Les évolutions du dialogue social

27 octobre 2021

8 min

David Blanc Fromont Briens
Comment le dialogue social a-t-il traversé la crise sanitaire ? David Blanc, spécialiste de droit social et associé chez Fromont Briens, fait part de son retour d’expérience. 

Pourriez-vous vous présenter en quelques mots s’il vous plaît ?

Je suis avocat depuis 2002. J'ai prêté serment en février 2002 et j'ai rejoint immédiatement le cabinet Fromont Briens, qui a deux bureaux, l'un à Paris et l'autre à Lyon, ce dernier étant le bureau historique créé en 1993. Le cabinet regroupe aujourd'hui 42 associés et 98 collaborateurs répartis entre Lyon et Paris. Nous intervenons exclusivement dans le domaine du droit social, aussi bien en conseil qu'en contentieux. Chacun de nous gère un portefeuille de clients en fonction de ses parcours et de son domaine d'activité.

 

La pandémie de covid-19 a créé une grande insécurité juridique. Comment avez-vous accompagné vos clients en cette période difficile ?

Quand le confinement est arrivé au mois de mars 2020, nous nous sommes attendus à un arrêt brutal du dialogue social. En réalité, c'est tout l'inverse qui s'est produit : selon les statistiques du ministère du Travail ou de la direction du Travail, un nombre important d'accords de branche ont été signés. Il y a eu 800 demandes d'extension d'accords de branche en juin 2020, une explosion de dépôts d'accords d'entreprise sur la plateforme TéléAccords du Ministère, et selon les derniers chiffres dont j'ai eu connaissance, 53 accords de branche et 8 000 accords d'entreprise sur le premier semestre 2021 traitant du Covid.

 

Le dialogue social ne s'est pas arrêté avec la crise sanitaire ; au contraire, il s'est renforcé et même amplifié.

 

 

Pourquoi ? Tout simplement parce qu'on a eu un besoin d'adaptation sociale de la quasi-totalité des règles qui existent en matière de droit du travail.

 

Nous avons ainsi eu droit à six lois, douze ordonnances et un nombre de décrets que j'ai arrêté de compter, pour aménager la vie sociale. Tout cela se faisant évidemment par le biais de la négociation collective, le gouvernement souhaitant privilégier les accords consensuels au sein des entreprises.

 

Des intérêts traditionnellement antagonistes entre les salariés et les employeurs ont disparu afin de faire face à un objectif commun, celui de sauver l'entreprise et de surmonter cette crise sans précédent. Le taux de transformation a d'ailleurs été plutôt positif dans la mesure où l'intérêt général de l'entreprise primait sur le reste.

 

L'accompagnement des clients consistait essentiellement à faire face à deux phénomènes nouveaux : l'urgence et la multiplication des sources juridiques en matière de crise covid.

 

L'urgence est née de l'apparition quotidienne de nouvelles normes. Le gouvernement et le parlement découvraient la crise petit à petit et tentaient de trouver des solutions pratiques pour permettre aux entreprises de surmonter la crise. La frénésie législative imposait un travail de veille approfondi. Il me fallait deux heures de travail quotidien, rien que pour me mettre à jour ! Le travail était rendu encore plus difficile par la multiplication des sources : le droit n'était plus dicté par le Code du travail, mais par des sources périphériques totalement nouvelles pour nous. Je pense notamment aux questions-réponses du gouvernement mis à jour à peu près tous les matins, ou encore au protocole sanitaire national qu'il a fallu adapter.

 

Il fallait donner aux clients des réponses aussi rigoureuses que possible, ce qui n'était pas toujours évident puisque ce qu'on leur disait lundi pouvait changer mardi. Ces difficultés, nous continuons d'ailleurs à les subir. Je pense au fait que de nombreux clients ont recouru à l'activité partielle, soit classique, soit de longue durée et donc appliqué certains taux de remboursement d'allocations d'activité partielle. Aujourd'hui, les entreprises subissent des contrôles de la part de l'Agence de services et de paiement (ASP) qui vérifie si elles ont correctement calculé leurs indemnités. Or, un de mes clients a calculé des maintiens de salaire et des demandes d'allocations conformes à l'état du droit tel qu'il existait au moment de sa demande, mais qui entretemps a changé. Je pense notamment au calcul des allocations d'activité partielle pour les forfaits-jours.

