Quelle est la portée normative de la jurisprudence ?

23 février 2022

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illustration jurisprudence
La définition de la jurisprudence est étroitement liée à sa force créatrice de normes juridique. Ce quatrième article de notre série présente le débat autour de sa normativité.

La jurisprudence constitue-t-elle une source du droit ? (suite III)

 

Le second article de la série sur la jurisprudence était consacré aux limitations du pouvoir prétorien des juges. Les spécificité de certains systèmes jurisprudentiels ont ensuite été abordées. Le dernier article tente d'analyser la portée normative de la jurisprudence.

 

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II. Quelle est la portée normative de la jurisprudence ?

La jurisprudence est-elle créatrice de droit ? Le cas échéant, quelle est sa place au sein de la hiérarchie des normes juridiques ? Toutes les jurisprudences ont-elles la même valeur normative ? Comment s'uniformise t-elle afin de garantir la sécurité juridique des justiciables ?

 

Le débat doctrinal sur la portée normative de la jurisprudence 

La question de savoir si la jurisprudence constitue ou non une source de droit occupe l’esprit des juristes depuis la fin du XVIIIe siècle. Si, aujourd’hui, la doctrine majoritaire semble l’accepter, d’autres refusent de lui conférer une qualité normative en concurrence avec la loi.

L’école de l'exégèse, qui a dominé le XIXe siècle, a contribué à la sacralisation du Code civil. Comme l’a expliqué l’historien du droit Jean-Louis Halpérin, la vue étroite de cette école était confortée par le conservatisme universitaire et une conception étroite du rôle de la Cour de cassation (Halpérin Jean-Louis, Histoire du droit privé français depuis 1804, P.U.F., coll. « Droit fondamental », 1996.). Portée par Demolombe et Aubry et Rau, cette école considérait ainsi la loi comme complète et devant se suffire à elle-même. Pour eux, « la jurisprudence la plus constante ne peut être considérée chez nous comme constituant un élément du droit » (Aubry, Charles., Rau, Charles., Cours de droit civil français : d'après l'ouvrage allemand de C.-S. Zachariae, Tome 2, p.120, §40.). 

 

Si l'École de l’exégèse considérait que les juges devaient se contenter d’appliquer la loi telle qu’elle est prévue dans les textes, les juges ont néanmoins en pratique dévié de cette conception en élaborant des théories jurisprudentielles fondées sur l’esprit des lois ou encore les principes du droit naturel.

 

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Jean-Louis Halpérin a également démontré comment des mouvements souterrains ont traversé le siècle. Ainsi, sous l’apparence d’un certain immobilisme, le rôle de la jurisprudence s’est progressivement intensifié.

 

« Le législateur ne peut tout prévoir… Alors, plus ou moins hardiment, suivant les temps et les pays, les tribunaux, quand le législateur n’intervenait pas lui-même, ont comblé les lacunes ou modifié la loi, tout en prétendant la respecter » - Esmein, Paul, Rapport, Revue Internationale de droit comparé, vol. 9, n° 2, 1957, p. 416-422.

 

Le professeur Louis-Étienne Josserand, par exemple, s'est inscrit dans la continuité des auteurs de la fin du XIXe siècle, Adhémar Esmein, Marcel Planiol et Edouard Lambert, en affirmant que la jurisprudence constitue bien une source du droit à part entière (Josserand, Louis-Étienne, Cours de droit civil positif, 1930). 

 

« Le droit que nous avons pris pour objet de notre étude est avant tout le droit jurisprudentiel. C’est la jurisprudence qui constitue la matière première sur laquelle doivent s’exercer nos recherches ; le droit est tel qu’elle le comprend et l’aménage, les documents législatifs n’étant que des matériaux dont l’assemblage et la mise en œuvre lui sont confiés. La jurisprudence constitue, de nos jours, le mode de révélation par excellence de la coutume, le creuset dans lequel celle-ci s’élabore » - Josserand, Louis-Étienne., Cours de droit civil positif, 1930, Préface et n° 99.

