L’indemnité repas peut être refusée aux télétravailleurs sur la base de critères objectifs sans rupture d’égalité (TJ Nanterre, 16 septembre 2021, n° 21/00569).
Un nouveau rebondissement dans la saga des tickets restaurant pour les salariés en télétravail
La saga des tickets restaurant vient de connaître un nouveau rebondissement avec la décision rendue par le tribunal judiciaire de Nanterre, le 16 septembre dernier, relative à un refus d'octroi d'une indemnité dite de « cantine fermée » aux salariés en télétravail.
En raison de la pandémie, la société Enedis a mis en place un plan de continuité d’activité (PCA) le 12 juin 2020 pour ses 38.500 salariés. Les agents de terrains dont l’activité concourt au maintien de la continuité de fourniture d’électricité et à la sécurité des biens et des personnes ont continué de venir sur site. En revanche, environ 25.000 salariés dont les activités peuvent être réalisées à partir de leur domicile avec des outils informatiques ont été placés en travail à distance. Dans le cadre du PCA, un droit d'indemnité de cantine fermée a été instauré au profit des salariés amenés à déjeuner habituellement à l’extérieur.
Le syndicat la Fédération Nationale des Syndicats des salariés des mines et de l’énergie CGT a saisi en référé le tribunal judiciaire de Nanterre pour contester le versement de cette indemnité de repas dite de « cantine fermée » aux seuls travailleurs sur site. Sur la base du principe d’égalité de traitement, le syndicat a réclamé que la société verse l’indemnité de cantine fermée à l’ensemble de ses salariés pour chaque jour ouvré depuis le 16 mars 2020.
LIRE LA DÉCISION >> Tribunal judiciaire de Nanterre, 16 septembre 2021, n° 21/00569
La mise en œuvre complexe du principe d’égalité de traitement entre les salariés sur site et les salariés en télétravail
Le droit français a consacré un principe général d’égalité de traitement des salariés (article L.1132-1 du Code du travail). Ainsi, les travailleurs à distance bénéficient des mêmes avantages légaux et conventionnels que ceux applicables aux salariés sur site : « Le télétravailleur a les mêmes droits que le salarié qui exécute son travail dans les locaux de l'entreprise » (article L.1222-9, III du Code du travail). L’Accord National Interprofessionnel du 19 juillet 2015 a réaffirmé ce principe d’ordre public dans son article 4 : « Les télétravailleurs bénéficient des mêmes droits et avantages légaux et conventionnels que ceux applicables aux salariés en situation comparable travaillant dans les locaux de l’entreprise. Cependant, pour tenir compte des particularités du télétravail, des accords spécifiques complémentaires collectifs et/ou individuels peuvent être conclus. ».
Par conséquent, si les salariés sur site bénéficient de titres-restaurant, les télétravailleurs doivent en principe également percevoir cet avantage à condition que leurs conditions de travail soient équivalentes. Dans sa foire aux questions du 20 mars 2020 dédiée aux télétravailleurs en période de pandémie, le ministère du travail a rappelé que les titres-restaurant et les primes de repas devaient être maintenus pour les salariés qui basculent en télétravail.
Néanmoins, l’égalité de traitement n’empêche pas de façon absolue des différences de traitement. Ces dernières sont possibles « lorsqu'elles répondent à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et pour autant que l'objectif soit légitime et l'exigence proportionnée. » (article L.1133-1 du Code du travail).
Ainsi, en matière de titres-restaurant, la Cour de cassation a jugé qu’il n’est pas interdit de moduler le montant de cet avantage sur la base de critères objectifs comme la distance du lieu de travail au domicile (Cass. soc., 22 janv. 1992, n° 88-40.938).
LIRE LA DÉCISION >> Cour de cassation, chambre sociale, 22 janvier 1992, n° 88-40.938
Dans un jugement du 10 mars 2021, le tribunal judiciaire de Nanterre a retenu que les salariés en télétravail pouvaient se restaurer à leur domicile, contrairement aux salariés sur site faisant face à un surcoût lié à la restauration hors domicile. Il a par conséquent rejeté une demande d’octroi de titres-restaurant à ces travailleurs à distance.
