d’occultations complémentaires décidées par le magistrat - ou l’absence d'occultation complémentaire. La décision est soumise à un moteur de machine learning, qui a été développé à la Cour de cassation, qui détecte les entités qui doivent être pseudonymisées. Puis, grâce à une interface d'annotation, LABEL, également développée à la Cour de cassation, une équipe d’une vingtaine d’agents contrôle la pseudonymisation et la corrige le cas échéant. Des relectures différenciées ont en outre été mises en place en fonction de la sensibilité du contentieux ou de l’étendue de la diffusion de la décision. Ainsi, les arrêts de l'assemblée plénière de la Cour de cassation font l’objet d’une double relecture, alors que d’autres décisions ne sont soumises qu’à une seule. Une fois validée la pseudonymisation conforme aux instructions des magistrats, la décision est diffusée en open data, soit par l'API Judilibre, interface qui permet principalement aux professionnels de télécharger en masse les décisions diffusées en open data, soit par le nouveau moteur de recherche disponible sur le site internet de la Cour de cassation.
Enfin, un autre rôle est dévolu à la Cour de cassation par les textes ; celui de statuer sur les demandes de modification de la pseudonymisation dans les conditions prévues par l'article R. 111-13 code de l'organisation judiciaire.
Est-il possible pour un justiciable ou un professionnel de la justice ne disposant pas de compétences informatiques particulières, de consulter les décisions de justice accessibles en open data sans recourir à un logiciel privé ?
L'API Judilibre a été développée pour faciliter la réutilisation des décisions de justice par les professionnels en permettant un téléchargement en masse et dans des conditions simplifiant leur traitement ultérieur, notamment en récupérant des métadonnées. Pour un justiciable, un avocat ou toute autre personne qui n'aurait pas de compétences informatiques spécifiques, ou plus généralement, qui n'aurait pas accès aux technologies que permet l'API, un nouveau moteur de recherche a été conçu et développé au sein même de la Cour de cassation. Cet outil a été conçu de manière pédagogique, afin de le rendre plus simple d’utilisation que son prédécesseur. Il permet à toute personne qui n'aurait aucune compétence en informatique de retrouver très facilement un arrêt, et cela de manière gratuite, puisqu’il est accessible sans aucune inscription préalable.
Le site de la Cour de cassation a également été refondu. Il permet désormais la création d’un espace personnel, au sein duquel il est possible d’archiver des recherches, là encore de façon extrêmement simple. L'accessibilité du droit, qui est l’un des buts recherchés de l'open data des décisions de justice, se manifeste ainsi de manière concrète. Dès lors, les particuliers, tout comme les professionnels sont en mesure de réutiliser les décisions. Cela participe à l’accès et à la connaissance du droit. En résumé, tout a été fait pour que les décisions diffusées en open data soient accessibles à toute personne sans compétence particulière en informatique.
L’open data est une réalité depuis le 30 septembre 2021 pour les décisions de la Cour de cassation. Quel bilan pouvez-vous tirer après quelques mois de mise en œuvre ?
Un travail très important a été mené pendant plusieurs années en amont de la concrétisation de l'open data, notamment sous la direction de son chef de projet à la Cour de cassation, Madame Estelle Jond-Necand pour ces deux dernières années. L’objectif a été d’anticiper le plus possible toutes les difficultés techniques qui pouvaient accompagner la mise en œuvre de l’open data, de créer les outils numériques, tel que le moteur de recherche ou la nouvelle interface d'annotation, ou encore de recruter de nouveaux agents. Par ailleurs, et dans le prolongement de la délibération de la CNIL, la pseudonymisation des décisions de justice a aussi fait l’objet de réflexion avant l'entrée en vigueur de l'open data, au-delà de l'occultation socle qui avait été prévue par les textes. Aujourd'hui, la Cour de cassation ne rencontre pas de difficultés spécifiques au niveau des règles de pseudonymisation. On constate également que les magistrats de la Cour de cassation font le choix, dans la grande majorité des arrêts rendus, de suivre les recommandations des groupes de travail sur les occultations complémentaires. En outre, à ce jour, nous n'avons pas été saisis de demandes d’occultations complémentaires ou de levées d'occultations sur le fondement de l'article R. 111-13 du code de l'organisation judiciaire. Après un peu plus de six mois d'entrée en vigueur, il est permis d’affirmer que les mesures d’anticipation ont été efficaces et que l’open data fonctionne très correctement aujourd’hui.
