Un big bang. Cette explosion créatrice, c’est ce que l’intelligence artificielle représente pour le monde du droit.
Une explosion d’abord, car l’avènement de la science de la donnée judiciaire - créée par l’apparition conjointe de volumes de données incroyablement massifs et des technologies nécessaires pour les traiter - est en train de faire voler en éclat la hiérarchie des juridictions et la façon de comprendre le droit. Une force créatrice, ensuite, car les évolutions des prochaines décennies vont peut-être mettre fin à la summa divisio entre systèmes juridiques de civil law et de common law pour les faire converger vers un paradigme nouveau, le droit isométrique (isometric law).
Le monde juridique n’a pas seulement régulé le monde de l’informatique à travers une multitude de dispositions législatives et réglementaires, il en a aussi largement bénéficié. Machine à écrire, téléphone, fax, minitel, traitement de texte, internet, logiciel de gestion, base de données : quoique généralement avec un léger temps de retard sur d’autres industries, les professionnels du droit ont toujours su s’adapter pour servir au mieux les justiciables. Mais avec l’apparition de l’intelligence artificielle, une nouvelle génération d’outils émerge, provoquant un changement plus profond. Alors que la technologie a toujours été utilisée en tant que telle, principalement comme une commodité de communication, elle est désormais en train de s’immiscer dans le processus même d’analyse et de compréhension de la norme grâce au développement, un peu partout dans le monde d’outils dits de justice prédictive - traduction infidèle de Predictive justice, qui devrait plutôt se traduire par « justice prévisible ».
Comme souvent avec l’apparition d’une technologie de rupture, l’impact est surestimé à court terme, mais sous-estimé à long terme. A cet égard, il semble que le traditionnel débat comparatiste puisse, à un horizon relativement lointain, devenir obsolète en raison du développement simultané des outils de justice prédictive dans plusieurs terres de droit, notamment en France et aux États-Unis. Une question, en particulier, émerge. Les outils d’analyse quantitative de la jurisprudence, en raison de leur propension à fournir une nouvelle interprétation de la norme, et donc à devenir une force normative, peuvent-ils faire converger les systèmes juridiques de droit civil et de droit coutumier vers un système unique, dit de droit isométrique ?
Le mouvement mondial de big data des décisions de justice conjugué aux technologies de traitement automatique du langage naturel renouvelle le débat comparatiste traditionnel entre le droit civil et la common law (I) et devrait permettre la création d’un nouveau système juridique : le droit isométrique (II).
Regards actuels sur le débat comparatiste traditionnel
Les termes du débat traditionnel opposant la civil law à la common law, sont en train d’être profondément renouvelés par la mise à disposition d’immenses volumes de décisions de justice et des technologies pour les traiter, induisant une convergence des deux systèmes juridiques majeurs.
Deux systèmes juridiques aux objectifs divergents
Les origines du droit civil, système romano-germanique auquel appartient le droit français ainsi que la majorité des systèmes juridiques d’Europe continentale, remontent à la Rome antique. Le terme « droit civil » provient de jus civile, expression se référant au droit dont bénéficiait les citoyens romains, en opposition au jus gentium, droit applicable aux autres personnes.
L’histoire du droit civil commence en 450 av. JC environ, époque durant laquelle la loi des douze tables, premier corpus de lois romaines écrites, a été rédigée par les décemvirs, dix hommes mandatés pour cette première codification du droit romain, après avoir été envoyés à Athènes étudier le code de Solon, qui, lui, datait à l’époque d’une quarantaine d’années.
Cet épisode marque dans l’histoire romaine une évolution symbolique importante : celle de la victoire d’une classe sociale, les plébéiens, longtemps réprimés par les praticiens, qui seuls pouvaient devenir magistrats. Ainsi, un des objectifs de la codification était celui d’une amélioration de l’accès au droit. Environ mille ans plus tard dans le contexte d’un Empire romain dans lequel le droit était extrêmement localisé et varié, l’Empereur Justinien a entrepris d’uniformiser celui-ci à travers l’Empire en émettant des codes. Un des autres grands objectifs de la codification est donc l’homogénéisation.
Ces systèmes politiques, qui ont fait des articles de loi la source principale de leur droit sont très largement majoritaires en Europe et dans les pays historiquement contrôlés par des puissances européennes. Dans cette approche, les juges sont théoriquement considérés comme des « bouches de la loi » et leurs décisions ne sont pas créatrices de droit.
