Le 5e volet de la série d’été porte sur le scandale de l’amiante. Une occasion saisie par la jurisprudence pour donner naissance au préjudice d’anxiété et faire avancer les droits des salariés.
Du « minerai miracle » à la catastrophe sanitaire
L’amiante, autrefois désigné comme le « minerai miracle », a accompagné l’évolution industrielle d’un grand nombre de pays, parmi lesquels la France.
En effet, l’amiante, d’origine minérale, possède des propriétés remarquables pour la construction : sa résistance au feu, à la chaleur et à la tension, son prix bon marché en ont fait un matériau utilisé par les industriels à partir du XIXe siècle. L’amiante s’est introduit de façon intensive dans la construction et les procédés industriels à partir de 1930 : isolation, flocage… Il a été incorporé dans les produits en ciment (amiante-ciment), dans les liants, le béton, le plâtre, dans les colles et les mastics…
Malheureusement, le produit miracle a un coût caché : il est extrêmement toxique. Ses particules très fines s’introduisent dans les voies respiratoires et engendrent des pathologies mortelles : fibrose pulmonaire, cancer broncho-pulmonaire, mésothéliome (cancer de la plèvre), cancer du larynx et des voies digestives. De plus, l’amiante est un poison insidieux : ces maladies n’apparaissent que quinze à cinquante ans après l’exposition au produit. Enfin, nul n’est à l’abri : l’exposition peut être professionnelle (un ouvrier en bâtiment par exemple), ou domestique (la femme qui lave les vêtements de son époux ouvrier ou le bricoleur du dimanche qui construit un abri de jardin. Sur cette question, cf. le rapport de la Haute Autorité de Santé, Exposition environnement à l'amiante : état des données et conduite à tenir, 2009).
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Le bilan humain est très lourd. Selon le rapport d’information du Sénat publié en 2005, 35 000 décès pouvaient être imputés à l’amiante entre 1965 et 1995, et 60 000 à 100 000 morts étaient attendus pour les vingt ans à venir. Selon un rapport de Santé publique France publié en 2019, 1100 nouveaux cas de mésothéliome pleural sont diagnostiqués chaque année en France, contre 800 à la fin des années 1990. Chez les femmes, les cas ont doublé en vingt ans et concernent à présent 310 personnes chaque année. De plus, il existe de très fortes disparités géographiques : l’incidence du mésothéliome pleural est particulièrement élevée dans les régions du Nord, Nord-ouest et Sud-est. Enfin, toujours selon ce rapport, 50 % des hommes touchés par ce cancer en 2016 avaient travaillé dans le BTP.
Face à ce désastre, la réaction des pouvoirs publics s’est malheureusement fait attendre : le rapport des sénateurs Dériot et Godefroy publié en 2005 se montre très critique sur le retard pris par la France pour mettre en oeuvre les premières mesures de prévention (rapport p. 12), et pointe du doigt, entre autres, le fait que l’exposition à l’amiante concerne pour l’essentiel le monde ouvrier, qui n’avait pas les moyens de mesurer les risques, ainsi que les carences du système de santé au travail et de prévention des risques professionnels. De plus, selon le même rapport, le dossier de l’amiante a été officieusement délégué entre 1982 et 1995 au comité permanent amiante (CPA) qui n’était en réalité qu’un lobby de l’industrie (rapport p. 13).
C’est pourquoi le Conseil d’État, par quatre décisions du 3 mars 2004, a reconnu la responsabilité de l’État du fait de sa carence fautive à prendre les mesures de prévention des risques liés à l’exposition des travailleurs aux poussières d’amiante, notant que le caractère nocif de ces dernières était connu de longue date et que leur caractère cancérigène avait été mis en évidence dès les années 1950. En effet, avant 1977, les autorités publiques n'ont rien entrepris pour prévenir et éliminer ces risques.
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Conseil d'État, 3 mars 2004, n° 241150
Conseil d'État, 3 mars 2004, n° 241151
Conseil d'État, 3 mars 2004, n° 241152
Conseil d'État, 3 mars 2004, n° 241153
Pourtant, la première alerte a été donnée dès 1906 par un inspecteur du travail à Caen qui avait rédigé un rapport sur la surmortalité des ouvriers d’une usine de textile située dans le Calvados. De nombreuses études de chercheurs ont été menées par la suite : ainsi, une conférence internationale sur les risques liés à l’amiante s’est tenue à New York en 1964 sous l’égide de l’Académie des Sciences.
