Qu’ils soient en télétravail en raison de la crise sanitaire ou d’un accord collectif, les salariés ont droit à la même indemnité (TJ Paris, 28 sept. 2021, nº 21/06097).
Le principe d’égalité de traitement appliqué au télétravail
Il existe en droit français un principe général d’égalité de traitement des salariés (article L.1132-1 du Code du travail). Les travailleurs à distance ont ainsi droit aux mêmes avantages légaux et conventionnels que les salariés sur site : « Le télétravailleur a les mêmes droits que le salarié qui exécute son travail dans les locaux de l'entreprise » (article L.1222-9, III du Code du travail). L’Accord National Interprofessionnel du 19 juillet 2015 l’a d'ailleurs récemment rappelé dans son article 4 : « Les télétravailleurs bénéficient des mêmes droits et avantages légaux et conventionnels que ceux applicables aux salariés en situation comparable travaillant dans les locaux de l’entreprise. ».
L’égalité de traitement ne fait cependant pas obstacle à ce que l’employeur prévoie des différences de traitement lorsque celles-ci « répondent à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et pour autant que l'objectif soit légitime et l'exigence proportionnée. » (article L.1133-1 du Code du travail).
Ainsi, en mars 2021, le tribunal judiciaire de Nanterre a pu retenir qu’une indemnité repas dite de « cantine fermée » peut être refusée aux télétravailleurs sur la base de critères objectifs sans qu’il n’y ait pour autant rupture d’égalité.
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La prise en charge par l’employeur des frais engendrés par le télétravail
En janvier 2020, le groupe Agence française de développement (AFD) et quatre organisations syndicales représentatives (FO, SF3C, SNB CFE-CGC et CGT) ont signé un accord collectif relatif au télétravail. Cet accord prévoyait d'une part, un recours au télétravail régulier (TTR) de deux jours maximums par semaine soumis à la signature d'un avenant au contrat de travail et indemnisé à hauteur de 5 euros bruts par jour télétravaillé, et, d’autre part, la mise en place de télétravail occasionnel (TTO) non soumis à avenant, ni à indemnisation, de 40 jours maximum par an.
Il est en effet de jurisprudence constante que l’employeur est débiteur d’une obligation d’ordre public de prise en charge des coûts liés à l’exercice des fonctions de ses salariés (Cass. Soc., 25 févr. 1998, n° 95-44.096). Pour les télétravailleurs, cette indemnisation comprend les frais d’atelier engagés pour les besoins de l’activité professionnelle (article L. 7422-5 du Code du travail). Le montant de cette indemnisation doit ainsi être proportionné aux frais que le salarié est susceptible d’engager pour l’accomplissement de sa mission (Cass. soc., 20 juin 2013, nº 11-23.071 P et nº 11-19.663 P). Il peut, par exemple, s’agir des frais d’éclairage ou encore de l’amortissement des moyens de production utilisés par le salarié.
Trois mois après la signature de l’accord collectif, tous les salariés de l’AFD ont été placés en télétravail en raison des mesures de confinement prises en réaction à la pandémie de covid-19. L’article L.1222-11 du Code du travail permet en effet aux employeurs d’imposer à leurs salariés de travailler à distance en cas de circonstances exceptionnelles ou de force majeure. Le CSE a alors sollicité l'indemnisation des frais occasionnés par le télétravail pour tous les salariés de l’AFD.
L’employeur a préféré opérer une distinction entre les salariés ayant signé un avenant « régulier » dans le cadre de l’accord collectif et ceux placés en télétravail uniquement du fait de la crise sanitaire. Les salariés signataires d’un avenant pouvaient ainsi être indemnisés tandis que les salariés ne l’ayant pas fait se retrouvaient de facto privés d’indemnité. Pour l’employeur, ces salariés étaient soumis à des régimes juridiques différents de télétravail propres à justifier une différence de traitement et donc d’indemnisation.