 

Plus tard, l'affirmation partielle de la place de la jurisprudence au côté de la doctrine et de la loi a favorisé la formulation d’une théorie « pluraliste des sources » du droit. Ainsi, dans son ouvrage Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif – Essai critique, François Gény a proposé une typologie des sources. Il distinguait alors, d’une part, les sources du droit formelles, la loi et la coutume, et, d’autre part, les autorités d’interprétation que sont la jurisprudence et la doctrine. Si, selon lui, la jurisprudence a bien autorité, elle ne constitue pas une source formelle de droit et ferait simplement office de « propulseur de coutumes », (Gény, François, Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif – Essai critique, II ,  n° 149.). Partageant cette approche, le doyen Carbonnier a estimé que « si la jurisprudence peut légitimement disposer pour le passé, c’est qu’elle n’est pas réellement créatrice [de droit] » (Carbonnier Jean., Droit civil, Introduction, PUF, 27e éd., 2002, n° 144).


Léon Duguit a, lui, estimé que « la coutume, la jurisprudence et la loi ne sont pas des sources du droit mais des modes de constatation de la règle de droit » (Duguit, Léon, Traité de droit constitutionnel, tome 1, p. 154). Ainsi, selon lui,  « le rôle de la jurisprudence des tribunaux est tout à fait analogue à celui de la doctrine des juristes » (Duguit, Léon, op.cit.). Il tenait également la loi ne peut pas non plus être qualifiée de source de droit : « la loi positive ne peut être conçue que comme un mode d’expression de la règle de droit. Le législateur ne la crée pas ; il la constate ; et la loi positive ne  s’impose que dans la mesure où elle est conforme à cette règle » (Duguit, Léon, op.cit.). Ainsi, comme le résume le professeur Jean-Pascal Chazal, pour Duguit, « si le législateur ne peut donc que constater une norme juridique dans une loi positive, et non pas la créer, en revanche, il lui arrive, comme pour la doctrine ou la jurisprudence des Tribunaux, d’exercer sur l’opinion une action visant à préciser ou révéler une norme juridique » (Chazal, Jean-Pascal, « Léon Duguit et François Geny, controverse sur la rénovation de la science juridique », Revue interdisciplinaire d'études juridiques, 2010, volume 65, pages 85 à 133).

 

« Qu’on la regrette ou qu’on l'approuve, tout le monde s’accorde à admettre que l’on ne peut connaître le droit positif en ignorant l’interprétation jurisprudentielle de la loi » - Ghestin, Jacques., Goubeaux, Gilles., Traité de droit civil – Introduction générale, 1994, p.344-345.

 

Plus récemment encore, réagissant au principe de modulation dans le temps imposé à ses propres décisions par la Cour de cassation, le professeur Nicolas Molfessis a estimé que « l’avènement d’une modulation dans le temps des revirements de jurisprudence est sans doute le signe le plus net de l’institutionnalisation de la jurisprudence comme source déclarée »  (Molfessis, Nicolas., Loi et jurisprudence, Pouvoirs, 2008, n° 126, p.87-100). Ainsi, « l’institutionnalisation d’un droit transitoire des revirements de jurisprudence marque la reconnaissance par la jurisprudence de sa propre existence. Elle reconnaît le pouvoir créateur de la jurisprudence, à l’égal de la loi » (Molfessis, Nicolas., op.cit.).

 

Toutefois, même si la doctrine majoritaire lui reconnaît un pouvoir créateur de droit, certains estiment que le droit ne devrait émaner que du législateur, représentant la souveraineté du peuple français.

 

 

« La jurisprudence est donc une source de droit, tout en ne l'étant pas, bien qu'elle le soit. Tout cela n'est pas très clair. On ne sait plus si la source est autre que le ruisseau, le rayon autre que le foyer ; il n’y a plus de sources supérieures ni de sources inférieures » - Malaurie, Ph., La jurisprudence parmi les sources du droit, Defrénois n°6, 2006, p. 476.

 

 

La place de la jurisprudence dans la hiérarchie des normes juridiques 

 

Admettre que la jurisprudence en tant que source créatrice de droit ne signifie pas pour autant que celle-ci bénéficie du même régime juridique et des mêmes effets que la loi. 