LIRE LA DÉCISION >> Tribunal judiciaire de Nanterre, 10 mars 2021, n° 20/09616
En revanche, le tribunal judiciaire de Paris a statué exactement en sens contraire le 30 mars 2021. Les juges parisiens ont estimé que l’employeur ne démontrait pas de façon convaincante en quoi les télétravailleurs se trouvaient dans une situation distincte de celle des salariés sur site. En effet, selon le tribunal, l’utilisation de titres-restaurant est compatible avec le télétravail puisque ceux-ci permettent au salarié de se restaurer sur son temps de travail. De plus, leur utilisation n’est pas, selon les textes légaux, conditionnée par le fait que le travailleur dispose d'un espace personnel pour préparer ce repas. Il a donc été retenu que les salariés en télétravail doivent bénéficier des titres-restaurant pour chaque jour travaillé au cours duquel un repas est compris à l’instar des salariés sur site. Par conséquent, le refus d'attribuer des titres-restaurant aux salariés à distance ne reposait sur aucun motif objectif en l'espèce.
LIRE LA DÉCISION >> Tribunal judiciaire de Paris, 30 mars 2021, n° 20/09805
Cette cacophonie judiciaire est nourrie par le silence de l’accord national interprofessionnel (ANI) pour une mise en œuvre réussie du télétravail, signé par la majorité des partenaires sociaux le 28 octobre 2020, qui n'a malheureusement pas apporté de précision sur ce sujet.
LIRE AUSSI >> L'accord sur le télétravail a été signé : l'analyse de Henri Guyot
Quels critères objectifs pour justifier un traitement différencié ?
Dans sa décision du 16 septembre 2021, le tribunal judiciaire de Nanterre semble néanmoins tenir fermement sa position de mars 2021, estimant que le télétravail constitue un critère objectif justifiant un traitement différencié en matière de restauration avec les salariés sur site.
Dans cette affaire, l’employeur fait valoir qu’en l’espèce le principe d'égalité de traitement est inapplicable. Selon lui, cette indemnité est versée aux travailleurs sur site car ils n’ont pas d’autres alternatives pour se restaurer, tandis que la fermeture de la cantine n’impacte pas les télétravailleurs.
Les juges ont suivi cette interprétation, estimant que le syndicat ne parvient pas à démontrer en quoi « l'absence de versement d'une indemnité repas aux [travailleurs à distance] serait susceptible de porter atteinte à la santé et à la sécurité des télétravailleurs. » (jugement p.5). En effet, selon les juges, en l’espèce « la différence de traitement entre ces salariés repose sur des critères objectifs, pertinents et matériellement vérifiables » (jugement p.4). Ces critères objectifs sont le fait que le salarié accepte des déplacements contraints, la fermeture du restaurant d’entreprise et l’absence de possibilité de se restaurer à son domicile en raison de la localisation du salarié.
Par conséquent, le tribunal a débouté le syndicat de toutes ses demandes.
Maîtres de Moucheron et Apied, avocats au sein du cabinet Gide Loyrette Nouel et conseils de la société Enedis, se sont réjouis de cette décision :
« Nous nous félicitons de cette décision où le tribunal judiciaire de Nanterre rappelle que le principe d’égalité de traitement n’interdit pas toute différenciation entre salariés, sous réserve que l’employeur justifie de critères de différenciation objectifs, pertinents et matériellement vérifiables. » - Baudouin de Moucheron, associé et Maëlys Apied, collaboratrice au sein du cabinet Gide Loyrette Nouel
Le syndicat a d’ores et déjà engagé une procédure d’appel devant la cour d’appel de Versailles. Il est cependant probable que seule une décision de la Cour de cassation pourra mettre fin à cette insécurité juridique préjudiciable pour les salariés en télétravail.
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Diplômée de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et de Sciences Po, Calypso rédige des contenus pour le Blog Predictice.