La common law, par contraste avec le droit civil, est beaucoup plus récente, puisqu’elle provient d’une tradition apparue en Angleterre suite à la conquête normande de 1066, remplaçant le droit coutumier germanique qui lui préexistait. Le terme désigne les systèmes de « droit coutumier », dans lequel la majorité du cadre juridique est créé par précédent jurisprudentiel et non pas par législation. L’information circulant mal, et la formation étant inégale, les magistrats avaient tendance à se prononcer selon leur bon sens plutôt qu’une quelconque règle de droit. Les décisions de justice ont donc été collectées pour former un socle commun. L’idéal sous-tendant la règle du précédent normatif est donc principalement celui de stabilité et de sécurité juridique. Ce système perdure en Grande Bretagne, aux États-Unis, au Canada, en Alaska et en Australie.
La règle du précédent (« decisions are themselves law, or rather the rules which the courts lay down in making the decisions constitute law. »), n’est cependant pas absolue. Plusieurs outils existent pour éviter une pétrification complète du droit, et la législation s’est développée comme une source concurrente. En Grande Bretagne par exemple, c’est l’Occupier’s Liability Act 1984 qui régit les relations entre celui qui dispose d’un bien immobilier et de celui qui entre en contact avec ce bien.
De façon intéressante, la recherche de prévisibilité était un point commun entre ces deux systèmes juridiques aux objectifs partiellement divergents sinon opposés. Plusieurs traits du droit civil, comme la stricte codification ou le besoin de base légale ont en partie été conçu pour permettre une forme primitive d’anticipation. Ce système aux cent mille articles devait de donner aux juges et aux justiciables une prévisibilité quant à toute situation juridique à laquelle ils pourraient faire face. Trait marquant, il existe même une volonté active de faire du droit un cadre préexistant, permettant de prévoir la résolution des troubles avant même leur apparition dans la société.
La common law, en quelque sorte plus libre puisqu’elle opère selon un système évolutif, dans lequel les principes de loi apparaissent à posteriori, lorsqu’un litige démontre leur nécessité, a bien également comme vertu de devoir permettre l’anticipation en raison de la répétabilité de la règle dégagée précédemment, et donc l’adhésion, sinon à toutes les normes, au moins à la plupart d’entre elles. Mais cette volonté de prévisibilité par l’explication préalable de la « règle du jeu », commune aux deux systèmes, n’a évidemment pas résisté à la complexité du monde.
Le renouvellement du débat de la convergence
La thèse de la convergence de la common law vers le modèle du droit civil a été soutenue de nombreuses fois. Ses défenseurs, comme John Merryman, suggèrent l’idée que les systèmes juridiques suivent en réalité la même évolution, passant d’un droit pragmatique et flexible à ses débuts, pour devenir plus stable ensuite. La common law, plus jeune que le droit civil, devrait, selon cette hypothèse, peu à peu converger vers un modèle proche de celui du droit civil.
La théorie inverse, celle de la convergence du droit civil vers la common law, existe également. L’utilisation par les magistrats de droit civil de la jurisprudence dans leur prise de décision, ainsi que le processus de codification de principes juridiques dégagés par les juridictions ou l’existence sporadique d’une forme d’équité dans la prise de décision serait représentative d’une convergence vers la common law.
D’autres, enfin, soutiennent que la convergence n’est pas possible. L’argumentaire habituel des partisans d’une non-convergence tourne souvent autour du fait que les principes culturels, sociaux et économiques d’un pays sont ceux qui déterminent son système juridique. Il faudrait donc modifier ces principes pour changer de système juridique.
Trois facteurs viennent rebattre fortement les cartes vers une autre hypothèse : celle de l’hybridation des deux systèmes.
La globalisation a d’abord permis, malgré des nationalismes réticents, un premier rapprochement. Celui-ci est cependant à nuancer puisqu’il s’est principalement opéré sur le contenu de la norme elle-même, sans opérer de modification sur le système dans lequel cette norme s’insère. Le monde économique, en quête de compatibilité pour opérer plus facilement à travers les territoires, est un des premiers promoteur et bénéficiaire de cette dynamique.
L’explosion de la production de données, ensuite, qu’elles soient législatives, jurisprudentielles ou privées (mémorandum, écritures diverses des acteurs de la justice) mais surtout de leur stockage entraîne un nouveau bouleversement. Dans le monde juridique, l’accès aux décisions de justice, en particulier, offre des possibilités vertigineuses : calcul du taux de succès d’une action en justice, profilage des magistrats ou des avocats et tri des arguments en fonction de leur influence sur la prise de décision juridictionnelle sont des fonctionnalités pour partie déjà existantes.