Dans une démarche d’amélioration constante, nous sommes en train de mettre en place des outils de suivi dans le traitement des décisions ayant fait l’objet d’occultations complémentaires. Nous ferons aussi évoluer l’ergonomie générale du moteur de recherche Judilibre, lors de la prochaine étape de l’open data, mi-avril. Par ailleurs, une réunion a été organisée le 23 février dernier pour répondre aux interrogations des réutilisateurs qui ont principalement portées sur l'API Judilibre, la qualité des données diffusées, l'accès aux mises à jour et sur le chaînage entre les décisions rendues par les cours d'appel et la Cour de cassation, notamment les métadonnées qui allaient être disponibles. Ces interrogations ne révèlent pas pour autant des dysfonctionnements. Enfin, les conditions générales d'utilisation, qui avaient été rédigées pour l'utilisation du service à partir du 30 septembre 2021, ont été mises à jour en prenant en considération les questionnements ou commentaires qui avaient été formulés par les réutilisateurs. Un travail collaboratif est donc au cœur de l’évolution de nos différents outils.
Les décisions civiles des cours d’appel vont être disponibles en open data à compter du mois d’avril prochain. La Cour de cassation est-elle prête à relever ce défi et comment va-t-elle procéder ?
La Cour de cassation est prête pour l’élargissement de l’open data aux chambres civiles, commerciales et sociales des cours d'appel qui sera effectif mi-avril. Une nouvelle fois, grâce à l'anticipation des échéances, nous sommes prêts pour ce lancement.
Sur le modus operandi, nous allons procéder exactement de la même façon que pour les décisions de la Cour de cassation, ce qui n’entraînera pas de grands bouleversements pour les réutilisateurs.
La principale source de complexité a résidé dans l’évolution du logiciel métier des cours d’appel. Ce n’est pas tant la problématique de la remontée des décisions des cours d’appel à la Cour de cassation, car ce processus était déjà en œuvre avec la base JuriCA, que l’intégration des instructions d'occultations complémentaires des magistrats qui était en jeu. Cela a entraîné la modification du logiciel métier des cours d’appel (WinciCA) qui a été réalisée très en amont, par le ministère de la Justice, en lien avec la Cour de cassation. Deux évolutions ont été apportées : la première relative aux occultations complémentaires, et la seconde portant sur le caractère public ou non de la décision rendue. Cette dernière information est précieuse puisque le texte prévoit la diffusion des seules décisions rendues publiquement. Le déploiement de cette évolution du logiciel s’est achevé à la fin du mois de février, en avance par rapport à notre calendrier.
De plus, l'équipe d'agents annotateurs de la Cour de cassation qui vérifient les décisions a été renforcée. Les deux derniers agents ont rejoint l’équipe le 1ᵉʳ avril, ce qui porte les effectifs à vingt agents. La Cour de cassation est donc prête pour le lancement de l’open data des décisions des cours d’appel.
Le rôle de la Cour de cassation est central en matière d’open data. Toutefois, au terme du processus, les décisions de toutes les juridictions du fond seront concernées. Est-ce que cela va impacter le travail des greffiers et des magistrats ?
L’open data aura nécessairement un impact puisque chaque décision rendue publiquement, soit environ 3 millions par an, va devoir faire l'objet d'une décision du magistrat relative aux occultations complémentaires qui devra être renseignée dans le logiciel métier. Cependant, tout a été fait pour que cet impact soit limité, grâce à un travail d'anticipation, notamment par l’adoption de recommandations. Une analyse de l’impact sur la charge de travail des magistrats et des fonctionnaires sera nécessaire.
Pensez-vous que l’open data va avoir une influence sur la manière de travailler des magistrats ?
Actuellement, les magistrats ont peu développé la culture de la protection des données à caractère personnel. Il s’agit de quelque chose de très nouveau, tout comme le RGPD.
Par ailleurs, une réflexion devra probablement également être menée sur l’impact de l’open data sur les modes de rédaction des décisions. La pseudonymisation a, par exemple, entraîné l’adoption de nouveaux termes de remplacement pour que les décisions soient les plus lisibles possible. Cela fait aussi l'objet d’une réflexion dans le cadre d'un groupe de travail.
Enfin, plus largement, un groupe de travail sur la diffusion des données décisionnelles et la jurisprudence, co-animé par les professeurs Loïc Cadiet, Cécile Chainais ainsi que le président Jean-Michel Sommer, réfléchit actuellement sur les impacts de la diffusion des données décisionnelles sur la notion de jurisprudence ainsi que sur l’office des magistrats. La remise du rapport est prévue pour le mois de juin 2022.
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Cet article a été rédigé par l'équipe de rédaction du Blog Predictice.