Thomas Passerone et Krys Pagani ont accepté de répondre à nos questions concernant la mise en place du télétravail, pendant et après le confinement.
Après leur doctorat à l’Université Panthéon Assas (Paris II), Thomas Passerone et Krys Pagani ont suivi des voies différentes. Thomas Passerone a travaillé pendant près de quinze ans au sein du Groupe Vinci où il a notamment eu l’opportunité de mettre en place le télétravail pour les entités appartenant à la division à laquelle il était rattaché.
Krys Pagani, avocat au barreau de Paris, a co-fondé en 2014 le cabinet Alkyne Avocats, cabinet pluridisciplinaire au sein duquel il assure la direction du pôle social composé de cinq collaborateurs. Il est par ailleurs co-créateur du Cercle K2.
Thomas Passerone l’a rejoint en 2020 en qualité de counsel. Ils accompagnent leurs clients tant en conseil qu’en contentieux. Le télétravail fait partie des questions récurrentes traitées par le cabinet tant de manière structurelle que dans les adaptations rendues nécessaires par l’épidémie de Covid-19.
L’employeur doit-il respecter des obligations spécifiques pour mettre en place le télétravail ?
Il nous semble important de rappeler tout d’abord qu’il ne faut pas confondre les obligations que l’employeur doit respecter lors de la mise en place du télétravail et la question de l’obligation de mettre en place le télétravail dans l’entreprise, question nouvelle liée à l’épidémie de Covid-19.
Concernant les conditions de la mise en place du télétravail, depuis les ordonnances Macron, il doit être prévu par accord collectif, charte unilatérale ou accord tacite. Il est évident que dans les situations qui le permettent une négociation avec les partenaires sociaux est à privilégier. Il faut également être vigilant et faire évoluer le document unique d’évaluation des risques pour intégrer les risques liés au télétravail, comme le travail sur écran, les postures de travail et les actions de prévention (campagnes de sensibilisation, actions ayant pour finalité de garantir la continuité du lien social, etc.) mais également les risques cyber par exemple.
Concernant l’obligation de mettre en place le télétravail, le ministère du travail, et plus largement les communications gouvernementales, ont à plusieurs reprises, notamment dans le protocole sanitaire, mis en avant l’obligation pour l’employeur de recourir au télétravail sauf lorsque celui-ci est impossible. Mais, comme cela a déjà été dit, nous sommes d’accord pour considérer que le protocole sanitaire n’est pas une norme opposable mais plutôt une recommandation. Le Conseil d’État a confirmé qu’il ne s’agissait pas d’une norme susceptible d’un recours en excès de pouvoir car insuffisamment précise pour être contestée devant le juge administratif (Conseil d’Etat, 19 octobre 2020, n°444809). Cela ne signifie pas pour autant que l’employeur n’a pas l’obligation de mettre en place le télétravail dans certaines circonstances. Pourquoi ? En droit du travail, il existe une obligation générale de sécurité à la charge de l’employeur instituée par le livre IV du code du travail. Dans le contexte actuel, cette obligation peut imposer la mise en œuvre du télétravail qui participe grandement d’une démarche de prévention des risques.
Il est toutefois intéressant de noter que le champ traditionnel de l’obligation de sécurité est la sphère professionnelle. Or, la Covid-19 ne constitue pas un risque purement professionnel. Il est pourtant traité comme tel à travers l’obligation pour l’employeur de l’identifier et de l’évaluer (modification du DUER pour intégrer le risque « Covid-19 ») mais également de l’obligation de mettre en place des moyens de prévention. C’est dans ce cadre que s’intègre le télétravail. On est donc en train d’intégrer au champ de l’obligation de sécurité un risque qui n’en faisait pas partie à l’origine. Le danger est qu’on ne puisse plus, in fine, poser de limites à cette obligation. L’employeur devra t-il prévenir le risque de contagion à la grippe saisonnière ? Obliger tous les salariés à porter le masque dans le cadre de son obligation de prévention ? Tout cela pourrait paraître paradoxal.
Une autre originalité que l’on peut souligner est que le risque qu’il s’agit de prévenir n’est pas uniquement celui d’une contagion sur le lieu de travail mais également lors des déplacements nécessaires pour se rendre sur le lieu du travail. Ainsi le télétravail est imposé par le gouvernement, non pas seulement pour prévenir le risque professionnel intrinsèque, mais également le risque qui peut survenir lors du temps de trajet, alors même que celui-ci n’est pas considéré comme étant un temps de travail effectif et que l’employeur n’est en principe pas tenu d’assurer la sécurité des salariés pendant ce trajet (la première conséquence est qu’il est impossible de rechercher la faute inexcusable de l’employeur en cas d’accident de trajet pourtant indemnisé par les caisses de sécurité sociale).
