Philippe Ginestié, associé fondateur et créateur de la legaltech Gino LegalTech, évoque le sens de ses choix et décrit sa vision pour le futur du droit et des avocats.
Vous êtes avocat et entrepreneur. Quel rôle préférez-vous ?
Avocat est une vocation, entrepreneur une passion.
La noblesse du droit est d’être, dans les rapports humains, la seule alternative à la violence physique. Être avocat, c’est avoir le besoin de mettre le droit au service des personnes, d’être heureux dans cette fonction. La racine du métier est l’empathie, la compréhension des projets, des rêves et des problèmes d’un autre. En pratique, c’est la recherche des moyens juridiques pour lui permettre de réaliser ses projets, de poursuivre ses rêves et de résoudre ses problèmes. Nous accompagnons des hommes et des femmes d’action au fil de leur vie. Se développent ainsi des rapports d’amitié, de complicité, d’intimité, d’une richesse inouïe. C’est l’un des grands privilèges de la profession.
La legaltech, c’est mettre les technologies et, en particulier, l’intelligence artificielle au service du droit. Pénétrer, comprendre, utiliser les technologies est devenu une clé essentielle de notre monde en devenir, y compris celui du droit, qui se transforme dans sa substance et dans sa pratique. C’est passionnant, et nous devons être aux côtés de nos clients pour les aider à s’adapter aux ruptures en cours.
Les juristes qui ne prendront pas le train des legaltechs resteront sur le quai.
Pourquoi avez-vous décidé de fonder votre propre cabinet, il y a 47 ans ?
Je suis un indépendant viscéral, dans tous les domaines. J’ai hérité cela de mon père, qui était chirurgien.
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Vous dirigez les opérations du cabinet à Hong Kong. Qu’est-ce qui vous a poussé à aller en Chine ?
Je pratique la Chine depuis 40 ans exactement. Je suis fasciné, porté par son énergie, par sa vitesse de transformation, par l’importance de son capital intellectuel, par la dynamique des individus et par leur professionnalisme.
La Chine est également une clé du monde futur. On doit essayer de la connaître, au moins un peu.
Enfin, elle est un espace déterminant pour beaucoup de clients. Les accompagner est essentiel.
Vous êtes également fondateur d’une legaltech, Gino LegalTech. Quelle place la technologie occupe désormais dans la profession d’avocat ?
Les technologies créent une relation entièrement nouvelle avec l’information, la connaissance.
Nous avons maintenant un accès immédiat et gratuit, à tout instant et en tout lieu, à l’essentiel de la connaissance humaine. C’est réellement magique. C’est une nouvelle Renaissance. Les grandes ruptures se produisent quand on bouleverse la relation de l’homme à l’information, à la connaissance. L’invention de l’écriture a étendu la connaissance de la mémoire humaine aux manuscrits, qui traversent le temps. L’invention de l’imprimerie à caractères mobiles a rendu accessible les connaissances qui étaient enfouies dans des grimoires essentiellement détenus par des institutions de l’Église. Cela a déplacé le centre d’intérêt intellectuel de Dieu vers l’Homme, donnant ainsi naissance à l’Humanisme. Cependant, jusqu’à récemment, seuls les lettrés bénéficiaient de ce nouvel accès à la connaissance.
Aujourd’hui, tout le monde a accès à Internet et bénéficie ainsi d’une source d’information infinie. De plus, fait nouveau, chacun a la faculté de s’exprimer en direct sur les réseaux sociaux et autres blogs. C’est le panhumanisme, dont nous voyons déjà les impacts sociaux et politiques.
La connaissance, de par sa facilité d’accès, a perdu l’essentiel de sa valeur, qui s'est transférée vers la capacité à traiter une information surabondante dans un monde complexe. Le métier d’avocat relève typiquement de cette tendance.
C’est pourquoi l’intelligence artificielle envahit maintenant le domaine du traitement de l’information. Après avoir mis l’information à disposition, les technologies la traitent de façon de plus en plus puissante. Nous sommes au cœur de la profession d’avocat, qui s’appuiera de plus en plus sur les technologies pour offrir des services plus rapides, complets, intégrés et connectés.
Auparavant, l’avocat devait connaître le droit. Maintenant, il va devoir apprendre à utiliser les technologies pour accéder à la connaissance juridique, la traiter et la transformer en action.
Comment imaginez-vous le métier d’avocat dans dix ans ?
Dans les années 2030, le monde aura profondément évolué. Les renaissances sont toujours des périodes de rupture, de disruption, de la conception même de l’homme, de ses valeurs et de ses institutions.
Le droit, dans toutes ses dimensions, aura muté et intégré les bouleversements qui nous agitent : le droit des personnes aura intégré la cassure dans la vision des genres et abandonné le modèle traditionnel de la famille.
La propriété des biens de consommation durables se verra souvent remplacée par un droit d’accès temporaire. Cet accès sera de plus en plus virtuel du fait de l’explosion de la dématérialisation. Livres, journaux, monnaie, registres, échiquiers, appareils photo, billets d’avion ou de théâtre, tous ces objets disparaissent. La gestion de nos relations avec ce monde virtuel appelle évidemment un droit nouveau. La propriété intellectuelle est un exemple topique de ce besoin.
L’inadaptation de notre droit pénal au monde actuel est flagrante. Il va devoir se transformer dans la conception même de ses buts et moyens.
Parallèlement, la géopolitique est en plein bouleversement et un nouveau droit international va remplacer celui issu de la mondialisation.
Le panhumanisme amène des valeurs nouvelles qui transforment la fonction même de l’entreprise, chargée de responsabilités sociétales et environnementales qui relevaient traditionnellement de l'État. Un environnement juridique revisité sera nécessaire.
Le panhumanisme donne une parole publique à tous, en des temps de bouleversements de la composition des sociétés et des valeurs. Les institutions sont déstabilisées et devront s’adapter.
La pratique du droit par les juristes, y compris les magistrats, va demander une formidable capacité d’adaptation. L’une des noblesses intellectuelles du droit est d’être un domaine d’élection de la logique floue, cette logique polyvalente intégrant dans le raisonnement des facteurs aux valeurs de vérité partielles, c’est-à-dire non-binaires. L’intelligence artificielle est très adaptée à ce type de logique complexe et donnera aux juristes le moyen d’augmenter significativement leur impact intellectuel et sociétal. Dans les temps de rupture, il revient aux juristes d’imaginer, de concevoir, de définir un nouveau contrat social.
L’IA libérera les juristes des tâches répétitives et de l’essentiel des travaux de recherche, en leur livrant, en un temps instantané à l’échelle humaine, non seulement la sélection des documents pertinents, mais leur analyse approfondie.
Les tâches deviendront de plus en plus nobles, faisant appel à nos ressources de créativité, à notre capacité à imaginer le droit d’un monde nouveau, un droit intégrant des valeurs, parfois dérangeantes, que nous voyons émerger et qui emporteront les digues des référentiels de pensée actuels.
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Docteure en droit et diplômée de l'Essec, Eloïse est rédactrice en chef du Blog Predictice.