Rôle de l’avocat dans la cité, évolutions du droit du travail, conséquences du numérique… Emmanuelle Barbara partage ses réflexions, en toute franchise.
Vous êtes une référence dans votre domaine. Pourquoi avez-vous décidé de vous spécialiser en droit du travail ?
En réalité, je ne me suis pas spécialisée en droit du travail, c'est la spécialité qui est venue à moi. J'ai débuté ma carrière comme fiscaliste. Le droit du travail s'est imposé à moi comme une rencontre au travers du calcul de la réserve spéciale de participation qui figure dans la liasse fiscale.
C'est à cette occasion que j'ai remonté petit à petit la chaîne d'explications : l’histoire de la participation portée par le général de Gaulle, les parties à un tel accord, la définition et la finalité de la formule de calcul, etc.
J'ai été accompagnée dans ma découverte du droit du travail par un mentor, tandis que j’approfondissais les concepts le soir.
J’ai ensuite poursuivi l’objectif d’obtenir le titre de spécialiste, que j'ai obtenu en 2000, car pour avoir le droit de passer l'examen, il fallait démontrer que je pratiquais le droit du travail malgré mon diplôme de droit des affaires et fiscalité. Cette nouvelle voie, je l'ai vraiment voulue plus que tout.
Le droit du travail a été une rencontre : j'ai ressenti une familiarité naturelle avec ses règles.
Non pas que je les connaisse par cœur, mais j'ai compris leur logique et leur cohérence à l'aune de l'histoire, de l'économie, de la politique, de la sociologie... Bref, tous les thèmes qui m'intéressaient ont trouvé leur sens et une certaine cohérence dans l'étude des règles qui gouvernent les relations de travail.
Je me suis donc livrée à une étude assidue, tout en instruisant des dossiers. Puis j'ai eu l’opportunité de créer le département de droit du travail au sein d’August Debouzy en 1996.
Ensuite, nous avons bénéficié des initiatives nombreuses des gouvernements successifs qui ont introduit tant de normes : les 35 heures, les lois à connotation sociétales ou encore réformant le droit du licenciement, le droit de la santé au travail, l’épargne retraite et j’en oublie... Il en est résulté un accroissement du champ du conseil, les motifs d’en découdre judiciairement ne s’étant pas non plus taris. Nous avons toujours de bonnes raisons d'être occupés !
Par ailleurs, quoi de plus stimulant que de connaître dans sa vie professionnelle une mutation profonde de l’environnement -à tous les sens du terme- qui sous-tend l’organisation sociale, économique et sociétale. La place du droit du travail dans notre société interroge des notions passionnantes : qu'est-ce que travailler veut dire ? Quel est le rôle de l'entreprise ? Quel est le rapport entre l'État et les entreprises ? Constate-t-on les prémices de l'entreprise providence ? Puis voilà le surgissement de la figure de l’entrepreneur et de la startup qui viennent bousculer l’organisation sociale où tout avait été construit autour du salariat. Bref, nous vivons une époque formidable.
Quelles sont les qualités dont doit faire preuve un bon avocat en droit social ?
L’empathie et la curiosité conditionnent l’appétit, pour un engagement de l’avocat à chaque fois renouvelé aux côtés du client, pour chaque nouvelle question. L’écoute est donc essentielle. Cela se traduit par une conversation ininterrompue et soutenue. Le lien de confiance réciproque établi vis-à-vis des interlocuteurs chez le client, assorti du recours au travail en équipe en interne permettent le mieux possible d’anticiper, d’agir utilement dans des stratégies partagées, voire bousculées soudainement.
Enfin, ce qui fait le sel du métier, c'est l'imagination. Aiguiser l’imagination que l’on partage avec ses interlocuteurs, ne provient que de la qualité de la conversation et de la confiance réciproque qui en résulte.
Ce métier concerne au plus près les ressorts des interactions sociales, soit parce qu’elles dysfonctionnent (contentieux ou précontentieux), soit que l’objectif consiste à modifier pour l’avenir certaines interactions sociales telles qu’elles existent (large domaine du conseil). La qualité des relations sur le plan technique et émotionnel liant l’avocat à son client conditionne le succès de l’action de l’avocat dont l’office ne se résume pas au seul savoir des règles de droit.
Un avocat n'est pas seulement un juriste ; il accompagne son client dans un rôle où proximité et distance sont mêlées.
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Vous intervenez souvent dans les médias et n’hésitez pas à défendre des positions tranchées. Quel rôle l’avocat est-il destiné à jouer dans la cité ?
L'avocat est un agitateur de visions, il lui incombe de secouer les représentations parfois schématiques. Un avocat ne doit pas être tiède, mais il doit demeurer mesuré.
J’exprime avec franchise mes convictions. Notre métier consiste aussi à porter haut le verbe.
Il est banal de constater que tout change, ce constat étant valable pour chaque époque d’ailleurs. La nôtre a ceci de particulier que ses évolutions sont perceptibles d’une année sur l’autre ! Ce qui se traduit par la disparition progressive de toute stabilité sur le temps long, tant pour les entreprises que pour les personnes. La technologie qui comprime le temps est l’un des facteurs qui explique ce nouveau paradigme. Et cela entraîne des problématiques singulières.