 

Un certain nombre d'entreprises ont ainsi calculé leurs indemnités en se basant sur des mauvais taux. Je dois donc accompagner encore aujourd'hui celles qui font l'objet de contrôles.

 

L'ASP ne se montre-t-elle pas indulgente face à ces situations ?

Si, l'ASP fait généralement preuve de compréhension : les petites entreprises n'avaient pas des services de ressources humaines calibrés pour faire face à cette situation. De plus, s'est greffé par-dessus le fameux droit à l'erreur qui existe davantage dans le domaine des cotisations sociales, mais qui, je pense, a eu un petit effet de contagion sur l'ASP.

 

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Les outils du dialogue social ont-ils permis aux employeurs de faire face à cette crise ?

Oui, parce qu'il y avait de nombreux dispositifs instaurés par ordonnances qui nécessitaient une mise en œuvre par le biais d'un accord collectif, soit de branche, soit d'entreprise. Les entreprises qui étaient dotées de représentants syndicaux ont pu négocier des accords d'entreprise.

 

Sur cette question, on peut distinguer deux vagues successives :

 

La première vague est arrivée avec le premier confinement, entre mars et mai 2020. L'objectif, à ce moment-là, était de surmonter la crise, dans laquelle des équipes se retrouvaient au chômage technique du jour au lendemain. Comment faire pour que cette suspension forcée d'activité n'obère pas de manière trop dangereuse la trésorerie de l'entreprise ? Il a fallu mettre en place des outils sur plusieurs thématiques différentes.

 

La première thématique qui me vient à l'esprit, c'est l'aménagement du temps de travail. Une première vague d'accords a été signée en plein cœur de la crise, sur des aspects très divers : l'imposition des jours de congés payés, des jours de repos pour les forfaits-jours des cadres, le recours à l'activité partielle...

 

Un grand nombre d'accords ont été signés sur un phénomène qui s'appelle l'individualisation de l'activité partielle, c'est à dire la capacité donnée à l'employeur de moduler différemment des suspensions ou des réductions d'activité à l'intérieur d'une même catégorie professionnelle par rapport à des considérations d'ordre technique. Ainsi, un salarié n'avait pas forcément le même taux de réduction d'activité qu'un autre. Pour mettre en place cela, il fallait nécessairement un accord collectif.

 

Des accords ont été signés également sur la mobilisation de la formation professionnelle, les entreprises étant décidées à profiter de l'inactivité contrainte des salariés pour les former, ou encore sur l'affectation de congés payés ou de jours de repos sur des salariés qui travaillaient à un fonds de solidarité pour permettre de financer ceux qui ne pouvaient pas.

 

La seconde phase a commencé au mois de juin 2020, moment où il a fallu accompagner la reprise alors que de nombreux salariés étaient au chômage technique depuis des mois.

 

En ce qui concerne l'aménagement du temps de travail, pour garantir la reprise de la manière la plus souple qui soit, nous avons eu des outils mis en place par voie d'accords en entreprise. Je pense par exemple à la prise en charge des congés payés par l'État, qui permettait de payer des congés plutôt que de les prendre en nature pour garantir la présence du salarié au travail et ainsi absorber la reprise d'activité.

 

Je pense également aux accords dérogatoires sur le fractionnement des congés payés. À partir du moment où le salarié n'a pas pu poser ses congés payés sur la période de prise du congé principal, fatalement, il a déclenché des jours de congés supplémentaires pour fractionnement. L'entreprise, déjà confrontée à une hémorragie de droits à repos, n'avait pas forcément envie d'aggraver les compteurs. Elle a donc pu négocier des accords pour déroger au principe de fractionnement.

