Le Conseil d'État a enjoint au gouvernement de fixer un calendrier pour l'open data des décisions de justice. Entretien avec Ouvre-boîte, l'association qui a initié l'action.
Pouvez-vous nous présenter l’association ?
À titre liminaire, merci pour vos questions sur ce sujet d'intérêt public. L’objet de l’association est d'obtenir l'accès et la publication effective des documents administratifs, et plus particulièrement des données, bases de données et codes sources, conformément aux textes en vigueur.
En effet, notre droit rend librement accessibles et réutilisables de nombreuses données publiques. C'est un droit constitutionnel. En pratique, les personnes qui souhaitent faire usage de leur droit d'accès aux documents administratifs font face à de nombreuses difficultés (respect de la procédure et des délais, refus ou absence de réponse des administrations, etc.). Notre objectif est de rendre plus facile leur démarche. Notre forum permet à tout un chacun de se renseigner et d'échanger. Nous suivons nous-même une cinquantaine de procédures qui portent aussi bien sur des modèles économiques que des cartes de sentiers de randonnées.
Notre action a mené à ce que de nombreux documents administratifs qui devaient être ouverts le soient effectivement (voir le compte-rendu de nos actions), ce dont la presse s'est parfois fait l'écho (article dans NextInpact ; article dans Archimag).
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Vous avez intenté une action devant le Conseil d’État afin de forcer le Premier ministre à mettre en œuvre l’open data des décisions de justice. Pouvez-vous nous raconter la genèse de cette affaire ?
Les décisions de justice sont des données publiques par essence, puisque la transparence de la justice est nécessaire à son bon fonctionnement. On devrait ainsi pouvoir accéder aisément à toutes les décisions rendues publiquement. Or, ce n'est pas le cas.
C’est pourquoi la Loi pour une République numérique a consacré un principe d'open data des décisions de justice, imposant cette mise en ligne systématique. La loi, datée du 7 octobre 2016, renvoyait sa mise en œuvre pratique à un décret d'application... qui n'avait toujours pas été adopté fin 2018 quand nous avons initié la procédure en demandant au Premier ministre son adoption. Le gouvernement est en effet tenu d'adopter les mesures d'application des lois dans un délai raisonnable - le cas contraire pourrait permettre à l'exécutif de s'opposer, par sa passivité, à la volonté du législatif.
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N'ayant pas obtenu de réponse à notre demande, nous avons contesté le refus implicite du Premier ministre d'adopter ce décret par un recours initié en avril 2019. Cependant, entre-temps, le texte a changé : plutôt que d'adopter les décrets d'application, le Ministère de la justice a préféré modifier les dispositions en cause par la Loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice. Nous avons cependant décidé de maintenir notre procédure, constatant que les modifications apportées ne changeaient pas l'économie générale du texte (open data des décisions de justice dans le respect de la vie privée des personnes concernées).
Enfin, le temps de la justice étant un temps long, un décret d'application a finalement été adopté alors que la procédure était pendante ! On aurait pu croire que notre demande était ainsi satisfaite, mais ce décret n° 2020-797 du 29 juin 2020 relatif à la mise à la disposition du public des décisions des juridictions judiciaires et administratives renvoie sa propre mise en œuvre à des arrêtés d'application...
Le Ministère a mis presque quatre ans pour adopter le décret, nous ne pouvions pas attendre de nouveau quatre ans pour obtenir les arrêtés ! Nous avons donc redirigé nos conclusions vers l'obtention des arrêtés.
La solution rendue par le Conseil d’État vous satisfait-elle ?
Le Conseil d'État a parfaitement compris notre position : nous concevons parfaitement que l'open data des décisions de justice est une opération très délicate, compte tenu du caractère extrêmement sensible de certaines informations contenues dans les décisions de justice. Il ne s'agissait donc pas de forcer dès le lendemain de la décision du Conseil d'État la mise en ligne de toutes les décisions.
Mais il nous semble inconcevable que dans notre État de droit un texte reste inappliqué pendant plus de quatre ans ! Les mesures d'application doivent être adoptées, pour qu'un calendrier précis d'ouverture soit défini et que le Ministère puisse ainsi être tenu à un engagement public. C'était tout ce que nous voulions, et nous sommes ainsi ravis que le Conseil d'État ait saisi l'essence de notre demande pour y faire droit en enjoignant au Ministère d'adopter les arrêtés d'application dans un délai de trois mois, grâce à d'intéressants développements sur l'évolution de notre demande compte tenu du contexte changeant que nous avons déjà évoqué.
Nous regrettons seulement que l'injonction de prendre les arrêtés en cause n'ait pas été assortie d'une astreinte, qui nous paraissait nécessaire au vu des délais déjà extrêmement longs.
Comme précisé sur notre Twitter, la décision ne veut pas dire que l'open data sera effectif dans trois mois, mais qu'au moins nous aurons tous un calendrier pour savoir quelles données seront disponibles, et quand. Nous sommes donc très heureux de cette victoire qui rappelle, s'il le fallait, que la loi doit être exécutée.
Quels freins rencontre l’open data en France selon vous ?
Il y a une vraie différence entre la théorie et la pratique, que nous constatons sur tous les sujets (et pas uniquement l'open data des décisions de justice). Notre droit est en effet extrêmement ouvert et propice à une large ouverture des données publiques. En pratique, cette ouverture est souvent compliquée.
Nous y voyons trois raisons principales :
- des raisons culturelles tenant à l'administration, qui peut avoir une certaine appréhension à ouvrir ses données et/ou méconnaître le droit d'accès aux documents administratifs. Un effort pédagogique est donc nécessaire, ce qui fait d'ailleurs partie des missions de la CADA ;
- l'absence de conséquences pour les administrations qui ne respectent pas le droit d'accès : lorsqu'une administration refuse de communiquer un document qui devrait pourtant l'être, le demandeur doit saisir la CADA dans un délai de deux mois à compter du refus. La CADA, censée se prononcer en un mois, le fait généralement en huit ou neuf mois. Son avis n'est pas contraignant et n'est que très peu suivi par les administrations. Le demandeur doit alors saisir le tribunal administratif, devant lequel la procédure dure en moyenne plus d'un an et demi. Il y a donc un vrai parcours du combattant, et le non-respect des délais (qui sont nombreux et différents à chaque étape) entraîne l'irrecevabilité de la procédure. Lorsque le tribunal statue, il est rare que l'administration soit condamnée au remboursement des frais de justice ou soumise à une astreinte. Nous pensons qu'il faut faciliter la procédure et donner à la CADA des pouvoirs de sanction, ce que nous avions fait valoir au député Éric Bothorel dans le cadre de son rapport sur la politique publique de la donnée;
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- enfin, comme tout principe, celui de communication des documents administratifs connaît certaines exceptions aux fins de protéger certains droits et certaines libertés, comme par exemple la vie privée. Cependant, les contours de certaines de ces exceptions sont bien flous, comme le « secret des affaires » dont on voit mal comment il s'applique à des missions d'intérêt public, ou le « secret de la sécurité des systèmes d'informations ». Ces exceptions sont souvent utilisées pour faire échec aux demandes de communication, parfois de manière abusive.
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Docteure en droit et diplômée de l'Essec, Eloïse est rédactrice en chef du Blog Predictice.