Les syndicats parties à l’accord et le CSE ont alors saisi le tribunal judiciaire de Paris pour contester la différence d’indemnisation entre les salariés en télétravail et la façon dont l’AFD a exécuté l’accord collectif. Ces derniers ont soutenu que la différence de traitement opérée entre les salariés de l'entreprise n’était pas justifiée par des critères objectifs. Ils ont donc sollicité le versement d'une indemnité de 5 euros par jour à tous les salariés en télétravail depuis le 16 mars 2020.
LIRE LA DÉCISION >> Tribunal judiciaire de Paris, 28 septembre 2021, nº 21/06097
L’intérêt à agir des syndicats et du CSE pour défendre l’intérêt collectif ou pour régulariser la situation des salariés
À titre liminaire, l’employeur a contesté l’existence d’un intérêt à agir des demandeurs. En effet, l'article 31 du Code de procédure civile dispose que « l'action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d'une prétention […] ».
L’article L.2132-3 du Code du travail donne qualité aux syndicats pour agir en réparation d’un préjudice direct ou indirect porté à l’intérêt collectif de la profession qu’ils représentent. La jurisprudence constante leur reconnaît également qualité pour solliciter l’exécution d’un accord collectif. Les juges ont retenu que « la demande de régularisation des syndicats, qui ne tend pas au paiement de sommes déterminées à des personnes nommément désignées, mais à l'application du principe d'égalité de traitement s'agissant de l'indemnisation des frais exposés par les salariés en situation de télétravail rendu nécessaire par l'épidémie de COVID-19, relève de la défense de l'intérêt collectif de la profession. » (jugement p.12).
S’agissant du CSE, le tribunal a rappelé que celui-ci est compétent pour agir dans le champ de la santé, de la sécurité et des conditions de travail des salariés en application de l'article L.2312-9 du Code du travail. Il a donc été estimé que « le CSE justifie d'un intérêt personnel à agir en l'espèce s'agissant de l'indemnisation des salariés en situation de télétravail imposé par la crise sanitaire puisque la mise en œuvre et la définition des modalités du télétravail au sein de l'AFD a un impact sur leur santé et leurs conditions de travail, et qu'il s'agit d'un champ de compétence de cette institution représentative du personnel. » (jugement p.11). En revanche, les juges ont accédé à la demande d’irrecevabilité du CSE pour solliciter une régularisation de la situation des salariés : « si le CSE peut agir afin de déterminer collectivement les droits des salariés, il n'entre pas dans ses prérogatives de formuler des demandes de régularisation des droits des salariés ni de solliciter l'application d'un accord collectif. » (jugement p.11).
« Les syndicats peuvent parfaitement demander la régularisation de la situation de la collectivité des salariés - et donc le versement de sommes d’argent à des salariés non nommément désignés- en application d’une disposition légale ou conventionnelle. Ce n’est en revanche pas le cas du CSE. » - Mikaël Klein, associé au sein du cabinet LBBa et conseil des syndicats et du CSE.
Un débat autour de la situation identique ou non des salariés
Selon l’AFD, le basculement en télétravail de tous les salariés a été fait en l’application de l’article L. 1222-11 du Code du travail qui n’impose pas à l’employeur de verser une indemnité de frais liés au télétravail. L’employeur a alors considéré que tous ses salariés relevaient du régime juridique de télétravail en raison des circonstances exceptionnelles. L’employeur a également soutenu que les salariés ayant signé un avenant ont continué de percevoir une indemnité par erreur et qu’une régularisation allait être organisée.
Le tribunal judiciaire a tout d'abord rappelé le nécessaire respect du principe d’égalité de traitement, tout en admettant la possibilité d’une telle différence dès lors que cette dernière est en rapport avec l’objet de la règle qui l’établit. Ainsi, « seules des raisons objectives et pertinentes matériellement vérifiables et en rapport avec l'objet de l'avantage octroyé [pouvaient] justifier que l'AFD opère une distinction entre [s]es salariés » (jugement p.16).
