La jurisprudence à l’heure de l’open data

21 septembre 2022

8 min

Loic Cadiet
Le Professeur Loïc Cadiet, co-auteur d'un rapport sur la diffusion des données décisionnelles et la jurisprudence, évoque l’avenir de la jurisprudence et le rôle que joueront les legaltechs. 

 

Chez Predictice, nous avons remarqué depuis plusieurs années que les avocats sont très demandeurs des décisions du fond pour l’instruction des dossiers. Le besoin d’accès à ces décisions nourrit déjà un marché de la donnée judiciaire, dans lequel les opérateurs (éditeurs et legaltechs) se livrent une concurrence acharnée. Ne pensez-vous pas que l’open data des décisions de justice permettra d’établir une égalité des armes entre tous les acteurs du procès ?

Nous avons également fait le même constat. L’utilisation des décisions des juridictions du fond n’est bien sûr pas un phénomène nouveau. Cela a toujours été le cas, y compris avant l’apparition des banques régionales de jurisprudence à partir des années 1970. Dès le début du XIXème siècle, Désiré Dalloz comme Jean-Baptiste Sirey consacraient une partie de leurs recueils, la deuxième, aux arrêts des cours, puis aux décisions des cours et tribunaux. Le besoin d’accès à ces décisions a bien sûr grandi dans la période contemporaine. Légifrance a joué son rôle dans cette évolution et l’open data va assurément amplifier le phénomène.

Vous pouvez en effet parler d’un marché de la donnée judiciaire. Je n’ai pas à juger du caractère « acharné » de la concurrence que s’y livrent éditeurs et legaltechs. Sans doute, il y a concurrence entre les opérateurs historiques et les nouveaux entrants sur le marché de la donnée juridique. Aux économistes d’en évaluer la nature, l’étendue et l’intensité. J’ajouterai simplement que ce marché est en cours de construction, qu’il est loin d’être figé et que bien des recompositions peuvent s’opérer, recompositions structurelles ou fonctionnelles. Il ne faut pas exclure, par exemple, l’émergence de situations de partenariat, voire de « coopétition », déjà observables, entre certains éditeurs et certaines legaltechs.

L’open data des décisions de justice permettra-t-il d’établir une égalité des armes entre tous les acteurs du procès ? Qu’entendez-vous par « acteurs du procès » ? S’il s’agit des parties, je doute que l’open data puisse permettre d’établir une égalité des armes à proprement parler. Il ne peut en effet y avoir égalité des armes que s’il y a accès concret aux ressources utiles de l’open data. En lui-même, l’open data n’est qu’un réservoir de données décisionnelles brutes, informes, indifférenciées et égales, qui ne servent pas à grand-chose. C’est sur la capacité à extraire ce qui fait sens dans une affaire donnée que tout se joue.

Les données décisionnelles ne présenteront d’intérêt et n’acquerront de la valeur qu’une fois raffinées par des outils en permettant l’exploitation et, là, on peut douter qu’il y ait, par principe, égalité des armes entre les acteurs du procès qui sont loin d’être égaux entre eux.

 

Pour les éditeurs et les legaltechs, c’est autre chose. Avec l’open data, la question du volume des données offertes ne sera plus un avantage concurrentiel. On peut alors parler d’égalité des armes, encore qu’il s’agisse plutôt d’une égalité des chances ! C’est en effet sur leur capacité à sélectionner, flécher, indexer, classifier, corréler, voire même commenter les données pour les éditeurs juridiques, que ces derniers et les legaltechs seront évalués et se différencieront. Ce marché n’aura d’intérêt que s’il offre une réelle plus-value jurisprudentielle, bien au-delà de ce que proposent aujourd’hui les dispositifs traditionnels d’accès à la jurisprudence.

 

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Vous soulignez dans votre rapport le fait que le travail documentaire des éditeurs contribue à la création de la jurisprudence et vous distinguez ce type de prestation de celles proposées par les legaltechs (rapport. p. 53). Pensez-vous que cette distinction a vocation à s’estomper et que les legaltechs comme Predictice, qui proposent des outils de jurimétrie, joueront in fine un rôle dans la création de la jurisprudence ?

La question n’est pas simple. D’abord, qui sait ce que deviendront les outils de jurimétrie et le marché de la donnée juridique ? Pour l’heure, à ma connaissance, les entreprises de la legaltech ne se positionnent pas sur l’identification de décisions ayant une vocation jurisprudentielle. Lors de nos consultations, l’avenir est apparu relativement nimbé de brume et le secret des affaires, légitime, qu’invoquent éditeurs et legaltechs n’est pas la seule raison des incertitudes actuelles. Il est un fait en revanche, historiquement établi, que ce que vous appelez le travail documentaire des éditeurs a contribué à la création de la jurisprudence. Pour que la jurisprudence puisse se former, il faut que les jugements soient connus, donc qu’ils soient publiés. La jurisprudence est la combinaison d’un mécanisme juridictionnel et d’un mécanisme documentaire dans lequel la doctrine a traditionnellement joué un rôle majeur (il suffit d’évoquer Labbé et Capitant). C’est un ménage à trois. La jurisprudence n’est pas donnée ; elle est construite et, traditionnellement, la doctrine, de conserve avec les éditeurs juridiques, joue un rôle essentiel dans cette élaboration : c’est la doctrine qui met en relief certaines décisions de justice, en raison de leur intérêt juridique, et procède à leur rapprochement de nature à faire apparaître l’existence de lignes jurisprudentielles, cohérentes ou divergentes, dans le cadre d’un travail d’éditorialisation.

 

La jurisprudence est bien autre chose que la simple masse du contentieux dévoilé par l’open data des décisions de justice.