La véritable prise de conscience par les pouvoirs publics a eu lieu dans les années 1970, alors que les premiers procès s’ouvraient aux États-Unis et qu’en 1975, les chercheurs du campus de Jussieu découvraient que leurs locaux étaient infestés par l’amiante et alertaient sur la situation des ouvriers dans les usines de transformation.
C’est ainsi qu’en 1977, les premières mesures de prévention ont été adoptées : l’arrêté du 29 juin interdit le flocage de revêtement à base d’amiante dans les locaux d’habitation et le décret du 17 août réduit la concentration d’amiante à laquelle les salariés peuvent être exposés dans les entreprises.
Néanmoins, il faudra attendre 1996 pour que l’amiante soit interdit en France (décret du 24 décembre 1996).
Le danger persiste encore de nos jours, puisque l’amiante est présent dans la plupart des constructions : ainsi, Alain Bobbio, secrétaire de l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante, alerte sur le fait que 85 % des écoles sont susceptibles de contenir de l’amiante.
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Le préjudice d’anxiété : une création prétorienne
Comme le soulignent J. Colonna et V. Renaux-Personnic (« Tout savoir sur le préjudice d’anxiété », Les Cahiers du DRH, nov. 2019), « le préjudice d’anxiété est un avatar inattendu de la préretraite amiante, dispositif créé dans l’urgence par le législateur afin d’apporter une première réponse au drame de l’amiante et tenter d’en circonscrire les développements médiatique et judiciaire. »
En effet, en 1998, le législateur a rendu possible le départ anticipé des travailleurs particulièrement exposés à l’amiante sans qu’ils aient pour autant développé une maladie professionnelle liée à cette exposition (article 41 de la loi du 23 décembre 1998). Ce régime légal permet aux salariés inscrits sur une liste établie par arrêté ministériel de percevoir une allocation de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante (ACAATA).
Onze après, la Cour d’appel de Bordeaux, estimant que « la légèreté mise par l'employeur dans la mise en oeuvre de son obligation de sécurité alors qu'il devait en assurer l'effectivité, n'a pu que majorer l'inquiétude dans laquelle vit le salarié qui redoute à tout moment de voir se révéler une maladie liée à l'amiante et qui doit se plier à des contrôles et des examens réguliers qui par eux même réactivent cette angoisse », décide d’octroyer 7 500 € de dommages et intérêts au titre du préjudice d’anxiété à un salarié bénéficiaire de l’ACAATA.
LIRE LA DÉCISION >> Cour d'appel de Bordeaux, Chambre Section A, 7 avril 2009, n° 08/04275
La Cour de cassation confirme l’arrêt d’appel, estimant que cette dernière avait légalement justifié sa décision en caractérisant l’existence d’un préjudice spécifique d’anxiété, même si aucune pathologie n’a encore été développée.
Le préjudice d’anxiété doit dès lors se comprendre comme le fait pour le salarié de « se trouv(er) par le fait de l'employeur dans une situation d'inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante et (d’être) amené à subir des contrôles et examens réguliers propres à réactiver cette angoisse. »
LIRE LA DÉCISION >> Cour de cassation, Chambre Sociale, 11 mai 2010, n° 09-42.241
Le préjudice d’anxiété était né. Néanmoins, en fondant son indemnisation sur le régime de l’ACAATA, la Cour de cassation avait restreint le domaine de ce dernier aux salariés entrant dans le champ de l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 (établissements de fabrication de matériaux contenant de l'amiante et établissements de flocage et de calorifugeage à l'amiante ou de construction et de réparation navales).
La solution était critiquable, car il semblait illogique de subordonner la réparation du préjudice d’anxiété à un dispositif de retraite anticipée. De plus, du fait de l’utilisation massive de l’amiante, nombre de personnes y étaient et y sont encore exposées, de sorte qu’il semblait injuste de restreindre les bénéficiaires de cette réparation aux salariés ayant travaillé dans un établissement mentionné à l’article 41 de la loi de 1998.
Pendant un temps, la Cour de cassation s’est montrée ferme sur la restriction du champ d’application du préjudice d’anxiété (Cass. soc., 3 mars 2015, n° 13-26.175 ; Cass. soc., 26 avril 2017, n° 15-19.037).
