Abstention et crise Covid : le juge peut-il annuler l'élection ?

8 avril 2022

5 min

covid et élections
Sauf circonstances particulières, le faible taux de participation provoqué par la crise covid n’est pas de nature à remettre en cause les résultats du scrutin (TA Rennes, 16/12/20).

 

« Par un arrêt du 15 juillet 2020 (n°440055 tables Lebon §9), le Conseil d'État a précisé que le faible niveau de participation ne saurait constituer, sans circonstances particulières, un motif susceptible de caractériser une altération de la sincérité du scrutin. La notion de circonstances particulières apparaît comme trop restrictivement admise par le juge électoral comme dans le cas de cette commune, un des premiers foyers épidémiques en France avec mise en place d’un confinement bien avant le reste du pays, interdisant de fait la mise en place de procurations et prévoyant notamment un vote au sein de l’école… où est apparu le premier foyer épidémique (!) et où le taux d’abstention est de plus de 60 %, soit de 5 points supérieur à la moyenne nationale. Cela n’a malheureusement pas empêché le juge électoral de considérer que “la sincérité du scrutin n’a pas été altérée pour ces motifs”.  » - Christian Naux, associé chez Cornet Vincent Segurel

 

Une élection de 2020 marquée par la crise sanitaire

Les élections municipales de 2020, organisées en pleine pandémie de COVID-19, ont été à l’origine de nombreuses controverses. Si l’exécutif a décidé de maintenir le premier tour le 15 mars 2020, le second tour, lui, a finalement été reporté au 28 juin de la même année. Du fait de ce contexte très particulier, le taux d’abstention national a atteint 55 %, soit une hausse de 20 points par rapport aux élections de 2014. Ce taux d’abstention record a alimenté le contentieux électoral, notamment dans les communes les plus touchées par la crise sanitaire.

 

En l’espèce, cette commune d’Ille-et-Vilaine est devenue l’un des premiers foyers épidémiques du coronavirus quelques jours avant la tenue du premier tour des élections municipales. Cette situation particulière a conduit la préfète à interdire, dès le 11 mars, les « rassemblements dans les lieux et/ou activités impliquant une promiscuité prolongée du public favorisant la transmission du virus ». Ce décret précisait toutefois que les déplacements indispensables à la vie sociale et économique demeuraient possibles. Les élections ont donc été maintenues et les habitants avaient la possibilité de se déplacer pour aller voter ou pour établir une procuration. Malgré cela, la commune a été touchée par un taux d'abstention particulièrement élevé puisqu’il culminait à 60,71 %, soit 5 points de plus que la moyenne nationale et 24 points de plus que le taux enregistré dans la commune lors des élections municipales de 2014.

 

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Deux listes s’opposaient durant cette élection. La première a récolté 54,89 % des suffrages exprimés et la seconde 45,11 %. Suite à la publication des résultats, des candidats de la seconde liste ont formé une protestation électorale afin de faire annuler cette élection. Les protestataires demandaient aux juges de prendre en compte la situation particulière de leur commune, plus durement touchée par le Covid au moment du scrutin, pour prendre leur décision. Ils estimaient ainsi que la sincérité du scrutin avait été altérée, notamment parce que l’arrêté préfectoral avait empêché, de fait, aux électeurs de donner procuration. En effet, ils avançaient l’argument selon lequel la procédure d’établissement de procurations par déplacement des officiers et agents de police au domicile des personnes ne pouvant comparaître devant eux n’avait pas pu être mise en œuvre. Ils considéraient également que la tenue du vote, dans une école de la commune où était apparu le premier foyer épidémique, était de nature à favoriser l’abstention et donc à remettre en cause la sincérité de ce scrutin

 

Le 16 décembre 2020, le tribunal administratif de Rennes s’est prononcé sur la protestation formée par les candidats à cette élection. Dans son jugement, le tribunal administratif s’appuie sur la décision du Conseil d'État en date du 15 juillet 2020 pour décider : « Ni par ces dispositions, ni par celles de la loi du 23 mars 2020 le législateur n'a subordonné à un taux de participation minimal la répartition des sièges au conseil municipal et au conseil communautaire à l'issue du premier tour de scrutin dans les communes de mille habitants et plus, lorsqu'une liste a recueilli la majorité absolue des suffrages exprimés. Le niveau de l'abstention n'est ainsi, par lui-même, pas de nature à remettre en cause les résultats du scrutin, s'il n'a pas altéré, dans les circonstances de l'espèce, sa sincérité. »