Selon l’AFD, le principe de distinction entre les salariés mis place par l’accord collectif répondait à des critères d’éligibilité définis par les partenaires sociaux, de sorte qu’il répondait bien à des critères objectifs.
Le tribunal judiciaire a rejeté cette explication : « la direction n'a pas fait usage des dispositions de l'article 4.3 de l'accord télétravail […] permettant des aménagements de l'exécution du TTR ou du TTO dans le cas d'évènements majeurs comme une menace épidémique » (jugement p.14) puisque « l'employeur a indiqué avoir placé tous les salariés en télétravail au visa de l'article L. 1222-11 17 du Code du travail, et non sur des critères d'éligibilité. » (jugement p.14).
De plus, l’AFD a expliqué avoir suspendu le processus de signature d’avenants relatifs à l’accord relatif au télétravail dès le 16 mars 2020 en raison des circonstances exceptionnelles liées au covid-19, alors que l’accord prévoit le traitement des demandes de télétravail des salariés dans un délai d’un mois maximum. Le tribunal a conclu que l’AFD n’avait pas respecté l’accord et ne pouvait donc s’en prévaloir comme raison objective et matériellement vérifiable permettant de justifier la différence de traitement.
Enfin, le tribunal a rappelé que l’ANI du 26 novembre 2020 prévoit la prise en charge des frais professionnels dans le cadre de la mise en œuvre du télétravail en cas de circonstances exceptionnelles ou de force majeure.
Dès lors, le tribunal a retenu que l'ensemble des salariés relevait du même régime juridique d’aménagement du poste de travail pour permettre la continuité de l'activité pendant la crise sanitaire.
Il a donc été jugé que l’AFD avait exécuté son accord collectif de manière déloyale ce qui a entraîné une rupture d’égalité entre ses salariés. L’employeur a par conséquent été condamné à verser à tous ses salariés en télétravail, signataires ou non d’un avenant prévu par l’accord collectif, une indemnité identique.
« Il faut d’abord et avant tout retenir que tous les salariés placés en télétravail du fait de la crise sanitaire se trouvaient dans la même situation et devaient donc être traités de manière identique, le fait qu’un avenant de télétravail ait été ou non antérieurement conclu n’étant pas un critère permettant un traitement différencié.
De plus, un employeur ne peut pas décider unilatéralement de suspendre l’application d’un accord collectif, même en cas d’épidémie mondiale. » Mikaël Klein, associé au sein du cabinet LBBa et conseil des syndicats et du CSE.
Le calcul de l’indemnisation due à tous les salariés en télétravail
Les juges ont donc enjoint à l’employeur de verser, sous astreinte, à tous ses salariés l’indemnité forfaitaire de 5 euros prévue par l’accord collectif et, ce, à compter du jour de l’assignation, ce que les conseils des demandeurs ont critiqué :
« Le Tribunal a considéré que, dans une telle situation, les salariés ne peuvent pas prétendre à une régularisation pour la période antérieure à l’assignation en justice par les syndicats, ce qui est incompréhensible et n’était d’ailleurs même pas soutenu par l’entreprise. » - Mikaël Klein, associé au sein du cabinet LBBa et conseil des syndicats et du CSE.
Enfin, le tribunal a rejeté la proposition de l'employeur de déduire des indemnités de transport qu’il avait maintenues pour l’ensemble de la période couverte par la condamnation les sommes relatives à sa condamnation.
Ce jugement, qui n’a pas été frappé d’appel, rappellera aux employeurs qu’ils ne peuvent s’exonérer de la prise en charge des coûts engendrés par l’exercice des fonctions de leurs salariés, qu’ils soient sur site ou en télétravail, et contribue à préciser le régime juridique du télétravail mis en œuvre de façon massive et brutale à l’occasion de l’épidémie de covid-19.
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Diplômée de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et de Sciences Po, Calypso rédige des contenus pour le Blog Predictice.