Didier Martin, senior partner du prestigieux cabinet français Bredin Prat, évoque son parcours, ses missions et partage sa vision de la profession dans dix ans.
Vous êtes actuellement senior partner au sein du cabinet Bredin Prat. Quel est votre parcours ?
J’ai suivi des études de droit à Paris et ai songé un moment à suivre une carrière universitaire mais très rapidement, j’ai décidé de devenir avocat.
Après avoir été collaborateur auprès d’avocats aux conseils, je suis entré chez Gide Loyrette Nouel. J’ai ensuite rejoint le cabinet Bredin Prat en 1991. Nous étions alors il me semble trente à quarante avocats, et nous sommes maintenant près de deux cents.
Finalement, j’ai eu une carrière classique en ayant été dans deux cabinets. Certes, je suis parti un peu moins d’un an à Washington, mais c’était en 1981, à l’époque des nationalisations, et comme j’avais travaillé sur ces sujets, j’ai dû revenir plus tôt que prévu.
Qu’est-ce qui distingue le senior partner du managing partner ?
Le managing partner est celui qui supervise la gestion du cabinet. Nous avons un directeur qui est en charge de l’ensemble de notre administration et s’occupe de sa gestion. Le managing partner supervise cette gestion et l’organisation du cabinet.
En revanche, le senior partner est celui qui préside les réunions d’associés, participe à des réunions stratégiques.
En pratique les senior et managing partners travaillent ensemble, mais le senior partner a une vocation de présidence. Ainsi Bredin Prat est une SAS : en tant que senior partner, je suis président de la société.
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Senior partner, managing partner… ce sont des fonctions héritées du monde anglo-saxon, n’est-ce pas ?
En effet, l’organisation des grands cabinets en France a été inspirée par celle des cabinets anglo-saxons.
Cependant, même en faisant abstraction de ce mimétisme, il y a une logique à l’existence de ces deux fonctions distinctes. En effet, celle de managing partner prend beaucoup de temps. Un avocat qui serait à la fois senior partner et managing partner n’aurait plus de temps pour avoir une activité professionnelle.
Or, nous souhaitons avant tout continuer d’exercer ce métier. Nous avons également toujours été convaincus que nous sommes davantage efficaces en restant avocat tout en conjuguant nos fonctions de gestion et de direction du cabinet.
Pensez-vous que le rôle de senior partner au sein d’un cabinet français comme Bredin Prat est différent de celui des cabinets anglo-saxons ?
Ce serait plutôt une question de taille que de nationalité. En effet, certains cabinets regroupent des milliers de personnes, ce sont de véritables entreprises, de sorte que leur gestion est un travail à plein temps. D’ailleurs, les cabinets anglo-saxons qui ont dépassé une certaine taille ont des managing partners et des seniors partners qui se consacrent entièrement à ces fonctions. En revanche, dans d’autres cabinets plus petits - même américains et de tout premier plan - le temps consacré au dossier est largement prédominant par rapport à celui consacré à sa gestion.
Pour ma part, le temps que je consacre à mon activité de senior partner est variable selon la période de l’année. Si je devais évaluer combien de temps cette fonction me prend sur l’ensemble de l’année, je dirais approximativement qu’un tiers de mon temps est consacré à cette fonction, un autre tiers consacré à d’autres activités, comme la participation à certains comités de place, et enfin un tiers à mon exercice professionnel.
Quelle stratégie d’évolution avez-vous choisie pour votre cabinet ?
Le cabinet a développé des pratiques qui pouvaient coopérer entre elles. Prenons l’exemple de nos associés fiscalistes (mais c’est le cas de toutes les pratiques du cabinet). Ils sont très impliqués dans les opérations de fusions-acquisitions, la problématique fiscale étant importante. Ainsi, même si les fiscalistes ont une activité indépendante, ils sont sollicités pour les transactions. La complémentarité est quotidienne.
Ces pratiques complémentaires se sont développées afin qu’elles soient reconnues comme étant exercées par des équipes de premier plan dans leur domaine d’activité.
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Notre second axe de croissance a été l’internationalisation. Quand je suis arrivé au cabinet, Jean-François Prat s’était associé avec des associés américains. Il avait constaté la nécessité d’être tourné vers l’international, aussi bien pour accompagner les entreprises étrangères souhaitant s’implanter en France, que pour les entreprises françaises cherchant à accéder à des marchés étrangers ou à en sortir.