 

 

Dans ces conditions, je ne vois pas que la distinction entre le travail d’édition et le type de prestations proposées par les legaltechs, c’est-à-dire la fourniture d’outils de jurimétrie, qui peut s’apparenter à une activité de conseil, ait vocation à disparaître. Ce sont des métiers distincts, qui ont leur propre légitimité mais qui se développent dans des registres différents.

 

D’ailleurs, la majorité des représentants de la legaltech interrogés dans le cadre de votre rapport travaille pour des éditeurs traditionnels. Aucun membre d’une entreprise de jurimétrie n’apparaît. Pourquoi ce choix ?

En effet, les cloisons ne sont pas étanches. Des éditeurs juridiques proposent aussi des outils de jurimétrie, parfois même en coopération avec des entreprises de la legaltech. Cela n’en reste pas moins une prestation différente de l’éditorialisation jurisprudentielle, au sens traditionnel du terme. L’observation confirme plus qu’elle n’invalide mon propos. Quant aux consultations que nous avons sollicitées et aux auditions auxquelles nous avons procédé, nous nous sommes adressés, comme il se doit, non pas à des entreprises individuelles, mais aux organisations représentatives du secteur.

 

Vous évoquez la nécessité d’une coopération loyale entre tous les acteurs du droit, en encourageant la création d’un Conseil des données judiciaires ouvertes. Néanmoins, ce souhait de coopération loyale n’est-il pas un vœu pieu dans un contexte de fortes tensions entre les magistrats et les avocats, et de mépris pour ceux que l’on a surnommés “les braconniers du droit”, c’est-à-dire les legaltechs ?

 

Je vous laisse la responsabilité d’évoquer le « mépris » pour ceux que l’on a surnommés les « braconniers du droit ». Vous me permettrez de ne pas me situer sur ce terrain. Quant aux fortes tensions entre les magistrats et les avocats, je vous renvoie aux récents rapports du Conseil consultatif conjoint de déontologie de la relation magistrats-avocats. La mousse finit toujours par retomber. Nous avons fait des propositions dans un esprit de construction, qui n’exclut personne. Comme vous avez pu l’observer, le Conseil des données judiciaires ouvertes dont nous préconisons la création devrait comporter des représentants des juridictions, des avocats, des universitaires, des éditeurs juridiques et de la legaltech. À partir de là, à chacun de prendre ses responsabilités, en être ou ne pas en être, mais si la décision est prise d’en être, c’est évidemment pour en jouer le jeu de manière constructive.

 

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La recommandation n° 9 encourage l’élaboration d’un cadre normatif pour réguler les outils d’intelligence artificielle utilisés dans le débat judiciaire. Pensez-vous que ces algorithmes méritent un traitement spécifique, allant au-delà de ce que prévoit déjà l’Artificial Intelligence Act, qui devrait s’appliquer prochainement ?

Permettez-moi de parler de Législation sur l’intelligence artificielle, conformément à la proposition de règlement qui existe aussi en version française. Ce règlement prévoit que les règles régissant les applications d’IA seront fixées, en fonction de leur niveau de risque, au niveau européen. Selon l’annexe III de la proposition de règlement, seront considérés comme des applications à haut risque et donc soumises comme telles au régime de « gestion des risques » mis en place par le règlement non seulement des applications relatives à la justice répressive (notamment les outils de prédiction de la récidive du type Compas), mais aussi spécifiquement les systèmes d’IA destinés à aider les autorités judiciaires à rechercher et à interpréter les faits et la loi, et à appliquer la loi à un ensemble concret de faits. Certes, ce règlement limite fortement les possibilités des États membres de fixer des règles supplémentaires, plus ou moins rigoureuses. Il est cependant difficile de s’en satisfaire car ce règlement européen met en réalité en place les bases d’un système de certification et de labellisation CE des produits d’intelligence artificielle, ce qui est la délégation annoncée de la réglementation européenne des logiciels d’aide à la décisions judiciaire aux organismes et procédures de la normalisation technique. Or, ces normes n’ont de technique que le nom car elles règlent des questions juridiques de première importance comme les modalités du respect des droits fondamentaux par les applications. Au surplus, ces organes de normalisation ne sont pas des organisations interétatiques, mais des groupes dominés par des industriels et des ingénieurs. En outre, seuls les logiciels destinés à aider les autorités judiciaires sont considérés à haut risque, à l’exclusion des outils, en réalité similaires, à destination d’autres acteurs comme les avocats, les compagnies d’assurance, les juristes d’entreprise, etc., qui ne pourront être soumis qu’à un contrôle plus léger.

 

Tout cela constitue autant de motifs d’inquiétude qui invitent à réfléchir, ce qui n’engage que moi, à la manière dont le droit français pourrait favoriser la conception et assurer la mise en œuvre, sous la responsabilité de l’autorité judiciaire, d’un algorithme spécifique, respectueux de toutes les règles constitutionnelles, légales, réglementaires et déontologiques relatives à l’exercice de la fonction juridictionnelle, tout en présentant des garanties de transparence et de performance.

 

Pour plus de précisions sur le rapport >> L. Cadiet, C. Chainais et J.-M. Sommer (dir.), S. Jobert et E. Jond-Necand (rapp.), La diffusion des données décisionnelles et la jurisprudence, Rapport remis à la première présidente de la Cour de cassation et au procureur général près la Cour de cassation - juin 2022, disponible en ligne sur le site de la Cour.
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Éloïse Haddad Mimoun

Docteure en droit et diplômée de l'Essec, Eloïse est rédactrice en chef du Blog Predictice.

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