Ces tours de force sont possibles grâce une révolution technologique, notamment celle des algorithmes d’apprentissage automatique (machine learning), et plus spécifiquement du traitement automatique du langage (natural langage processing). Ces algorithmes, qui ne fonctionnent pas uniquement sur la base d’instructions descriptives, mais apprennent par l’exemple, sont ainsi capable de lire et de comprendre le sens à une vitesse de deux millions de décisions de justice par seconde avec une fiabilité de 96%. Cela provoque un changement de taille : « car ils analysent, compilent puis synthétisent une immense quantité d’information, ils sont certes un vecteur d’information, mais aussi un créateur de contenu. Les algorithmes sont devenus un medium ».
Ces trois facteurs ont donné naissance, de façon presque concomitante aux États-Unis et en France, aux outils dit de justice prédictive.
Le terme de « justice prédictive » désigne, selon le rapport Cadiet, « l’ensemble d’instruments développés grâce à l’analyse de grandes masses de données de justice qui proposent, notamment à partir d’un calcul de probabilités, de prévoir autant qu’il est possible l’issue d’un litige ».
Principalement à destination des professionnels du droit, ces outils servent en réalité d’abord à se repérer dans l’information. Ce sont des super-moteurs de recherche, qui autorisent le tri en fonction de filtres sémantique (par sens de la décision, ou par caractéristiques spécifiques, comme le montant du salaire, le taux de dépendance économique…). Ils permettent ensuite, en s’appuyant sur un panel de décisions similaires à celui qui est soumis, de calculer le taux d’acceptation ou de rejet d’une demande ainsi que le montant d’indemnité et de faire varier ces calculs en fonction de plusieurs paramètres, comme la juridiction.
L’ouverture des données est un mouvement planétaire, encouragé par des initiatives comme celle du Partenariat pour un gouvernement ouvert, dont la France a d’ailleurs eu la co-présidence.
Cette ouverture s’accompagne partout de la diffusion des outils technologiques permettant de les analyser. Cette conjonction de deux phénomènes va modifier l’équilibre et le fonctionnement des systèmes juridiques et in fine entraîner une convergence vers un nouveau paradigme, celui du droit isométrique (II).
Un nouveau paradigme : le droit isométrique
Du big data judiciaire et des outils de compréhension du langage naturel naît une force centrifuge rapprochant la civil law et la common law vers un nouveau système : l’isometric law; système qui présente des risques et des avantages.
Essai de définition du droit isométrique
Composé du préfixe « isos » qui signifie « égal » en grec ancien, et du radical « metrikos », ce qui peut être mesuré, un système juridique isométrique est un système de droit dans lequel l’intégralité des décisions de justice est mesurée de façon égale par un programme informatique, dont la synthèse finit par devenir la norme. L’open data allié aux technologies d’analyses quantitative des décisions de justice, créerait donc un pouvoir normatif de fait des décisions du fond. Cette idée puise évidemment ses racines dans « cet imaginaire cybernétique (qui) conduit à penser la normativité non plus en termes de législation mais en termes de programmation. ». Pour reprendre la formulation d’Antoine Garapon, qui est un des premiers auteurs à avoir perçu le glissement, « l’informatisation du droit modifie les moyens de diffusion de celui-ci mais également son élaboration. C’est une source alternative de normativité juridique ».
Ce changement de paradigme a plusieurs prérequis. Outre la collecte et la diffusion de l’intégralité des décisions de justice — ce qui n’est pas encore le cas en France — l’acceptation d’un système juridique isométrique implique celle, tacite, de l’assimilation entre le bien et le moyen, reprenant ainsi la pensée d’Adolphe Quételet : « l’individu qui résumerait en lui-même, à une époque donnée, toutes les qualités de l’homme moyen, représenterait à la fois tout ce qu’il y a de grand, de beau, de bien ». Le droit se prête bien à cette fusion entre normalité et normativité.
Pour Alain Supiot en effet, « le qualificatif de « loi normale » marque l’émergence d’une normativité induite de l’observation des faits, qui aura vocation à se substituer ou à s’imposer à la légalité du système juridique ».
Effet collatéral, le droit isométrique échapperait en partie au pouvoir politique, pour devenir plus démocratique puisque produit par les magistrats et ceux qui les influencent, au premier rang desquels les avocats et la doctrine, qui eux-mêmes doivent apprendre à maîtriser les outils de justice prédictive. Plus transparent, plus démocratique, plus équitable, plus souple et en apparence plus objectif, le droit isométrique constituerait une réponse à l’aspiration citoyenne de renouvellement de la justice, globalement considérée comme fonctionnant mal.