 

En effet, qu’elle soit reconnue ou non comme source de droit, la hiérarchie des normes juridiques établie par le juriste Hans Kelsen prévoit que la jurisprudence ne peut contredire les normes réglementaires, les ordonnances et la loi, laquelle ne peut contredire la Constitution. Ainsi, seuls les actes administratifs auraient une portée normative moindre que la jurisprudence. Pour le doyen Carbonnier, la limitation de la portée de la jurisprudence est justifiée par un souci d’équilibre des pouvoirs législatif et judiciaire. Ainsi, le jugement serait « enfermé dans un statut constitutionnel destiné à l’empêcher de devenir règle de droit » (Carbonnier J., Droit civil, Introduction, PUF, 27e éd., 2002, n° 144).

 

 

« Convenir qu’il existe des normes jurisprudentielles n’implique pas d’admettre leur parité avec la règle légale [...] Que la jurisprudence dispose d’un pouvoir de création des règles de droit ne signifie pas qu’elle soit en droit de statuer par voie générale, erga omnes, et réglementaire, in futurum, comme seul le législateur y est autorisé » - Serinet, Yves-Marie, « A propos de la rétroactivité de la jurisprudence », RTD civ. 2005, 293 et ss, p. 330 et 332.

 

 

Le rapport entre la loi et la jurisprudence demeure néanmoins complexe. Pour les auteurs Jacques Ghestin et Gilles Goubeaux, la jurisprudence reste bien soumise à la loi : « l’interprétation de la loi par la jurisprudence est créatrice. Cette création reste cependant, par rapport à celle que réalise la loi, dans une situation d’infériorité. Il ne s’agit, en effet, que d’une création imparfaite et subordonnée » (Ghestin, Jacques., Goubeaux, Gilles., Traité de droit civil – Introduction générale, 1994, p.426).

 

Toutefois, plus récemment, le professeur de droit Nicolas Molfessis a estimé que le développement des contrôles de constitutionnalité sous la Ve République ainsi que la multiplication des normes supranationales ont donné lieu à l’avènement d’une nouvelle ère pour la jurisprudence qui contrôle désormais la loi : « il n’a pas suffi au juge d’en être l’interprète triomphant, de s’être autorisé à suppléer ses lacunes ou à la compléter. Il en contrôle désormais la validité. Le juge se saisit de textes supra-législatifs pour faire la leçon à la loi […] Les droits fondamentaux offrent ainsi une arme nouvelle, sans équivalent puisque le juge se voit autorisé à “ écarter” la loi. » (Molfessis, Nicolas., Loi et jurisprudence, Pouvoirs, 2008, n° 126, p.87-100).

 

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L’uniformisation de la jurisprudence

La jurisprudence permet d’apprécier l’évolution du droit en ce qu’elle reflète une habitude de juger pour des cas similaires et doit, à terme, permettre une uniformisation des solutions. En effet, il semble difficile d'accorder une portée significative à une solution isolée, non reprise par d’autres juridictions. Ainsi, les décisions qui « font jurisprudence » sont celles qui dégagent des solutions inédites mais constantes. En effet, « l'idée de constance englobe donc celle de répétition mais la dépasse et la déforme pour désigner une interprétation qui présente toutes les qualités pour être transposable aux cas futurs analogues […] La prévisibilité de la règle est ainsi déjà éprouvée par sa répétition passée dans le premier cas et anticipée par sa formulation impersonnelle et solennelle dans le second. » (Deumier, P., Répertoire de droit civil, entrée : « Jurisprudence », 2017, §20).


La jurisprudence acquiert une réelle force normative lorsque la solution émane d’une juridiction d’un degré supérieur. Ainsi, si tous les juges disposent d’un pouvoir d'interprétation, leurs raisonnements n’ont pas tous la même portée normative selon le degré de juridiction. Aussi, il est admis que les décisions rendues par les « Hautes juridictions » - la Cour de cassation pour l’ordre judiciaire et le Conseil d’Etat pour l’ordre administratif - ont une portée normative supérieure. Par exemple, la Cour européenne des droits de l’Homme considère que « faute d'une prise de position du Conseil d'État en la matière, il apparaît prématuré de conclure à l'existence d'une jurisprudence qui soit véritablement établie » (CEDH 3 oct. 2000, Touroude c/ France, req. no 35502/97). Ce sont d’ailleurs les jurisprudences que les professionnels utilisent le plus souvent dans leurs écritures juridiques, celles-ci jouissant d’une certaine autorité et stabilité.

 

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Calypso Korkikian

Diplômée de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et de Sciences Po, Calypso rédige des contenus pour le Blog Predictice.

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