L’obligation de sécurité de l’employeur et la prévention des risques se trouvent donc déplacées de la sphère purement professionnelle à celle de temps connexes au temps de travail. La situation sanitaire liée à la Covid-19 risque de constituer un point de non retour quant à l’obligation de sécurité de l’employeur qui dépasserait le strict cadre professionnel. Dans une logique un peu absurde, on pourrait aller jusqu’à dire qu’il faut mettre le télétravail en place pour prévenir le risque routier.
La prévention du risque est donc désormais quelque peu déplacée, car élargie à des temps connexes au temps de travail.
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Lorsqu’on est en télétravail, on a l’impression qu’il y a une forte perméabilité entre le temps de travail et le temps privé. Comment définir les plages horaires pendant lesquelles le salarié peut être contacté ?
Lorsque l’on est en télétravail, il existe en effet une forte perméabilité entre la vie professionnelle et la vie privée. Les plages de joignabilité font partie des éléments qui permettent de marquer une frontière entre les deux sphères et qui relèvent de la responsabilité de l’employeur.
En droit du travail, on distingue habituellement le temps de travail effectif et le temps de repos (pause, repos hebdomadaire, repos journalier). La plage de joignabilité est un concept propre au télétravail qui se distingue du temps de travail effectif. On serait tentés de faire un parallèle avec les périodes d’astreinte pendant lesquelles le salarié ne travaille pas forcément car il peut être en pause, mais durant lesquelles il est tenu de répondre présent s’il est appelé. Être en période de joignabilité ne signifie donc pas que le salarié travaille nécessairement de manière effective. C’est toutefois un indice fort puisqu’il est tenu de pouvoir répondre par téléphone ou par mail pendant cette période.
Chez Alkyne, nous recommandons que les plages de joignabilité soient inférieures ou égales à la durée de travail journalier. Cette limitation sera un élément qui permettra, dans une certaine mesure, de garantir un repos suffisant au salarié et d’assurer l’effectivité du droit à la déconnection.
Quels coûts l’employeur doit-il prendre en charge lorsque le salarié est en télétravail ?
Les textes sur la question sont quelque peu contradictoires : l’accord national interprofessionnel de 2005 qui s’applique toujours pour les entreprises comprises dans son champ d’application prévoit que l’employeur doit prendre en charge les coûts, sans préciser leur montant ni leur nature. La loi de 2012 avait codifié l’obligation issue de cet ANI (L. 1222-10 ancien) mais ces dispositions ont été abrogées par les ordonnances de 2017. Ainsi, dans le code du travail aujourd’hui, il n’y a plus de mention relative à l'obligation pour l’employeur de prendre en charge les coûts liés au télétravail. L’ANI est quant à lui toujours applicable pour les entreprises qui entrent dans son champ (entreprises appartenant à un secteur d’activité dans lequel le Medef, la CGPME ou l’UPA sont représentatives), étant toutefois précisé qu’un accord d’entreprise peut déroger à l’ANI. Le questions/réponses du gouvernement a malheureusement entretenu les interrogations à ce sujet. Après avoir indiqué que la prise en charge des frais n’était pas une obligation pour l’employeur (la précision était néanmoins ambiguë car évoquant « indemnité de télétravail » et « frais découlant du télétravail dans la même phrase ce qui ne désigne pourtant pas la même chose), le ministère du travail a finalement supprimé cette indication.
Concrètement, aujourd’hui la prise en charge dépend des entreprises et c’est précisément ce que prévoit l’ANI conclu le 26 novembre dernier en renvoyant au dialogue social pour la détermination des frais pris en charge. Le nouvel ANI précise par ailleurs que la prise en charge des dépenses doit être validée par l’employeur, ce qui a fait bondir certaines organisations syndicales.
Il faut savoir que l'Urssaf a publié sur son site internet en décembre 2019 la possibilité de bénéficier d’une prise en charge forfaitaire des frais liés au télétravail considérés comme des frais professionnels, et donc non soumise à cotisations. Le montant exonéré est variable selon le nombre de jours de télétravail par semaine. Il s’agit là d’une simple tolérance, car pour que la norme soit opposable, il faudrait modifier l’arrêté de 2002 relatif aux frais professionnels pour permettre un remboursement forfaitaire qui n’est pas aujourd’hui prévu. L’ANI du 26 novembre 2020 évoque quant à lui une allocation forfaitaire en renvoyant à des seuils prévus par la loi. Ces seuils restent à définir mais, sur ce sujet, la logique de remboursement forfaitaire des frais professionnels liés au télétravail devrait devenir effective ce qui pourrait favoriser le dialogue social sur le sujet.