Cette internationalisation a été accélérée grâce à notre réseau Best Friends, qui repose sur une relation privilégiée avec cinq autres grands cabinets européens : BonelliErede en Italie, De Brauw au Pays-Bas, Hengeler Mueller en Allemagne, Slaughter and May au Royaume-Uni et Uría Menéndez en Espagne et au Portugal. Cela nous a considérablement aidés dans notre activité à l’étranger.
Par exemple, l’Inde n’est pas un pays qui historiquement a des liens avec la France. C’est pourquoi, aux côtés de nos Best Friends, nous organisons chaque année des visites communes auprès de cabinets d’avocats indiens ou de grandes sociétés indiennes susceptibles de vouloir travailler en Europe. Ces visites ont pu être organisées dans de nombreux pays dans les meilleures conditions car, aux côtés des cinq autres cabinets européens, nous avons une plus grande reconnaissance.
Nous avons pu créer ainsi des liens étroits avec les meilleurs cabinets un peu partout dans le monde.
Ce maillage a été très important pour notre développement et ces liens nous ont beaucoup aidés. Pour vous donner une idée, nous organisons une cinquantaine de réunions avec nos Best Friends dans l’année (en intégrant les cabinets américains et asiatiques dont nous sommes proches). Pourtant, aucun accord formel ne nous lie, nous n’avons jamais signé quoi que ce soit. C’est tout simplement dans la logique de nos relations.
Comment imaginez-vous le métier d’avocat dans dix ans ?
Le développement de l’intelligence artificielle va engendrer de grands changements pour la profession. Beaucoup d’avocats ont des craintes, notamment parce que la présentation faite par les consultants est souvent provocatrice, sur le thème “les juristes sont morts”.
Pour ma part, je crois au contraire que le développement de l’intelligence artificielle sera une occasion formidable pour les avocats, comme l’apparition d’Internet l’a été à l’époque. Les cabinets vont de plus en plus utiliser des outils performants - c’est d’ailleurs déjà le cas aujourd’hui.
Les entreprises peuvent bien évidemment disposer de ces mêmes outils, mais cela présente un intérêt moins grand pour elles car elles ont moins de récurrences que les cabinets.
Petit à petit, les prestations qui ne consistent qu’en une compilation du droit sans en faire plus disparaîtront. En revanche, les machines ne vont pas tout régler. La prise de décision appartient aux humains. Si ce n’est plus le cas, nous vivrions alors dans un monde de machines. Il y a la réalité d’un côté, et de l’autre, un fantasme destiné à marquer les esprits.
Il y aura toujours besoin d’avocats de talent par leur réactivité, le sens de l’opération, leur savoir-faire pour négocier, l’imagination... Par exemple, la jurisprudence est le reflet du passé. Quand on dit que la justice peut être prédictive, cela signifie que l’on se fonde sur l’information disponible, et que l’on prédit l’avenir sur la base de ces éléments. Mais avec les revirements de jurisprudence, ce qui change la donne, ce qui fait tout d’un coup, qu’il y a une appréciation différente, ça, ce n’est pas la machine qui va le faire ! La rupture, ce n’est pas le domaine de la machine, c’est celui des humains.
Ainsi, dans dix ans, les cabinets auront évolué grâce à ces outils, mais il y aura toujours une limite à ce que ces outils pourront faire.
La conséquence sera que l’on aura probablement plus de cabinets plus grands ou plus petits : des cabinets avec des investissements lourds, qui fourniront des prestations nécessitant de grandes capacités de traitement de données pour leur réalisation, comme de la compliance au niveau international.
Il y aura également des petits cabinets qui grâce à ces outils pourront être extrêmement performants. De ce fait, ils n’auront besoin que de peu d’associés ou de collaborateurs pour être présents dans de grandes transactions.
Quoi qu’il en soit, il y aura toujours les cabinets à forte valeur ajoutée, capables d’accompagner les entreprises pour leurs grands contentieux ou opérations stratégiques et de faire preuve de créativité et de faire bénéficier leurs clients de leur grande expérience. Maintenant, le propre de l’avenir est qu’il est incertain…
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Docteure en droit et diplômée de l'Essec, Eloïse est rédactrice en chef du Blog Predictice.