 

De plus, pour certains clients qui travaillent dans le commerce, il y a eu pas mal de dérogations au travail du dimanche, afin de leur permettre de rattraper un peu le manque à gagner.

 

J'ai pris l'exemple de l'aménagement du temps de travail mais il y en a beaucoup d'autres. On peut parler du télétravail : même s'il ne suppose pas un accord collectif, c'est la tendance aujourd'hui, surtout depuis l'accord national interprofessionnel du 26 novembre 2020. Ainsi, un grand nombre d'entreprises ont signé des accords ou des chartes sur la mise en place du télétravail pendant la période de crise. Des questions se sont posées sur les catégories éligibles au télétravail, total ou partiel. Tous ces sujets-là ont été traités par le biais des accords.

 

Après le confinement, nous avons été confrontés à une deuxième difficulté bien prévisible : de nombreux salariés ont pris goût au télétravail, car ils se sont aperçus que c'était matériellement possible. Ils ont donc demandé à leur employeur, par le biais de leurs représentants, la pérennisation du télétravail.

 

Des problèmes ont été alors soulevés - pas tous résolus d'ailleurs, comme celui des indemnités d'occupation. Il s'agit de la capacité d'un salarié de demander une compensation lorsqu'il est contraint d'utiliser une surface de son domicile personnel pour stocker des produits ou pour exécuter une partie de son travail, notamment de reporting administratif. Est-ce qu'il y a droit ? Même question avec les tickets restaurants qui a occasionné une saga jurisprudentielle, avec deux décisions complètement opposées du tribunal judiciaire de Paris et du tribunal judiciaire de Nanterre, qui disent tout et son contraire.

 

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Il y a également les accords de performance collective, qui ont été signés en grand nombre au lendemain du premier confinement, ainsi que les plans de sauvegarde de l'emploi. Des licenciements économiques ont été diligentés par les entreprises les plus durement frappées par la crise. Je pense notamment aux équipementiers automobiles et aériens ou aux entreprises contraintes de fermer pendant très longtemps, parce qu'elles faisaient partie des métiers les plus exposés.

 

Avez-vous constaté des inégalités entre les entreprises pour le maintien du dialogue social pendant cette période ?

 

Avant de parler des inégalités et des disparités d'approches, il faut souligner que pour la première fois, dans toutes les entreprises, il y a eu une convergence d'intérêts entre les salariés et l'employeur : toutes les forces étaient tournées vers la volonté de préserver l'entreprise de la crise sanitaire, et après le confinement, de garantir la reprise. Ceci passait par la rédaction conjointe d'un protocole sanitaire en liaison avec le CSE ou la Commission santé.

 

 

En ce qui concerne les inégalités, on peut distinguer trois catégories d'entreprises.

 

La première catégorie est la plus chanceuse en quelque sorte. C'est l'entreprise qui dispose de représentation du personnel et notamment de partenaires sociaux, ainsi que d'un service des ressources humaines suffisant pour gérer les situations d'urgence que l'on a connues.

 

La deuxième catégorie d'entreprises concerne celles qui, tout en ayant des représentants syndicaux, n'avait pas un service RH suffisamment étoffé pour bien appréhender toutes les réformes successives ; elles ont eu besoin d'un accompagnement beaucoup plus poussé de la part de leurs conseils, et notamment de leurs prestataires avocats.

 

Enfin, il y avait la troisième catégorie, les PME-TPE, qui étaient dans l'incertitude la plus totale parce qu'ils n'ont pas de service RH. Le patron cumule toutes les casquettes : directeur général, DRH, directeur commercial. De plus, ces entreprises n'ont souvent pas d'organe de représentation du personnel.

 

Certes, il existe des modes de négociation dérogatoires, qui ont été fortement révisés par le biais des ordonnances Macron de septembre 2017. Il est possible aujourd'hui de négocier un accord d'entreprise par des voies détournées, c'est à dire sans passer par le traditionnel délégué syndical. Mais cela suppose une certaine maîtrise du sujet. Or, tous les employeurs n'étaient pas prêts à négocier un accord collectif en quelques jours... Ces entreprises ont eu un besoin de conseil et d'accompagnement très fort.