Risques et avantages du droit isométrique
Plusieurs risques existent. Le premier des risques est celui de l’effet performatif : l’algorithme aurait un rôle de prophétie auto-réalisatrice, tordant le réel pour le faire correspondre à son anticipation. Cet effet secondaire a néanmoins surtout été constaté dans les systèmes complètement automatisés, dans lesquels la recommandation et la décision sont prises par une machine. Le risque de distorsion et d’homogénéisation serait donc plus faible dans la justice, dans laquelle les interventions humaines sont nombreuses et primordiales. Un autre risque est celui du conservatisme : les préconisations venant de ce qui a déjà été jugé, la jurisprudence cesserait d’évoluer. Ce risque est cependant peu probable car il implique que les magistrats n’oseraient pas rendre des décisions divergeant des décisions habituelles sur des litiges proches, et que le pouvoir législatif n’interviendrait plus pour effectuer des corrections, même de façon ponctuelle. Une autres des conséquences éventuelles a déjà été soulignée par Alain Desrosières : « Avec la façon dont ont été traité socialement au XIXème siècle les accidents du travail, passant de la responsabilité individuelle définie par le Code civil à la responsabilité assurantielle de l’entreprise, assise sur des calculs de probabilité et de moyenne. »
Ce phénomène « d’assurantialisation » pourrait ainsi s’étendre à tous les autres domaines, laissant figurer de beaux jours aux assureurs de protection juridique.
S’agissant des avantages, le premier est celui de l’homogénéisation de la justice. Les outils de justice prédictive constituent un barème pour chacune des demandes tranchées par les juridictions, qui rend compte de ce qui a été jugé par l’ensemble des magistrats et s’actualisent au fur et à mesure de la mise à jour de la base de données. Cette connaissance sans précédent va nécessairement être intégrée, non seulement au processus décisionnel des magistrats, mais aussi à la construction de la demande par les avocats. Les écarts, qui vont aujourd’hui du simple au quintuple pour des affaires similaires, vont se réduire. Cette homogénéisation devrait, de façon collatérale, renforcer la confiance dans la justice des citoyens. Le droit isométrique va également faire évoluer le rôle de juge. Bertrand Louvel, premier président de la Cour de cassation, dans son allocation lors du colloque « La justice prédictive » organisé par l’Ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation à l’occasion de son bicentenaire indiquait :
« L’open data fera ainsi évoluer l’office du juge. En permettant aux magistrats de confronter leurs analyses, ils inscriront leurs décisions dans une collégialité élargie. Le recul de la solitude du juge qui accompagnera ce mouvement, favorisera la cohérence des décisions judiciaires et leur prévisibilité ».
Le droit isométrique est le gage d’une amélioration de la qualité de la justice. Comme a pu le dire Pierre Catala :
« Vraiment, si l’unification de l’interprétation (du droit) est un facteur unanimement admis de bonne justice (au nom de la sécurité), on a du mal à penser que l’uniformité de l’appréciation (du fait) soit un facteur adverse » .
Ainsi, par la capacité de la technologie à isoler des faits, à constituer un barème souple, évolutif et factuel de tous les problèmes juridiques, le droit isométrique ajoute au traditionnel contrôle des juridictions supérieures, qui est un contrôle du droit, un contrôle d’égalité, appuyé sur la ressemblance factuelle des situations des requérants.
Le mouvement devrait être bénéfique pour l’ensemble des acteurs. Pour les gouvernements, le gain sera donc celui de l’homogénéisation et par là, de la confiance dans la justice, qui est au cœur du pacte social. Pour le service public de la justice, c’est la promesse d’une vague de déjudiciarisation. Le résultat des actions étant souvent connu d’avance, négocier devient plus facile, en particulier pour les cas les moins sujet à variation, qui vont « s’évaporer » des prétoires. Pour les professionnels, outre le gain de performance, ces outils sont souvent synonymes d’une augmentation de chiffre d’affaire : à la manière d’un médecin capable de facturer une radiographie, les cabinets d’avocats deviennent capables de facturer des rapports d’analyse comme une prestation complémentaire.
L’hybridation des deux systèmes juridiques étudiés, sous l’influence de la justice prédictive, aboutit à l’émergence d’un système dit isométrique garantissant à la fois une meilleure connaissance de l’application de la règle de droit, une homogénéisation de la justice qui renforce la confiance des citoyens, et une stabilité de la norme par une prise en compte de la pensée collective des magistrats.
Article initialement publié dans le Tome 60 des Archives de la philosophie du droit.
Co-fondateur de Predictice, avocat de formation, Louis enseigne dans plusieurs universités.