 

LIRE LA DÉCISION >> Tribunal administratif de Rennes, 16 décembre 2020, n° 2002074

 

Le tribunal administratif a donc rejeté la demande en considérant que les protestataires n’avaient pas apporté la preuve du refus de mettre en œuvre la procédure d'établissement des procurations. Le tribunal a également mis en perspective le niveau d’abstention et le nombre de votes séparant les deux listes pour écarter la demande des protestataires (477 voix séparaient les deux listes, soit 10 points de pourcentage). Ainsi, si le tribunal ne remet pas en cause la situation particulière dans laquelle se trouvaient les électeurs de la commune et qui pouvait favoriser l’abstention, il estime que cette situation n’était pas de nature à altérer la sincérité du scrutin.

 

Le faible écart de voix : élément nécessaire pour prononcer l’annulation ?

 

Étant donné le raisonnement du tribunal administratif de Rennes, on peut se demander si les protestataires auraient pu obtenir gain de cause si le résultat de l’élection avait été plus serré. Dans des circonstances similaires, le tribunal administratif de Grenoble (TA Grenoble, 31 décembre 2020, n° 2001860) a annulé une élection où la majorité absolue avait été obtenue avec une seule voix d’écart en décidant que « dans les circonstances particulières de l’espèce, l’importance de l’abstention constatée ne peut pas être regardée comme ayant été sans incidence sur la sincérité du scrutin compte tenu du très faible écart de voix ayant permis l’obtention de la majorité absolue. ». Le tribunal administratif de Nantes dans un jugement du 9 juillet 2020 (TA Nantes, 9 juillet 2020, n° 2004764) a suivi le même raisonnement en estimant que « les circonstances particulières dans lesquelles s’est tenu le scrutin du 15 mars 2020, à l’origine d’une abstention inhabituelle, ont été de nature à altérer la sincérité du scrutin et, eu égard au très faible écart de voix par rapport à la majorité absolue, à fausser les résultats de l’élection. »

 

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Néanmoins, le Conseil d'État a annulé la décision du tribunal de Grenoble et celle du tribunal de Nantes en considérant que : « Si le tribunal administratif a relevé que le taux d'abstention constaté lors des opérations électorales du 15 mars 2020 [...] avait été beaucoup plus important que celui constaté lors de la précédente élection municipale et qu'il pouvait être attribué, au moins en partie, au contexte sanitaire et aux messages diffusés dans ce contexte par le Gouvernement dans les jours précédant le scrutin, il ne résulte pas de l'instruction que des circonstances particulières relatives au déroulement de la campagne électorale ou du scrutin dans la commune auraient porté atteinte au libre exercice du droit de vote ou à l'égalité entre les candidats en l'espèce. »

 

LIRE LA DÉCISION >> Conseil d'État, 31 mai 2021, n°441899

 

La qualification de circonstances particulières

Ainsi, selon la jurisprudence du Conseil d’État, la qualification de circonstances particulières doit s’adjoindre à la constatation relative à un fort taux d’abstention pour justifier l’annulation d’une élection. Or, en l’espèce, cette qualification n’ayant pas été retenue par le juge, malgré les conditions particulières dans lesquelles l’élection s’est déroulée en raison de la pandémie, les circonstances susceptibles de recevoir cette qualification demeurent encore mystérieuses.

 

 

« Le Conseil d'État ne pouvait pas faire autrement que de considérer, dès lors que les élections se sont tenues, que la simple abstention ne pouvait constituer une cause légitime à l’annulation d’une élection. Il a donc intégré la nécessité de circonstances particulières (Conseil d'État, 15 juillet 2020, n°440055) : toute la question tient à la qualification de ces circonstances. Dans les faits, ce contentieux comportait de nombreuses circonstances particulières, mais force est de constater que les juges ne les ont pas retenues. Sans exemple concret, nous doutons de l’utilité de cette nuance introduite par le juge électoral. » - Christian Naux, associé chez Cornet Vincent Segurel

 

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Pierre-Florian Dumez

Juriste et entrepreneur, Pierre-Florian est rédacteur pour le Blog Predictice.

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