Application de la théorie du titre et de la finance favorable au tiers

18 mars 2022

10 min

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Par application de la théorie du titre et de la finance, une maîtresse est propriétaire des parts sociales cédées par le mari mais doit restituer la moitié en valeur aux héritiers (CA Grenoble, 01/02/22). 

« Cet arrêt rendu par la Cour d’appel de Grenoble rappelle tout d’abord l'imprescriptibilité d'une action en revendication d'un bien immatériel : en l'espèce, il s’agissait de la revendication de parts sociales qui avaient été cédées à l’autre associé de la société. Il fait également et surtout l'application de la distinction du titre et de la finance au profit d’un tiers, en jugeant qu’un acte de cession déclaré inopposable à la femme du cédant n’est pas nul et produit des effets, si bien que le cessionnaire pouvait revendiquer à juste titre la propriété de ces parts même si les dividendes générés devaient être versés à la femme du cédant » - Claire Filliatre, associée au sein du Cabinet d'avocats Claire Filliatre et conseil de la nouvelle compagne.

 

 

Un litige en revendication de parts sociales sur fond de séparation et d’héritage

L’associé et gérant d’une SARL détenait 3 000 parts sociales d’une société de miroiterie. Cet associé était également un homme marié sous le régime de la séparation de biens, selon lequel chacun des époux reste propriétaire des biens qu'il a acquis avant ou pendant la période d’union (articles 1536 à 1543 du Code civil). En parallèle, cet associé entretenait une relation extra-conjugale avec une femme et lui a cédé 1 500 parts sociales en 1992, soit la moitié des parts qu’il détenait de la SARL, et ce, à l’insu de son épouse.

 

Le couple a entamé une procédure de divorce en 1995 et procédé au partage de leur communauté de biens. À cette occasion, l’épouse a accepté de renoncer à tous ses droits dans la SARL. En 1997, l’associé a désigné sa maîtresse comme légataire universelle de ses biens mais est décédé avant que le divorce ne soit définitivement prononcé.

 

La nouvelle compagne du défunt a alors assigné la veuve en homologation de l’acte de partage de la communauté intervenu en 1995. En 2001, le tribunal de grande instance de Grenoble a jugé que la cession des 1 500 parts sociales effectuée en 1992 par l’époux à l’insu de son épouse était inopposable à cette dernière. Ainsi, si la cession de parts n’a pas été annulée, de sorte que la nouvelle compagne est restée associée de la SARL à hauteur de 1 500 parts sociales, cette cession n’a produit aucun effet à l’égard de la veuve, comme si la cession n’avait jamais existé (principe corollaire de l’article 1199 du Code civil). 

 

Le litige s’est ensuite poursuivi puisque le 22 juin 2006, le tribunal de grande instance de Grenoble a prononcé la rescision pour lésion du partage de la communauté de biens et a ordonné la rédaction d’un nouvel acte. Les juges ont également décidé que les parts sociales de la SARL acquises par la communauté des époux et non cédées à la nouvelle compagne devaient être attribuées à la veuve, celle-ci étant créancière de la moitié des dividendes générées par la société. 

 

Alors que ce jugement n’était pas exécutoire provisoirement et qu’une procédure d’appel était pendante, la veuve a cédé ses 1 500 parts sociales, correspondant à la partie des parts non cédées par son époux à sa nouvelle compagne, à l’autre associé de la SARL en 2007.

 

Par un arrêt du 22 mars 2010, la cour d’appel de Grenoble a intégralement infirmé le jugement du 22 juin 2006. Les juges ont alors déclaré l’acte de partage de la communauté valable et ordonné un partage complémentaire des biens communs non compris dans cet acte, à savoir les 1 500 parts indivises cédées par l’époux à sa nouvelle compagne, mais dont la cession avait été précédemment jugée inopposable à la veuve. 

 

LIRE LA DÉCISION >> Cour d'appel de Grenoble, 22 mars 2010, n°06/02990

 

Cet arrêt a ensuite fait l’objet d’une cassation partielle et d’un renvoi devant la Cour d’appel de Lyon afin qu’elle tranche le point concernant les dividendes des parts sociales à faire figurer à l'actif de l'indivision.

