La diffusion des décisions de justice en open data gagne de l'ampleur en Europe. Néanmoins, l'avancée de ce phénomène est variable d'un pays à l'autre.
Le processus d'open data s’est récemment accéléré notamment grâce au PGO, Partenariat pour un gouvernement ouvert. Cette organisation non-gouvernementale, qui réunit aujourd’hui plus de 70 États a pour objectif d’inciter chaque pays à « favoriser la transparence, renforcer le pouvoir des citoyens, lutter contre la corruption et améliorer sa gouvernance grâce aux nouvelles technologies ». La France s’est alignée dans cette volonté d’assurer un ‘open government’ après avoir pris part en 2013, avec sept autres États, à l’adoption de la Charte du G8 pour l’ouverture des données publiques.
Les textes européens sur la réutilisation des données publiques
Le principe de libre réutilisation des données publiques a été posé par la directive du 17 novembre 2003, dite directive PSI (Public Sector Information directive). Cette directive a été modifiée une première fois le 26 juin 2013 (Directive 2013/37/UE). Elle a été réexaminée une seconde fois le 20 juin 2019 et rebaptisée à l’occasion Directive concernant les données ouvertes et la réutilisation d’informations du secteur public (Directive 2019/1024).
L’Union européenne a pour objectif de créer un marché unique de la donnée. Pour ce faire, le Data Governance Act (DGA) a été adopté en mai 2022. Ce règlement applicable à compter de septembre 2023 « vise à favoriser le partage des données personnelles et non personnelles en mettant en place des structures d’intermédiation » (Stratégie européenne pour la donnée : la CNIL et ses homologues se prononcent sur le Data Governance Act et le Data Act, 13 juillet 2022). De même, la Commission européenne a présenté le 23 février dernier une proposition de règlement sur les données (Data Act). Ce règlement impliquerait « une meilleure répartition de la valeur issue de l’utilisation des données personnelles et non-personnelles entre les acteurs de l’économie de la donnée, notamment liées à l’utilisation des objets connectés et au développement de l’Internet des objets ».
D’un point de vue juridique, l’open data est encadré par la Commission européenne qui a adopté une Communication le 2 décembre 2020 incitant les États membres de l’UE à « faire de la voie numérique l’option par défaut dans la coopération judiciaire transfrontière ». Pour parvenir à une interopérabilité européenne, la Commission invite chaque État à renforcer son dispositif national de mise à disposition publique des données judiciaires.
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Les travaux de la CEPEJ au niveau du conseil de l’Europe
En 2018, la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ) a adopté une Charte éthique européenne d’utilisation de l’intelligence artificielle dans les systèmes judiciaires et leur environnement. La CEPEJ a intégré au sein de cette charte une étude comparative sur l’état du développement de l’open data des décisions de justice entre les différents Etats membres du Conseil de l’Europe. Il était alors possible de constater qu’en 2016, l’Arménie, la Belgique, la Bosnie-Herzégovine, l’Espagne, le Luxembourg, la Fédération de Russie et la Turquie confondaient accès public à une base de décisions avec open data.
En effet, un pays est considéré comme ayant introduit l’open data des décisions de justice dès lors qu’il permet un « accès direct à des données organisées et constituées en base, pouvant être téléchargées et traitées par un ordinateur » (page 20 de la Charte).
Qu’en est-il aujourd’hui de l'avancée de l’open data des décisions judiciaires en Europe ?
Aperçu de l’état de l’open data des décisions de justice en Europe
En 2016, le législateur français a imposé la diffusion obligatoire des décisions de justice en open data. Quid des voisins européens ? Nous passerons en revue l’état d’avancement de cinq pays. Nous avons choisi de porter notre analyse vers les pays limitrophes à la France ainsi que les pays baltes dont les progrès technologiques sont une source d’inspiration pour le reste de l’Europe.
1° Espagne
Précurseur en Europe, l’Espagne a devancé la France en matière d’open data des décisions de justice. La Cour de cassation française s’est d’ailleurs rendue en Espagne avant de mettre en œuvre son processus de diffusion des décisions de justice en open data. Ainsi, l’Espagne diffuse en open data, chaque année, environ 300 000 décisions de la Cour suprême espagnole, des tribunaux suprêmes des Provinces et des cours d’appel.
Par ailleurs, l’Espagne dispose d’une base de données représentant en stock 7 millions de décisions diffusables en open data. Cette diffusion est faite en application de l’article 232 de la loi organique du pouvoir judiciaire qui prévoit que les décisions sont publiques, sauf exceptions prévues par les lois procédurales.
