Les limitations du pouvoir prétorien

7 février 2022

7 min

La question de la définition de la jurisprudence est étroitement liée à celle de sa force créatrice de normes. Le second article de notre série analyse l'étendue du pouvoir prétorien des juges.

La jurisprudence constitue-t-elle une source du droit ?

Si la jurisprudence est acceptée comme source de droit par une majorité de la doctrine, ce point demeure néanmoins discuté. Un problème de légitimité de la jurisprudence est à l’origine de cette discordance. En effet, selon la théorie de la séparation des pouvoirs, le pouvoir législatif édicte les lois tandis que le pouvoir exécutif l’applique sous le contrôle du pouvoir judiciaire. Or, si les juges créent des normes juridiques grâce à l’interprétation qu’ils font des lois, le droit n'émane plus uniquement du pouvoir législatif qui représente la souveraineté du peuple (article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789).

Cette question délicate et souvent source de tensions mérite un approfondissement particulier : elle sera donc traitée en trois temps : les limitations du pouvoir prétorien (I), les systèmes jurisprudentiels (II), et enfin les débats actuels relatifs à la portée normative de la jurisprudence seront détaillés (III) dans des articles publiés prochainement.

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I. Les limitations du pouvoir prétorien

Dans quelle mesure le juge dispose-t-il d’un pouvoir prétorien, c’est-à-dire de la capacité à élaborer des règles juridiques de façon autonome en se détachant d’une application pure et simple de la loi ? Comment ce pouvoir est-il encadré et limité ?

 

Le juge, un rempart en cas de défaillance de la loi

Selon le principe de séparation des pouvoirs, seul le législateur devrait créer du droit par le vote et l’adoption de lois. Cependant, en pratique, le pouvoir judiciaire concourt pourtant à la formation du droit. 

 

 

« Le droit est plus grand que les sources formelles du droit » - Carbonnier J., Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur, Paris, LGDJ, 2001, 10e éd., p. 21 sq.

 

 

Pour Montesquieu, qui a théorisé la séparation des pouvoirs comme une garantie de la démocratie, « le juge est la bouche qui prononce les paroles de la loi » (Montesquieu, De l’esprit des lois, 1748, Livre XI, Chapitre VI). Le rôle du juge est contraint par l'obligation d’appliquer la loi générale et abstraite aux litiges particuliers qui lui sont soumis. Ainsi, lorsque la loi est claire, le juge doit se contenter de l’appliquer. Son pouvoir de création ne peut dès lors s'exercer que dans les situations où la loi est incomplète, obscure ou ne permet pas d’assurer « le passage de la règle abstraite au cas concret en en définissant le sens et la portée » (Aubert J.-L., Introduction au droit et thèmes fondamentaux de droit civil, Paris, A. Colin, 10e éd., 2004, n° 171.). 

 

Le pouvoir prétorien du juge peut et doit s'exprimer dans toute sa force dans un cas spécifique : lorsque le cadre théorique légale ne permet pas d'embrasser des situations particulières. C'est la loi elle-même qui impose ce principe en vertu de l'article 4 du Code civil, qui interdit au juge de commettre un déni de justice. Dans cette hypothèse, le juge doit procéder à une interprétation de la loi afin d'y trouver une solution adaptée au litige qui lui est soumis. Le pouvoir prétorien du juge doit également s'exercer sous peine de déni de justice dans les cas où, si la règle de droit existe bien et a été interprétée, sa solution est néanmoins inadaptée aux évolutions de la société ou risque de provoquer des conséquences manifestement excessives.

 

Néanmoins, les modalités d'exercice de ce pouvoir est encadré : Selon la « théorie de l’interprétation » de Hans Kelsen, le juge doit choisir un sens parmi divers sens possibles sur la base des normes positives du droit mais également d’éléments extérieurs tels que la morale ou l’intérêt général (Kelsen H., Théorie pure du droit, 1934, p. 460.). Les juges peuvent également s’appuyer sur des jurisprudences antérieures, notamment celles rendues par une juridiction d’un degré supérieur (cour d'appel, Cour de cassation, Conseil d'État, Conseil Constitutionnel ou, éventuellement, par une juridiction européenne). 