 

LIRE LA DÉCISION >> Cour de cassation, 6 juillet 2011, n° 10-17.540

 

Sur renvoi, la Cour d’appel de Lyon a confirmé le jugement attaqué en ce qu'il jugé que les ayants droit de la veuve sont créanciers de l'indivision au titre de la moitié des dividendes générés par la SARL jusqu’au jour du partage ayant eu lieu le jour de la cession des parts à l’associé restant en 2004.

 

LIRE LA DÉCISION >> Cour d'appel de Lyon, 20 juin 2013, n° 11/06972

 

Après le décès de la veuve en 2008, l’associé restant de la SARL a décidé en 2016 de restituer à la nouvelle compagne 750 des 1 500 parts que la veuve lui avait vendues en 2004. La nouvelle compagne a toutefois contesté ce partage et a revendiqué 12,5 % de parts supplémentaires, ce que l’associé a refusé. Elle l’a alors assigné aux fins de se voir attribuer 750 parts supplémentaires, ainsi que les dividendes afférents afin d’être reconnue comme titulaire de 50 % du capital de la SARL. L’associé a alors soulevé une fin de non-recevoir pour autorité de la chose jugée, estimant que l’arrêt de la Cour d’appel de Grenoble de 2010 avait déjà statué sur le partage des 1 500 parts sociales non comprises dans l’acte de partage de 1995 et qu’il ne devait donc aucune part supplémentaire.

 

LIRE LA DÉCISION >> Tribunal de grande instance de Grenoble, 11 février 2019, n°17/02998

 

La restitution des parts sociales à la nouvelle compagne en sa qualité de légataire

Le tribunal de grande instance de Grenoble s’est tout d’abord prononcé sur la fin de non-recevoir tirée de l’autorité de la chose jugée. Conformément à l’article 1355 du Code civil, une affaire ne peut en effet pas être rejugée lorsque la chose demandée est la même, la demande est fondée sur une même cause ou encore lorsque la demande implique les mêmes parties. Les juges d’appel n’ont toutefois pas accueilli cet argument, estimant que le jugement de la Cour d’appel de Grenoble du 22 mars 2010 portait sur une demande en homologation de partage et non en revendication de parts sociales et n’impliquait pas l’associé restant. L’action a donc été jugée recevable.

 

Il s’agissait ensuite de se prononcer sur l’attribution ou non de 12,5 % de capital supplémentaire à la nouvelle compagne.

 

Pour les juges, l’arrêt de la Cour d’appel de Grenoble du 22 mars 2022 a validé le partage de la communauté entre les époux et donc l’abandon des parts sociales qu’avait accepté la veuve lors de la procédure de divorce. Ils ont alors considéré que la cession des 1 500 parts que la veuve a effectué au profit de l’associé restant au sein de la SARL en 2004 est nulle puisqu’elle « ne pouvait disposer de ces titres dans la mesure où elle n’en était pas propriétaire » (jugement p.6).

 

Par conséquent, les juges du fond ont retenu qu’il appartenait bien à l’associé restant de restituer les 1 500 parts litigieuses à la nouvelle compagne, celle-ci ayant été désignée comme légataire universelle du défunt en 1997. En effet, si la cession de 1 500 parts sociales à l’insu de la veuve lui a été jugée inopposable, il restait encore bien 1 500 parts à répartir. 

 

Les juges ont donc estimé que l’associé restant de la SARL devait bien 750 parts sociales de plus, soit 12,5 % du capital, à la nouvelle compagne en plus des dividendes y afférent. La combinaison de cette cession ainsi que du legs universel désigne alors la nouvelle compagne comme « propriétaire de 3 000 parts, soit 50 % du capital de la Société » (jugement p.6). 

 

Le 26 mars 2019, l’associé restant a interjeté appel du jugement du 11 février 2019 en chacune de ses dispositions. Celui-ci a tout d’abord soulevé deux fins de non-recevoir, l’une pour cause de prescription de l’action en revendication des 750 parts et l’autre pour autorité de la chose jugée. Il a ensuite demandé au tribunal de rejeter la demande de distinction entre le titre et la finance des 750 parts litigieuses. Enfin, celui-ci souhaitait voir le jugement de première instance infirmé en ce qu’il a accordé un droit entier à l’intimée sur les dividendes de la SARL et fait droit à sa demande de restitution de capital.

 

Les juges ont tout d’abord statué sur la possible prescription de l’action en revendication. 

