Le décret permettant la mise en oeuvre de l'open data des décisions de justice a été publié au Journal officiel le 30 juin 2020. Malgré quelques précisions bienvenues, des zones d'ombre demeurent.
Le projet d'open data des décisions de justice avance doucement. Quatre ans après la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, qui affirmait le principe pour la première fois, et un peu plus d'un an après la loi n° 2019-2022 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice qui en posait les grands principes, le décret d'application est enfin paru.
Le décret n° 2020-797 du 29 juin 2020 relatif à la mise à disposition du public des décisions de juridictions judiciaires et administratives n’apporte aucune grande nouveauté par rapport aux dispositions déjà prévues par l’article 33 de la loi n°2019-2022 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice. Néanmoins, les grands principes déjà énoncés sont maintenus, et certains points font l’objet de précisions.
Ainsi, le principe de publicité demeure compensé par un régime d’occultation exceptionnel quand les circonstances l’imposent.
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1. Le principe de publicité
Le principe de publicité consiste à mettre à la disposition du public sous forme électronique les décisions de justice, aussi bien celle des juridictions administratives que celles des juridictions judiciaires. Le Conseil d’État et la Cour de cassation sont responsables de la mise à disposition du public. En vertu de l’article 7 du décret, les décisions seront consultables sur un portail internet placé sous la responsabilité du Garde des Sceaux et sur les sites des Cours suprêmes.
Les régimes de publicité des décisions de justice diffèrent sur deux points, selon qu'elles émanent de l'ordre administratif ou de l'ordre judiciaire : d’une part, pour l’ordre judiciaire, le décret distingue les décisions rendues publiquement et accessibles à toute personne sans autorisation préalable, des autres, qui ne font pas l’objet d’autorisation préalable. On pense aux décisions rendues par les juridictions soumises à des règles de publicité restreintes, comme les juridictions pour mineurs. Cette distinction n’est pas reprise pour les décisions rendues par l’ordre administratif, où donc, a priori, toutes les décisions sont concernées par le principe de publicité.
Les délais de mise à disposition diffèrent également : ils sont de deux mois à compter de la date de la décision pour l’ordre administratif, et six mois à compter de leur mise à disposition au greffe de la juridiction pour l’ordre judiciaire.
2. Le régime d'occultation
Le décret réaffirme le principe de pseudonymisation déjà énoncé dans la loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 (a). Il précise quelles personnes sont responsables de cette obligation (b).
a. Le principe : la pseudonymisation
Rappelons qu'en vertu de l’article 33 IV 1° de la loi n°2019-2022 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022, l’article L.111-13 du code de l’organisation judiciaire énonce désormais : « Les nom et prénom des personnes physiques mentionnées dans la décision, lorsqu'elles sont parties ou tiers, sont occultés préalablement à la mise à la disposition du public. Lorsque sa divulgation est de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage, est également occulté tout élément permettant d'identifier les parties, les tiers, les magistrats et les membres du greffe. »
Le terme « occultation » sert désormais de terme générique pour désigner les procédés permettant de cacher les éléments susceptibles de causer une atteinte à la sécurité ou à la vie privée, ou encore de mettre en danger les intérêts fondamentaux de la Nation. Ce terme recouvre deux procédés désormais distincts, l'anonymisation et la pseudonymisation.
L'anonymisation est définie par le rapport Cadiet comme le « processus consistant à traiter des données à caractère personnel afin d’empêcher totalement et de manière irréversible l’identification d’une personne physique. L’anonymisation suppose donc qu’il n’y ait plus aucun lien possible entre l’information concernée et la personne à laquelle elle se rattache. L’identification devient alors totalement impossible. »
La pseudonymisation est définie par le même rapport comme le « traitement de données à caractère personnel réalisé de sorte que celles-ci ne puissent plus être attribuées à une personne physique sans avoir recours à des informations supplémentaires. »
Par conséquent, l'anonymisation désigne à présent un travail approfondi sur les éléments d'identification de la décision judiciaire tandis que la pseudonymisation consiste pour l'essentiel en la simple suppression du nom.
Ainsi, le régime d'occultation mis en place par la loi et confirmé par le décret consiste en la suppression par principe des noms des personnes physiques parties ou tiers, suivie par la suppression d'autres éléments si les circonstances le justifient. En d'autres termes, le principe est celui de la pseudonymisation, l'exception, l'anonymisation.
Le décret précise quelles personnes sont chargées de prendre la décision d'anonymiser ou non la décision de justice.
b. Les magistrats en première ligne
La décision d’occulter d’autres éléments d’identification lorsque la sécurité et le respect de la vie privée des personnes mentionnées sont en jeu, est prise par le président de la formation de jugement ou le magistrat ayant rendu la décision en cause. C'est également lui qui doit décider d'occulter tout élément de la décision dont la divulgation est susceptible de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation.
Il prévoit une procédure particulière pour l'occultation des membres du personnel judiciaire : magistrat, membre du Conseil d'État, agent de greffe. La décision est prise par, pour l'ordre judiciaire, le président de la juridiction concernée, et pour l'ordre administratif, par le président de la section du contentieux du Conseil d’Etat, le président de la cour administrative d’appel ou le président du tribunal administratif.
Par conséquent, la responsabilité consistant à déterminer au cas par cas les décisions qui nécessitent une occultation renforcée repose sur les magistrats. Quant à la suppression des noms des magistrats et greffiers, elle devient la prérogative des chefs de juridiction. Aucune modification n'a donc été mise en oeuvre dans la version finale du décret, malgré la protestation véhémente du syndicat de la magistrature face au projet. En effet, ce dernier avait prévenu la Chancellerie que cette nouvelle responsabilité ne pouvait être imposée aux magistrats, déjà surchargés et en sous-effectif, et que le mécanisme d’autorisation par les chefs de juridiction était inadapté.
Il avait également regretté l'absence de réflexion d’ensemble sur les types d’affaires ou de données traitées devant nécessairement conduire à une occultation renforcée. Le décret répond de façon très insatisfaisante à cette problématique. En effet, le critère portant sur l'existence d'une autorisation préalable ou non pour la publication de la décision demeure aussi vague qu'insuffisant.
Par conséquent, la publication du décret ouvrant la voie à l'open data des décisions de justice ne permet pas de mettre fin à toutes les interrogations relatives à sa mise en oeuvre. La responsabilité de la tâche repose désormais entre les mains des magistrats, qui devront opérer au cas par cas et en leur âme et conscience les choix éthiques et moraux qui sous-tendent les modalités d'occultation.
La Cour de cassation a pris la mesure de l'enjeu et vient de lancer des travaux de recherche sur l'intelligence artificielle en partenariat avec l'Ordre des avocats aux Conseils. Une convention a été signée avec HEC Paris et l'École polytechnique pour une durée initiale de dix-huit mois, et prévoit la mise à disposition des chercheurs des arrêts ainsi que des pièces de procédure contenues dans les bases de données jurisprudentielles administrées par la Cour de cassation, préalablement pseudonymisés. Les objectifs de ce projet sont afin d’identifier les arguments et les questions juridiques, les connexités, et tenter d’objectiver la notion de complexité d’une affaire.
N.B. : Initialement publié le 2 juillet 2020, cet article a fait l'objet d'une mise à jour le 22 juillet.
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Docteure en droit et diplômée de l'Essec, Eloïse est rédactrice en chef du Blog Predictice.