Nous connaissons désormais un monde instable par principe, rapide. Dans ce contexte, les aspirations individuelles ont également changé et ne s’accommodent plus nécessairement de l’offre uniforme d’un travail répondant à des critères uniformément partagés. Les modalités de vie professionnelle se sont considérablement élargies, ne serait-ce par exemple qu’à la lumière de l’expérience grandeur nature du télétravail pendant ces deux dernières années.
Mieux, on finit par devoir s’interroger sur ce que travailler veut dire en ce début de XXIe siècle. Si le travail a été vu comme un facteur de production créant une richesse utile à la collectivité, alors la prise en compte de la préservation de l’environnement, par exemple, pourrait impacter des pans entiers d’activité en raison de leur caractère délétère. Ce qui était naguère bon pour le PIB pourrait l’être moins pour la planète. A l’inverse, ce que l’on ne considérait pas naturellement comme un « travail », sous-entendu rémunéré, pourrait être vu comme tel à l’avenir en raison de l’utilité sociale qui lui serait désormais davantage reconnu.
On reproche souvent au Code du travail d’être trop épais et illisible ; le droit du travail peut-il être simplifié ?
Non, je ne pense pas que le droit du travail puisse être simplifié et cette idée assez répandue me parait illusoire. Pourtant, elle revient régulièrement : on a tenté d'écrire un préambule au code du travail très synthétique constitué de grands principes, sans succès. Le fait d’avoir consacré en 2017 le droit pour les entreprises de négocier des normes juridiques au plus près du terrain n’apparaît pas comme un facteur de simplification de l’édifice juridique, mais bien une nécessité dictée par les enjeux auxquels elles sont confrontées.
En outre, de multiples lois sont votées régulièrement et ont un impact sur le droit du travail ! Tel est le cas des lois concernant la conformité et le droit d’alerte, les données personnelles et plus récemment le climat ou la santé au travail. Dans un monde ultra interconnecté, complexe et rapide, où toutes les sphères du droit sont imbriquées et bousculées notamment du fait de la civilisation numérique, on ne voit pas comment simplifier le droit du travail ! J’ajoute qu’il faudrait s’entendre d’abord sur la signification précise du terme « simplification » dans ce domaine.
D’ailleurs, certaines sphères du droit sont au contraire vues parfois comme insuffisamment régulées, tel le télétravail. Le renvoi à la négociation collective pour réguler localement ce mode de travail en fonction des besoins de l’entreprise en cause apparait, pour les uns, la seule option efficace, pour les autres, comme dénué de règles assez strictes.
Le droit du travail est en outre tout entier confronté à l’enjeu de la régulation d’autres statuts professionnels que le salariat, ce qui annonce des modifications supplémentaires à venir. À cela, s’ajoute le droit de la protection sociale qui doit s’adapter également aux réalités nouvelles de travail et plus généralement de la vie.
Tant que le Code du travail existe, il y a bien un droit du travail ?
Il faudrait plutôt envisager d’ouvrir le code du travail à tous les statuts professionnels et aménager leur coexistence en tant que tels et ne plus seulement penser le code comme celui du seul « contrat de travail » ou assimilé. Observons en passant que malgré sa taille confortable, il ne comporte pas d’article sur la définition du contrat de travail…
Comment imaginez-vous la profession d’avocat dans dix ans ?
Dans les dix ans qui viennent, nous serons très aidés par la technologie, permettant la collecte précise de données telles que jurisprudentielles, la doctrine ou encore d’autres sources que le droit portant sur telle ou telle question.
Pour les avocats expérimentés, ce sera formidable de disposer d’un tel outil abouti. Cela nous permettra de gagner en rapidité, précision, tout en laissant le temps gagné pour s’investir dans ce qui fait le sel du métier.
Et pour que toutes ces évolutions technologiques soient également profitables aux confrères les plus jeunes, il faut absolument que l’exercice de la profession s’effectue plus que jamais en équipe. Ce métier où l’expérience compte tant, où la transmission est essentielle, nécessitera toujours l’expérience malgré ces moyens technologiques qui augmentent l’action de l’avocat.
Un mot de conclusion ?
J'ai beaucoup de chance d'avoir atteint la maturité de l’exercice de mon métier à notre époque et non dans les années 80. Ces années-là ne recelaient pas autant d’incertitudes, de motifs d'espérances et autant de craintes que le temps présent. Je ne pense pas qu'on bâtisse un monde tellement meilleur que le précédent, mais il ne sera pas pire non plus. Il sera seulement différent, radicalement différent.
beaucoup de chance d'avoir acquis de la maturité à notre époque et non dans les années 80. Ces années-là n'avaient rien de spécial, c'était seulement la fin de la civilisation que nous avions bâtie dans les années 50. Aujourd'hui, nous vivons une époque d'une vivacité incroyable, dans laquelle tout change, remplie d'espérances et de craintes. Je ne pense pas qu'on bâtisse un monde tellement meilleur, mais il ne sera pas pire non plus. Il sera juste différent, radicalement différent.
Notre époque présente quelque chose d’unique. Nous avons quitté les rivages du XXe siècle, mais il nous reste encore à poser fermement le pied sur ceux du XXIe.
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Docteure en droit et diplômée de l'Essec, Eloïse est rédactrice en chef du Blog Predictice.