 

LIRE LA DÉCISION >> Cour d’appel de Grenoble, 1er février 2022, n°19/01385

 

L’action en revendication de la propriété des parts sociales est imprescriptible 

L’appelant a fait valoir que les actions personnelles et mobilières sont prescrites par cinq ans à compter du jour où le titulaire du droit litigieux a connaissance des faits qui lui permettent de l’exercer (article 2224 du Code civil). Or, selon lui, le délai pour agir en revendication a commencé à courir à partir du 22 mars 2010, date du jugement d’appel qui a limité le droit de propriété de la veuve et de ses ayants droit à 750 parts de façon définitive. Afin de respecter la prescription quinquennale, l’intimée aurait alors dû agir avant mars 2015, or son assignation date du 23 juin 2017.

 

L’intimée s’est défendue en soutenant que l’action en revendication de parts sociales constitue une action exercée sur un droit de propriété et est, à ce titre, imprescriptible en vertu de l’article 2227 du Code civil. Elle a ainsi fait valoir que son action en revendication portait sur des parts sociales dont elle s’estime être la propriétaire, soit sur des biens meubles incorporels (article 529 du Code civil).

 

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Accueillant ces arguments, les juges d’appel ont considéré que l’action en revendication « de la propriété des 750 parts sociales de la SARL et des dividendes y afférent est imprescriptible en application des dispositions de l’article 2227 du code civil » (arrêt d’appel p.5). La fin de non-recevoir pour prescription a ainsi été écartée.

 

De plus, les juges ont confirmé le jugement du tribunal de grande instance de Grenoble du 11 février 2019 en ce qu’il avait déjà rejeté la fin de non-recevoir pour autorité de la chose jugée puisque l’instance pendante opposait l’associé à la nouvelle compagne dans le cadre d’une action en revendication de parts sociales, si bien que les conditions de l’autorité de la chose jugée n’étaient pas réunies.

 

Le rappel de la distinction entre la nullité d'un acte de cession et son inopposabilité

 

L’appelant a ensuite fait valoir que les époux devaient être considérés comme propriétaires indivis des parts sociales. En effet, il a estimé que le jugement de première instance a procédé à une interprétation erronée de l’arrêt d’appel du 22 mars 2010 en retenant que les 1 500 parts comprises dans le partage complémentaire demeuraient la propriété de la nouvelle compagne, à charge d’en restituer la moitié à la veuve. Selon lui, l’arrêt du 22 mars 2010 a en réalité ordonné un partage complémentaire de la communauté de biens sans pour autant scinder le titre de la finance de 750 parts. 

 

Consacrée en 2014 par la Cour de cassation, la théorie dite « du titre et de la finance » s’applique aux titres sociaux dépendant d’une communauté de biens entre époux (Cour de cassation, 12 juin 2014, n° 13-16.309). Elle permet de distinguer, d’une part, les attributs patrimoniaux des parts sociales (« la finance ») qui dépendent de la communauté de biens et, d’autre part, les attributs personnels des parts (« le titre ») qui restent au nom du seul époux souscripteur des parts et donc associé. Ce mécanisme a été créé sur le fondement de l’article 1421 du Code civil qui dispose que « chacun des époux a le pouvoir d'administrer seul les biens communs et d'en disposer, sauf à répondre des fautes qu'il aurait commises dans sa gestion » et permet aux époux de cogérer les parts sociales lorsque celles-ci font partie de la communauté de biens.

 

De plus, il a ajouté que le jugement de première instance s’est mépris sur les effets de l’inopposabilité de l’acte de cession de parts sociales effectué entre l’associé défunt et sa nouvelle compagne. Selon lui, l’inopposabilité a pour seul effet de priver l’acte de toute efficacité vis-à-vis de la veuve et n’octroie pas en retour un droit de propriété à la nouvelle compagne. Dès lors, il a estimé que le jugement du tribunal de grande instance de Grenoble du 11 février 2019 a dénaturé l’acte de partage de la communauté qui prévoit que les 3 000 parts sociales de la SARL sont communes aux époux et indivises. Par conséquent, l’associé a estimé que la nouvelle compagne ne devrait être titulaire que de 2 250 parts correspondant à 37,5 % du capital et d’un demi droit aux dividendes y afférant.