Des dispositions spécifiques de protection de la vie privée des victimes et de leurs familles, en particulier s’agissant des informations susceptibles de faciliter l’identification des victimes mineures ou des personnes handicapées ayant besoin d’une protection spéciale, peuvent être prises par les magistrats, en application de l’article 22 du « statut de la victime du crime ».
Une approche pragmatique a été privilégiée par l’Espagne pour la mise en œuvre de l’open data. Les décisions de justice de la Cour suprême espagnole, des tribunaux suprêmes des Provinces et des cours d’appel sont transmises au CENDOJ. La pseudonymisation des décisions de justice est ensuite faite « automatiquement » par un moteur d’anonymisation, les occurrences devant être occultées ayant été préalablement et généralement définies par le CENDOJ (centre de documentation judiciaire). Les occurrences occultées dans l’ensemble des décisions de justice sont les suivantes : nom et prénoms des personnes physiques, surnom, faux noms, numéros d’identification, titres nobiliaires, données connexes, données des individus et des faits, adresses, dates et heures. Les décisions pseudonymisées par le moteur sont relues par des agents. Les décisions qui bénéficient d’une protection renforcée (celles de l’article 22 du « statut de la victime du crime ») font l’objet de deux relectures afin de permettre, le cas échéant, une anonymisation renforcée, postérieurement au traitement automatique par la machine.
Ce déplacement a été l’occasion pour la Cour de cassation, d’une part, de prendre la mesure des enjeux techniques de la mise à disposition en open data des décisions des juridictions judiciaires et des possibilités de l’information du Justiciable et, d’autre part, d’échanger avec le CENDOJ sur les modalités de l’inscription de l’open data des décisions de justice dans le respect des droits fondamentaux et de l’indépendance du Juge.
2° Belgique
En 2019, une révision constitutionnelle a permis de faire en sorte que les jugements soient enregistrés sur une base de données électronique accessible au public. Cependant, la loi du 5 mai 2019 modifiant les modalités de publication des jugements belges ne déploie toujours pas ses effets. Initialement prévue au 1er septembre 2020, son entrée en vigueur avait été repoussée au 1er septembre 2022. Aujourd'hui, elle n'est toujours pas entrée en vigueur.
Le 4 février dernier, le Conseil des ministres belge a donné son accord pour lancer un marché public visant à développer une base de données regroupant toutes les décisions de justice nationales. Cette base serait en premier lieu accessible aux avocats qui pourraient accéder aux décisions dans leur version non-anonymisée.
Pour le moment, seules les décisions du Conseil d’État depuis 1996 et de la Cour de cassation belge rendues entre 1937 et 2015 sont accessibles en ligne. Elles sont aussi accessibles sur le site du SPF Justice. Les cours et tribunaux belges sont libres de publier ou non leur jurisprudence en ligne. Cette dernière peut être recherchée sur la base de données publiques JUPORTAL, principalement composée des décisions de la Cour de cassation. La jurisprudence fiscale est accessible sur une plateforme spécifique.
D’autres bases de données ouvrent l’accès aux décisions de justice belges, mais sont pour la plupart payantes (Larcier et Kluwer étant les leaders du marché de la jurisprudence belge).
En attendant qu’une base de données publique et gratuite voie le jour, des initiatives citoyennes tentent de servir l’objectif de transparence publique de la justice belge. L’association Open Justice a créé un outil assurant le partage et la publication de la jurisprudence belge, en incitant les professionnels du droit à déposer des décisions de justice sur la plateforme. L’association est aussi à l’initiative d’Omdat, outil de recherche de jurisprudence.
3° Italie
Le 15 décembre 2021, le décret législatif du 8 novembre 2021, n° 200 qui transpose en droit italien la directive (UE) 2019/1024 sur l'ouverture des données et la réutilisation des informations du secteur public est entré en vigueur. Ce décret veille au respect du RGPD en cas de publicité et d'anonymisation des données personnelles. Il prévoit également l’obligation pour les administrations publiques de traiter rapidement l’objectif d’open data.
L’open data des décisions de justice est plus faiblement mis en place qu’en France. En effet, l’accès aux affaires en cours devant la Cour suprême de cassation est restreint aux professionnels du droit qui disposent d’un certificat numérique leur donnant accès à ces sources de données.
Pour les décisions qui ont déjà été rendues par la Cour suprême de cassation, l’accès à la plateforme où sont répertoriées ces décisions est cette fois-ci possible pour tous, mais moyennant la souscription d’un abonnement payant. En revanche, les juges et procureurs disposent d’un accès gratuit à cette base jurisprudentielle.
