Un salarié fixe son domicile loin de l’entreprise. Qu’advient-il du montant des frais de transport remboursés par l’employeur ? Ce dernier peut-il s’y opposer au nom de son obligation de sécurité ?
I. L’éloignement de la résidence habituelle du salarié en télétravail et la hausse inéluctable du montant des frais de transport remboursés par l’employeur
Le changement de paradigme en matière de télétravail pourrait avoir pour l’employeur des conséquences financières lourdes, imprévisibles et récurrentes sur le long terme, qu’il ne peut pas, en l’état actuel des textes, juridiquement contenir.
En effet, en vertu des dispositions de l’article L. 3261-2 du Code du travail, l’employeur prend en charge le prix des titres d'abonnements souscrits par ses salariés pour leurs déplacements entre leur résidence habituelle et leur lieu de travail accomplis au moyen de transports publics de personnes ou de services publics de location de vélos.
Cette prise en charge s’élève à 50 % du coût des titres (article R. 3261-1 du Code du travail) sur la base du tarif de seconde classe et permettant de réaliser le trajet de la résidence habituelle au lieu de travail, dans le temps le plus court (article R. 3261-3 du Code du travail).
Il faut noter que la somme versée par l’employeur est exonérée d’impôt sur le revenu et de cotisations et contributions sociales.
L’article R. 3261-2 du Code du travail précise que les titres dont il est question correspondent, notamment aux abonnements multimodaux à nombre de voyages illimité et les abonnements annuels, mensuels, hebdomadaires ou à renouvellement tacite à nombre de voyages illimité ou limité émis par la SNCF, ainsi que par les entreprises de transport public (ex : RATP), ainsi que les abonnements à un service public de location de vélos.
La Cour de cassation a, par ailleurs, indiqué qu’aucune distinction ne devait être réalisée selon la situation géographique de la résidence (Cass. Soc., 12 décembre 2012, Société nationale de radio diffusion France, n° 11-25.089) et le bulletin officiel de sécurité sociale (BOSS) d’ajouter que « les salariés dont l’éloignement de la résidence habituelle du lieu de travail relève de la convenance personnelle doivent bénéficier de la prise en charge obligatoire.»
Qu’en est-il des travailleurs frontaliers, qui résident dans un pays limitrophe et qui travaillent en France ?
Le BOSS spécifie qu’ils peuvent bénéficier dans les mêmes conditions de cette prise en charge obligatoire, et ce dès lors qu’ils relèvent des législations françaises du travail et de sécurité sociale et qu’ils utilisent les titres d’abonnement susvisés.
Pour les salariés ayant décidé de fixer leur résidence principale de manière permanente à l’étranger, une question préalable se pose : quelle loi sera applicable au contrat de travail ?
En application du règlement 593/2008/CE du 17 juin 2008 (dit "Rome I"), la réponse à cette question pourra varier en fonction de la loi choisie par les parties au contrat de travail. Toutefois, ce choix ne peut avoir pour résultat de priver le salarié de la protection qui résulterait de dispositions impératives de la loi applicable à défaut de choix, à savoir celle du pays dans lequel le salarié accomplit habituellement son travail en exécution du contrat, ou à défaut, si elle ne peut être déterminée sur cette base, la loi du pays où est situé l'établissement ayant embauché le salarié, ou encore, celle du pays avec lequel le contrat de travail présente les liens les plus étroits.
Le champ d'application du Règlement Rome I s'appliquera dans différents cas de figure comportant un conflit de lois, sous réserve d'entrer dans l'une ou l'autre des situations suivantes :
- les deux parties ont la nationalité de l'un des États membres,
- le contrat est exécuté hors du territoire de l'Union européenne mais l'une des parties est ressortissante de l'Union,
- le travail est exécuté à l'intérieur de l'Union européenne même si les parties n'ont pas la nationalité d'un État membre.
À noter que le Règlement Rome I s'applique dans tous les États membres de l'Union européenne hors Danemark et qu'il a été intégré dans le droit national anglais depuis le Brexit.
En conséquence, une grande incertitude planera sur la loi applicable au contrat de travail du salarié.
Pour couper court à tout débat, la Cour d’appel de Versailles, par un arrêt du 10 mars 2022, a jugé que l’employeur peut s’opposer à un changement de domicile du salarié entraînant des temps de trajets excessifs compromettant sa santé et sa sécurité (CA Versailles, 11ème Ch., 10 mars 2022, RG n° 20/02208).
Cette jurisprudence arrive à point nommé face à la multiplication des cas de télétravail engendrant pour l'entreprise des coûts récurrents importants en termes de frais de transports.
LIRE LA DÉCISION >> Cour d'appel de Versailles, 10 mars 2022, n° 20/02208
II. La primauté de la prévention de la santé et de la sécurité du salarié sur sa liberté de choisir son domicile
La Cour d'appel de Versailles, pour répondre à la question posée par les justiciables dans cette espèce, a appliqué le principe de proportionnalité pour juger que le salarié en forfait-jours ne pouvait décider, unilatéralement et sans en informer préalablement son employeur, de la fixation de son domicile à plus de 400 kilomètres du siège social de l'entreprise.
La Cour a mis en balance plusieurs principes : d'une part, la liberté de choix du domicile par le salarié, qui repose sur l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et, d'autre part, la préservation de la santé et de la sécurité du salarié par l'employeur et par le salarié lui-même fondée respectivement sur les articles L. 4121-1 et L. 4122-1 du Code du travail et le respect des repos quotidiens, ainsi que l'équilibre vie professionnelle et vie personnelle mis en exergue par les articles L. 3121-60 et L. 3121-64 du Code du travail nécessaires à la mise en œuvre du forfait-jours au titre de la durée du travail applicable au salarié.
La Cour d’appel réfute le fait qu’il y aurait eu une atteinte disproportionnée au libre choix du domicile personnel et familial et fait primer le respect de l’obligation essentielle de prévention de la santé et de la sécurité du salarié par l’employeur. En effet, une obligation de moyens renforcée repose sur l’employeur, de sorte qu’il est présumé responsable en cas de risque avéré. Il lui appartient, dans ce cas, de démontrer qu'il n'a commis aucune faute et qu'il a mis en œuvre les mesures de prévention nécessaires et adaptées. La Cour d’appel en conclut que le salarié a commis une faute en refusant de revenir à proximité du siège social de l'entreprise, comme le lui demandait son employeur, constituant ainsi une cause réelle et sérieuse de licenciement.
Force est de constater que le salarié avait d’ailleurs sollicité son employeur pour un rattachement à l’agence bretonne de l’entreprise et ce peu après la naissance de ses jumeaux, en invoquant la fatigue que les trajets entre son nouveau domicile et le siège social de l’entreprise générait pour lui.
La distance entre son domicile et le siège de l'entreprise a été jugée excessive par la Cour d’appel, car nécessitant des trajets de 4 heures 30 minutes par la route et 3 heures 30 minutes par le train, et ce peu importe que l'activité du salarié se soit exercée à l'étranger. Ce déménagement avait d’ailleurs eu pour effet de l’éloigner des aéroports parisiens, qui lui permettaient de faciliter ses déplacements.
Un pourvoi en cassation a été formé et la décision est attendue avec grande attention.
Affaire à suivre…
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Maître Claire Abate est avocate en droit social et fondatrice du cabinet AC LEGAL AVOCAT.