 

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En défense, l’intimé a fait valoir que la jurisprudence a pour habitude d’effectuer une distinction entre le titre et la finance attachés aux parts sociales détenues par un époux marié sous le régime de la communauté légale. À ce titre, seule la finance de la part sociale serait commune aux époux, à l’exclusion du titre qui octroie la qualité d’associé. Elle a également estimé que l’arrêt du 22 mars 2010 n’a pas ordonné un partage égalitaire des 1 500 parts sociales entre elle et la veuve, mais un partage complémentaire de la valeur des parts sociales. De plus, ce partage aurait concerné la valeur des parts et non un droit de propriété sur elles, car l’acte de cession à son profit n’a pas été déclaré nul mais inopposable à la veuve. Par conséquent, la veuve n’aurait le droit qu’à la moitié de la valeur des parts sociales non cédées à l’intimée en 1992 et non à la moitié de leur propriété. 

 

Les juges d’appel ont alors relevé que les parties s’opposaient sur l’interprétation de l’arrêt du 22 mars 2010 et sur ses effets.

 

Pour trancher ce problème d’interprétation, ils ont tout d’abord considéré que « c’est à juste titre que le premier juge a relevé que [la veuve] a cédé le 29 juin 2007 à [l’associé restant] les parts sociales […] non cédées à [la nouvelle compagne], qui, eu égard aux stipulations de la convention de partage de 1995 validée par la cour d’appel, appartiennent à [la nouvelle compagne], en sa qualité de légataire universelle » (arrêt d’appel p.8).

 

Reprenant la chronologie de l’affaire, ils ont ensuite estimé que « le dispositif de l’arrêt du 22 mars 2010 en infirmant le jugement du 22 juin 2006 s’est substitué à celui-ci en vertu de l’article 561 du code de procédure civile, de sorte que le 29 juin 2007, [la veuve] ne pouvait librement disposer des parts sociales qu’elle a cédées à [l’associé restant], [la nouvelle compagne] étant bien-fondée à en revendiquer la restitution » (arrêt d’appel p.8). Ainsi, ils ont considéré que, contrairement à ce que soutenait l’appelant, l’arrêt du 22 mars 2010 « n’a pas ordonné un partage égalitaire des 1 500 parts de la Société […] cédées en 1992 à [la nouvelle compagne] à concurrence de 750 parts revenant à celle-ci et 750 parts revenant aux héritiers de [la veuve], puisque l’acte de cession desdites parts n’a pas été annulé et que [la nouvelle compagne] en reste propriétaire » (arrêt d’appel p.8).

 

Les juges d’appel ont alors considéré qu’il y avait bien lieu de distinguer le titre de la finance des parts sociales. C’est donc à juste titre que les juges du fond ont retenu que si la nouvelle compagne demeurait propriétaire des parts sociales ayant fait l’objet de la cession de 1992, elle devait restituer la moitié en valeur aux héritiers de la veuve dans le cadre du partage complémentaire ordonné par la cour d’appel le 22 mars 2010. Il a donc été jugé que la nouvelle compagne « est bien propriétaire de 3 000 parts sociales soit 50 % du capital de la société » (arrêt d’appel, p.8). 

 

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Or, les juges ont constaté que seules 750 parts sociales sur les 1 500 revenant à la nouvelle compagne lui avaient été effectivement restituées. Par conséquent, ils ont confirmé le jugement du fond « en ce qu’il a condamné [l’associé restant] à restituer à [la nouvelle compagne] 750 parts sociales soit 12,5 % du capital de la SARL » (arrêt d’appel p.8). En outre, s’agissant des dividendes, les juges ont confirmé le jugement de première instance « en ce qu’il a condamné l’appelant à verser à [la nouvelle compagne] la somme de 179 175 euros bruts au titre des dividendes pour l’exercice 2016 qu’il a indûment perçus […] » (arrêt d’appel p.8). 

 

Enfin, l’appelant a fait valoir que l’attribution de 50 % du capital à la nouvelle compagne était lésionnaire pour les ayants droits de la veuve et a sollicité un partage égalitaire des parts entre ceux-ci. Les juges ont cependant considéré que l’associé n’avait pas qualité pour effectuer une telle demande, n’étant pas lui-même un ayant-droit de la veuve.

 

Ainsi, le jugement rendu le 11 février 2019 par le tribunal de grande instance de Grenoble en a été confirmé en toutes ses dispositions et la nouvelle compagne a été reconnue comme associé à 50 % de la SARL au terme de presque vingt ans de procédure.

 

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Calypso Korkikian

Diplômée de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et de Sciences Po, Calypso rédige des contenus pour le Blog Predictice.

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