Concernant les décisions des tribunaux et cours d’appel, les professionnels du droit peuvent aussi y accéder en ligne grâce à des identifiants individuels sur le Portail des services informatiques. En revanche, les non-professionnels du droit n’y ont pas accès.
Des perspectives d’évolution semblent néanmoins se dessiner. Le 30 avril 2021, un plan national de relance et de résilience a été convenu entre l’Italie et l’UE. Ce plan prévoit des réformes et investissements dans différents domaines dont celui de la justice. Il y a trois principaux points de réforme de la justice italienne : des investissements dans le patrimoine humain, dans la digitalisation de la justice et enfin dans le patrimoine immobilier dédié à la justice. Le projet prévoit la numérisation d’environ 10 millions de dossiers judiciaires d’ici 2026, ainsi que la création d’une plateforme regroupant toutes les décisions de fond civil. L’objectif serait de permettre un accès libre et gratuit à la base jurisprudentielle.
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4° Pays baltes
Estonie - le pays fait preuve d’exemplarité en matière de digitalisation de la justice. Il a notamment entrepris le projet audacieux de créer un robot-juge dont le rôle serait de trancher les litiges pour lesquels le montant des indemnités prononcées ne dépasse pas 7 000 euros.
Concernant l’open data des décisions de justice, l’Estonie peut là être considéré comme un bon élève. Tous les jugements définitifs du pays doivent être publiés et accessibles gratuitement en vertu de la loi sur l’information du public. Néanmoins, des exemptions de publication peuvent concerner certaines informations telles que le nom d’une personne, son adresse, sa date de naissance. De même, il arrive que seul le dispositif d’une décision soit publié ou bien qu’aucune partie de la décision ne soit publiée dès lors que la publication anonymisée constituerait tout de même une atteinte à la vie privée de la personne citée dans le jugement.
Ainsi, tous les jugements rendus par la Cour suprême et les autres tribunaux ne sont pas publiés : ils ne le sont que sous-condition d’être entrés en vigueur et de ne pas comporter de données personnelles sensibles. Les décisions et questions préjudicielles qui correspondent aux critères de publication sont gratuitement accessibles sur le site de la Cour suprême ou sur le Journal officiel estonien électronique. Il est possible d’y trouver les décisions de la Cour suprême depuis 1993 et les décisions des autres tribunaux depuis 2001.
La Lettonie - la Lettonie est elle aussi bien avancée dans le processus de diffusion publique des décisions de justice. Les décisions de la Cour suprême sont accessibles en ligne, de même que les jugements des tribunaux administratifs depuis 2007 et qu’une partie des décisions rendues par les tribunaux de droit commun (celles jugées pertinentes). Sur le portail des tribunaux de droit commun, il est même possible d’accéder aux procédures en cours.
Les décisions publiées doivent respecter des conditions d’anonymisation de certaines données sensibles (noms, adresses, numéros d’identification ou d’immatriculation).
5° Allemagne
- Au niveau fédéral
Les décisions de la Cour de justice fédérale (équivalent de la Cour de cassation française), sont accessibles gratuitement sur le site internet de la Cour si elles datent d’après 2000. Elles ne sont disponibles que pour un usage non-commercial. Pour celles antérieures à 2000, il est possible de faire une demande écrite et payante à la Cour afin de les obtenir en version papier uniquement.
Les décisions de la Cour constitutionnelle depuis 1998 sont disponibles en ligne et gratuitement sur le site de la cour. Celles de la Cour suprême du travail sont aussi accessibles en ligne (si elles ont été rendues après 2004). Il en est de même pour les décisions de la Cour fédérale des affaires sociales et de la Cour fédérale administrative.
- Au niveau de chaque Land
Les décisions de justice de chaque Land sont mises à la disposition de tous gratuitement sur les bases de données regroupant réglementation et jurisprudence propres à chaque Land. Cependant, seules les décisions qui datent d’après le 1er janvier 2010 et qui sont jugées « dignes de publication » par le Département de la Justice, sont publiées.
- Initiatives citoyennes pour agréger les décisions et en ajouter
Open Legal Data agrège les décisions de justice allemandes et assure une recherche pertinente grâce à leur lecture informatique. Cette plateforme a été créée bénévolement par une association dont la fondation Open Knowledge est à l’origine. Cette même fondation avait aussi pris l’initiative de créer une plateforme permettant à toute personne de demander des documents administratifs auprès d’autorités publiques.
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Étudiante en droit des affaires, Hortense est rédactrice pour le Blog Predictice.