Néanmoins, en 2019, elle opère un revirement de jurisprudence, dans un contexte où les procédures engagées par des salariés exposés à l’amiante mais qui ne relèvent pas de l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 se multiplient.
La Cour de cassation, réunie en assemblée plénière, décide « qu'il apparaît toutefois, à travers le développement de ce contentieux, que de nombreux salariés, qui ne remplissent pas les conditions prévues par l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998 modifiée ou dont l'employeur n'est pas inscrit sur la liste fixée par arrêté ministériel, ont pu être exposés à l'inhalation de poussières d'amiante dans des conditions de nature à compromettre gravement leur santé ; que dans ces circonstances, il y a lieu d'admettre, en application des règles de droit commun régissant l'obligation de sécurité de l'employeur, que le salarié qui justifie d'une exposition à l'amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur, pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité, quand bien même il n'aurait pas travaillé dans l'un des établissements mentionnés à l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998 modifiée. »
LIRE LA DÉCISION >> Cass. A.P., 5 avril 2019, n° 18-17.442
Par cette décision, la Cour de cassation ouvre le champ de la réparation du préjudice d’anxiété. Ce dernier relève désormais du droit commun de la responsabilité, et peut être indemnisé sur le fondement de la responsabilité de l’employeur pour manquement à son obligation de sécurité.
L’extension du champ d’application du préjudice d’anxiété
La même année, la chambre sociale de la Cour de cassation emboîte le pas et décide, à propos de mineurs travaillant dans les Houillères du bassin de Lorraine et qui étaient exposés à des multiples agents cancérigènes, qu’ « en application des règles de droit commun régissant l'obligation de sécurité de l'employeur, le salarié qui justifie d'une exposition à une substance nocive ou toxique générant un risque élevé de développer une pathologie grave et d'un préjudice d'anxiété personnellement subi résultant d'une telle exposition, peut agir contre son employeur pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité. »
LIRE LA DÉCISION >> Cass. soc., 11 septembre 2019, n° 17-24.879
Désormais, la réparation du préjudice d’anxiété est conditionnée à la triple preuve d’une exposition à une substance nocive ou toxique (amiante ou autre), d’un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité et d’un préjudice personnellement subi. La preuve de l’exposition à une substance nocive ainsi que celle de l’existence du préjudice pèse sur le salarié, tandis qu’il revient à l’employeur de démontrer qu’il a mis en œuvre des mesures pour assurer la sécurité et protéger la santé des travailleurs, en respectant les principes de prévention visés aux articles L.4121-1 et L.4121-2 du code du travail.
Le principe jurisprudentiel d’extension du champ du préjudice d’anxiété a été récemment consolidé par la chambre sociale de la Cour de cassation, par deux arrêts rendus le 2 juin 2021.
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Cass. soc., 2 juin 2021, n° 19-14.788
Cass. soc., 2 juin 2021, n° 19-14.948
À présent, il est de jurisprudence constante que « le salarié qui justifie d'une exposition à l'amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur, en application des règles de droit commun régissant l'obligation de sécurité de l'employeur, pour manquement de ce dernier à cette obligation, quand bien même il n'aurait pas travaillé dans l'un des établissements mentionnés à l'article 41 de la loi nº 98-1194 du 23 décembre 1998. »
Alors que l’anxiété serait en passe de devenir « le mal du siècle » (Catherine Szleper, « Étude : Focus - Point sur la réparation du préjudice d’anxiété à l’aune de la Covid-19 », Lexbase, mars 2021), son avenir semble incertain : invoqué dans des contentieux de plus en plus variés, comme le celui relatif aux prothèses mammaires PIP, au Mediator ou encore dans des affaires relatives au covid-19, les juges du fond refusent d’attribuer une réparation sur son fondement (pour approfondir la question, cf. C Szelper, « Étude... », op. cit.).
Que décidera la Cour de cassation si ces affaires sont portées devant elle ? Optera-t-elle pour une nouvelle extension de son champ d'application ? La question demeure pendante.
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Retrouvez l'intégralité de la série d'été 2021 sur Les grandes affaires judiciaires du XXIe siècle !
Docteure en droit et diplômée de l'Essec, Eloïse est rédactrice en chef du Blog Predictice.