 

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L’usage généralisé des outils numériques modifie-t-il le fonctionnement des négociations ?

Complètement ! Le Code du travail n'est pas conçu pour s'adapter au phénomène de dématérialisation de la négociation collective, que j'appelle la télénégociation. Ainsi, quand vous ouvrez votre code en matière de négociation collective, il est écrit qu'à la réunion zéro, il faut fixer le lieu des réunions. Quand vous lisez les conventions de branche sur la question des négociateurs, que ce soit de branche ou d'entreprise, vous avez souvent des annexes qui viennent fixer dans le détail les conditions de prise en charge des frais de déplacement des négociateurs quand ils se rendent au siège de l'entreprise.

 

Tout le droit de la négociation collective a été conçu au départ comme un droit présentiel, avec des négociations qui se font de visu dans une pièce où tout le monde est réuni.

 

 

Avec le risque de contagion, les différentes questions-réponses du gouvernement ont neutralisé un certain nombre de règles et ainsi offert aux entreprises la capacité de s'adapter par un recours au distanciel pour la négociation collective.

 

De nombreux problèmes techniques sont apparus et ont dû être traités au jour le jour. Un exemple : la loyauté. En effet, une négociation doit être loyale. L'employeur ne doit pas prendre les délégués syndicaux pour des simples chambres d'enregistrement et les parties doivent s'engager dans un véritable processus de discussion. Or, est-ce que la loyauté est garantie lorsqu'un délégué syndical habite dans une campagne reculée qui n'a pas de réseau ? Il faut donc au préalable régler les questions techniques pour assurer à tous les délégués syndicaux leur droit légitime à participer à la négociation.

 

Deuxième exemple de difficulté : la signature. Comment fait-on pour signer un accord ? Est-ce qu'on imprime une télécopie qu'on envoie au domicile de chacun ? Est-ce qu'on envoie un coursier faire le tour du domicile de tous les délégués syndicaux pour signer l'accord ? Personne n'avait la réponse.

 

De plus, lorsqu'on négocie en distanciel, toutes les techniques classiques de négociation sont mises en sommeil. Il y a une dimension sociologique forte dans les négociations qui a un rôle non négligeable : le confort des sièges, le placement des personnes, les discussions informelles pendant les suspensions de séance, la théâtralisation des gestes... Tout cela disparaît en distanciel. Nous avons donc été contraints de réinventer la manière de négocier.

 

Finalement, de nombreuses questions sont restées sans réponse, car nous avons dû nous adapter en temps réel sur ces nouvelles problématiques. C'est pourquoi je conseille à mes clients de rédiger une charte de bonne utilisation des outils numériques en matière de négociation collective, qui permet de préciser les temps de parole, l'utilisation de la caméra, la question des enregistrements sauvages, la durée des sessions, etc. Je leur conseille également de prévoir un groupe WhatsApp pour les délégués syndicaux afin qu'ils puissent échanger en direct sur les propositions patronales, ainsi qu'une hotline informatique pour permettre de résoudre en temps réel des défaillances techniques.

 

Un conseil pour les entreprises ?

Je voudrais les mettre en garde. En effet, le droit du travail n'a pas arrêté de s'appliquer entre mars et novembre 2020. Or, beaucoup d'entreprises ont mis en suspens un certain nombre d'obligations quotidiennes et courantes dans le domaine de la négociation collective.

 

Certains de mes clients commencent à être sollicités par l'inspection du travail sur certaines questions comme l'égalité hommes-femmes, car en 2020, ils n'ont pas renouvelé leur accord ou le plan d'action. S'il est vrai qu'en 2020, les entreprises avaient d'autres priorités à gérer, nous sommes à présent en octobre 2021 et il est temps de reprendre le cours de leurs obligations habituelles.

 

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Éloïse Haddad Mimoun

Docteure en droit et diplômée de l'Essec, Eloïse est rédactrice en chef du Blog Predictice.

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