Il est à noter que lorsque l’employeur ne met pas à disposition du salarié un local pour travailler, et que ce dernier est donc dans l’obligation de travailler chez lui, la Cour de cassation considère le dédommagement obligatoire.
Enfin, il faut tenir compte du fait que tout employeur doit fournir au salarié les moyens lui permettant d’exécuter ses fonctions. Il fait donc peu de doutes qu’indépendamment de la question du remboursement des frais liés au télétravail, tous les éléments strictement nécessaires à l’exécution de la prestation de travail doivent être fournis ou remboursés par l’employeur (ordinateur, téléphone).
Si la question du remboursement des frais lié au télétravail soulève autant de débats, c’est à notre sens en raison de la difficulté de déterminer avec précision les frais strictement liés au télétravail et ceux qui relèvent de la vie personnelle : que décider par exemple pour les foyers qui disposaient avant l’instauration du télétravail d’un forfait internet illimité souscrit à titre personnel ou encore des dépenses d’électricité et de chauffage ? Doit-on prendre comme critère le fait que ces dépenses n’auraient pas été engagées en l’absence de télétravail ? Retenir une allocation forfaitaire pourrait permettre de dépasser ces questions et de sécuriser les employeurs, encore faut-il que ces derniers adhèrent à cette dépense supplémentaire. Pour des petites structures, le télétravail peut représenter un coût important sans économie corrélative comme on l’entend à propos de grosses structures qui réaliseraient des économies sur les dépenses locatives, d’énergie, etc. en plaçant une partie de ses salariés en télétravail.
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Le télétravail semble avoir séduit une majorité de travailleurs. Sera-t-il encore possible à un employeur de refuser le télétravail à un salarié lorsque la période de confinement sera passée ?
En droit, le refus du télétravail est toujours possible mais l’employeur doit systématiquement le motiver. En période de confinement lié à l’épidémie de Covid-19, l’obligation de motivation est simplement renforcée car l’employeur ne doit pas simplement démontrer qu’en raison des fonctions exercées, le télétravail, total ou partiel, ne serait pas dans l’intérêt de l’entreprise, mais que le télétravail est impossible.
À l’issue de cette période, il faudra envisager deux hypothèses :
- Soit l’entreprise a mis en place le télétravail dans son organisation. Dans ce cas, il faut, d’une part, que les motifs de refus soient précisés dans l’accord collectif ou la charte d’entreprise, comme une condition relative à l’ancienneté, l’expérience professionnelle ou encore selon la nature des tâches à accomplir et, d’autre part, qu’ils soient mis en œuvre de façon objective dans le respect des dispositions prévues et du principe d’égalité de traitement entre collaborateurs.
- Soit l’entreprise n’a pas mis en place le télétravail (si juridiquement cela demeure possible, ce n’est plus dans l’air du temps). Le refus de maintenir le télétravail, alors que certaines tâches peuvent être effectuées à distance, pourrait être un sujet de crispation et de tension sociale, et faire perdre à l’entreprise son attractivité.
S’il est vrai que certains salariés ont apprécié le télétravail, pour d’autres, cela a été beaucoup plus compliqué, en particulier lors du premier confinement lorsque certains ont dû travailler tout en gardant leurs enfants à la maison. Il est par ailleurs important que l’entreprise ait des garde-fous afin de maintenir son attractivité pour les salariés. Imaginez qu’un salarié nouvellement embauché commence son travail dans une entreprise où tout le monde est en télétravail. Ce n’est certes pas impossible, mais cela ne correspond pas aux mécanismes d’intégration classiques, sans parler des stagiaires ou des salariés en formation (contrat d’apprentissage, de professionnalisation) dont l’exécution du contrat suppose en principe la présence d’un maître d’apprentissage ou d’un maître de stage.
Dans le cadre de l’ANI du 26 novembre 2020, les partenaires sociaux ont été attentifs au sujet et ont envisagé différentes hypothèses de façon à garantir l’inclusion dans la communauté de travail, en proposant par exemple de prévoir que le salarié peut avoir accès au télétravail après une certaine période suivant l’embauche.
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Docteure en droit et diplômée de l'Essec, Eloïse est rédactrice en chef du Blog Predictice.