 

Une autre expression du pouvoir créateur du juge réside en son pouvoir de procéder à un revirement de jurisprudence, en rupture avec les solutions précédemment retenues. Ainsi, « par une fiction, les juges doivent faire “comme si” ils ne faisaient qu’interpréter, et que leur nouvelle interprétation avait toujours été contenue dans la loi qu’ils appliquent. Cette fiction est nécessaire précisément en ce qu’elle contient les juges dans une marge sinon limitée du moins délimitée d’interprétation » (Fabre-Magnan, M., Introduction générale au droit, 2009, p.127).

 

Les juges sont ainsi limités, d’une part, dans leur formulation des règles jurisprudentielles en instaurant des distinctions non prévues par les textes, et d’autre part, dans l’application des règles jurisprudentielles dans le temps puisque la jurisprudence est, en principe, rétroactive. Enfin, le législateur conserve la possibilité de faire voter une loi qui imposera aux juges une modification de leur jurisprudence. Ainsi, par exemple, si dans l’arrêt Perruche, la Cour de cassation avait accordé une indemnisation pour réparer le préjudice d’être né dans le cas d’une erreur de diagnostic pour un enfant handicapé à naître (Cour de cassation, 17 novembre 2000, n° 99-13.701), le législateur a cassé cette jurisprudence avec une loi dite « anti-Perruche » interdisant l'indemnisation du préjudice d'être né (loi Kouchner du 4 mars 2002, relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé ; article L. 114-5 du Code de l'action sociale et des familles).

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Ainsi, si le juge est créateur de droit, il ne l’est que dans une certaine mesure. Jean Carbonnier souligne que, par la création de jurisprudence, « la fonction des juges du fond y retrouve une noblesse que la doctrine, trop à la légère, lui avait déniée » (Carbonnier J., « Préface » in Saluden M., Le Phénomène de la jurisprudence, étude sociologique, Thèse Paris II 1993). Pour les auteurs Jacques Ghestin, Gilles Goubeaux et Muriel Fabre-Magnan, le rôle du juge serait en définitive de préciser et de compléter la loi, d’éliminer les contresens et d’adapter le droit à l’évolution de la société (Ghestin J., Goubeaux G., Fabre-Magnan M., Introduction générale, Paris, LGDJ, 4e éd., 1994, n°468).

 

« Le droit positif est clair. Le jugement n'a qu'une autorité relative (art. 1351 c. civ.). Les arrêts de règlement sont interdits (art. 5 c. civ.). Le juge tranche le litige conformément aux règles de droit (art. 12 NCPC) et la Cour de cassation, juge du droit, censure la non-conformité à ces règles des jugements attaqués (art.604 NCPC), tout en respectant elle-même le droit qu'elle a mission de faire respecter. Tout juge dit le droit ; aucun ne l'édicte »  -  Gérard Cornu, « La jurisprudence aujourd'hui », RTDC 1992, p. 343. 

 

L’explication historique de la liberté créatrice limitée du juge

La limitation des pouvoirs du juge français serait justifiée par une méfiance à leur égard remontant à la Révolution française. En effet, sous l’Ancien Régime, les Parlements étaient considérés comme des émanations du Roi et rendaient la justice en son nom, notamment par des arrêts de « règlement ». Ceux-ci étaient des décisions de justice de portée générale s’imposant aux juridictions inférieures avec la même valeur normative que la loi. Les seules garanties offertes aux justiciables étaient que ces arrêts avaient force de loi uniquement dans le ressort du Parlement qui l’édictait et qu’ils ne pouvaient modifier le droit existant.

 

« Ce mot de “jurisprudence” doit être effacé de notre langue. Dans un État qui a une Constitution, une législation, la jurisprudence des tribunaux n'est autre chose que la loi » – Maximilien de Robespierre, séance du 18 novembre 1970, Archives parlementaires, 1re série, t. XX, p. 516.

 

Les révolutionnaires se sont alors attelés à interdire au pouvoir judiciaire de s’immiscer dans le domaine législatif et à contenir les dérives arbitraires des tribunaux de l'Ancien Régime. L’on retrouve ainsi ce principe de séparation des pouvoirs au sein de la loi des 16 et 24 août 1790 : « Les tribunaux ne peuvent prendre, directement ou indirectement, aucune part à l’exercice du pouvoir législatif, ni empêcher ou suspendre l’exécution des décrets du corps législatif à peine de forfaiture ». La Révolution française a donc concrétisé la notion selon laquelle la source du droit est la volonté du peuple et de la nation.

 

« Les juges de la nation ne sont, comme nous avons dit, que la bouche qui prononce les paroles de la loi ; des êtres inanimés, qui n'en peuvent modérer ni la force ni la rigueur » - Montesquieu, De l'esprit des Lois, 1748, Livre XI, chapitre 4 VI, p.327.

 

Ainsi, alors que l'immixtion du pouvoir judiciaire dans les domaines législatif et administratif était pratique courante, cette possibilité fut tout simplement supprimée après la Révolution. Puis, alors que le Parlement contestait la perte de sa prérogative d’interprétation de la loi, les décrets des 27 novembre et 1er décembre 1790 l’ont dissous et institué le Tribunal de cassation. Subordonné au corps législatif, celui-ci avait pour fonction d’unifier le droit au plan national par l’application d’une même norme juridique. Ainsi, ces textes prévoyaient que le juge « annulera toutes procédures dans lesquelles les formes auront été violées, et tout jugement qui contiendra une contravention expresse au texte de la loi ».

 

Afin de contrôler que la pratique des règlements ne subsiste pas, les lois des 16 et 24 août 1790 ont institué une procédure de référé législatif selon laquelle le juge devait consulter le pouvoir législatif s’il était confronté à un texte était obscur ou incomplet. Il appartenait alors au  législateur d’édicter une loi interprétative ou un nouveau texte. C’est d’ailleurs pour cela que la Cour de cassation s’appelait à l’époque le  « Tribunal de cassation auprès du corps législatif ». 

 

Le Tribunal de cassation finira par s’émanciper de l'Assemblée nationale en obtenant la séparation stricte de leurs activités. Ainsi, la Constitution de l'an III du 22 août 1795 interdit au corps législatif de revenir sur les décisions du Tribunal de cassation. Par la suite, Napoléon Bonaparte supprimera la pratique même du référé législatif par une loi du 27 ventôse an VIII, réaffirmant ainsi le pouvoir d'interprétation de la loi par les juges.

 

Aujourd’hui, le principe de séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire est reconnu comme un principe à valeur constitutionnelle, protégé comme tel par le Conseil constitutionnel. L’article 5 du Code civil est la traduction même de cette évolution historique puisqu’il interdit « aux juges de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises. ». Le juge ne peut donc décréter la loi et doit se contenter d’appliquer celle issue du pouvoir législatif. 

 

« Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution » - Article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

 

De plus, selon le principe d’autorité relative de la chose jugée, le juge ne peut que trancher le litige qui lui est soumis et ne peut dégager une règle générale : « l'autorité de la chose jugée n'a lieu qu'à l'égard de ce qui a fait l'objet du jugement » (article 1355 du Code civil). L’autorité de la décision ne s’attache ainsi qu’au dispositif de la décision, par lequel le juge ordonne ou condamne, et non aux motivations du juge où celui-ci explique son interprétation de la règle de droit. En outre, la décision a un effet relatif ce qui signifie qu'elle ne lie que les parties au litige tranché. 

 

Cette limitation de la jurisprudence est étroitement liée à la notion de sécurité juridique. Selon ce principe, le droit doit être suffisamment prévisible pour que les situations juridiques des justiciables restent relativement stables grâce à la constance des solutions dégagées par les juges. La sécurité juridique peut également avoir une incidence sur la mise en œuvre de certaines décisions afin de ne pas provoquer des conséquences manifestement excessives pour les justiciables. Le Conseil constitutionnel peut par exemple décider d'exercer son pouvoir de modulation lorsqu’il répond à une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Si, par principe, la solution dégagée a vocation à s’appliquer immédiatement aux instances en cours, dans certains cas, le Conseil peut décider de reporter ad futurum la déclaration d'inconstitutionnalité d’une disposition. Face au risque de remettre en cause les situations existantes, l’article 62, alinéa 2, de la Constitution dispose en effet qu'« une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause ». Le Conseil est donc compétent pour « définir l'équilibre entre l'obligation d'expulser de l'ordonnancement juridique une norme législative inconstitutionnelle et la garantie de la sécurité juridique qui doit conduire à en amortir l'impact » (Disant, M., « Les effets dans le temps des décisions QPC », Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, n°40, juin 2013). Ce report permet alors au législateur d’altérer le texte litigieux.

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Calypso Korkikian

Diplômée de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et de Sciences Po, Calypso rédige des contenus pour le Blog Predictice.

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