La série d'été sur les grands procès de XXIe siècle continue : lorsque le pétrolier Erika coule au large de la Bretagne, les juges consacrent une nouvelle notion, le préjudice écologique.
La catastrophe du siècle ?
Le 12 décembre 1999, le pétrolier Erika, affrété par Total, fait naufrage au large de la Bretagne, alors qu’il transportait 31 000 tonnes de fioul lourd, un combustible à haute viscosité.
Une couche de mazout de plusieurs centimètres d’épaisseur recouvre la mer : c’est la marée noire. Alors que les flaques s’étendent de plus en plus (pour le bilan détaillé, consulter le site de Cèdre), tout le monde se mobilise pour pomper le fioul : les pouvoirs publics, les sociétés privées ainsi que des collectifs de citoyens. Malheureusement, le pompage s’avère très compliqué : la haute viscosité du produit obstrue régulièrement les pompes et les conditions météorologiques sont difficiles. Au final, sur 20 000 tonnes déversées, la moitié environ est récupérée.
L’impact environnemental du naufrage est énorme : 400 km de littoral sont dégradés et environ 150 000 oiseaux sont morts.
Le bilan économique est également très lourd : l’État débourse 180 millions d’euros, Total 140 millions pour le nettoyage des sites d’accès difficile, le traitement des déchets et le traitement de l’épave, et les collectivités locales 30 millions pour le nettoyage et la restauration du littoral.
L’impact sociétal est très fort : même si la ministre de l’écologie, Dominique Voynet, affirme que « ce n’est pas la catastrophe du siècle » (cette phrase malheureuse lui sera longtemps reprochée), le naufrage de l’Erika marque le début d’une prise de conscience, alors que les pouvoirs publics n’avaient jusque là pas prêté grande attention aux pollutions successives de l’Aegean Sea (1992 - Galice), du Braer (1993 - Shetland), du Sea Empress (1996 - pays de Galles) et du Prestige (2002 - Galice).
Un rapport est commandé afin de déterminer les causes du désastre et de préconiser des recommandations. Le rapport Touret et Guibert (consultable ici) est rendu public le 1er novembre 2000. Il conclut que la cause principale est l’état de dégradation du navire, et évoque « le processus de ruine de la structure » (point 6.4 du rapport).
Pourtant, les pétroliers sont soumis à des contrôles réguliers : les sociétés de classification sont chargées de délivrer des certificats de compliance, des contrôles sont effectués dans les ports. De plus, Total avait effectué un vetting, c'est-à-dire une inspection externe du navire afin de déterminer les risques qu’il représente pour la compagnie pétrolière.
Plus surprenant encore : l'Erika, régulièrement contrôlé par la société de classification italienne Rina, avait fait l’objet d’un contrôle le 23 novembre 1999, soit trois semaines avant le naufrage. La société de classification avait constaté l’état de délabrement du navire mais avait néanmoins délivré un certificat de compliance.
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Le procès de l’Erika
À la fin du mois de mars 2004, dix-neuf personnes sont mises en examen, parmi lesquelles le capitaine Karun Mathur, l’armateur Savarese, l’affréteur Total, et la société de classification Rina.
Le procès s’ouvre le 12 février 2007 devant le tribunal correctionnel de Paris. Le 16 janvier 2008, le tribunal condamne Total et Rina à 375 000 euros, l’amende maximale, reconnaissant l'existence d'une faute caractérisée. De plus, Total est condamné à verser 192 millions d'euros d'indemnisations aux parties civiles au titre des dommages et intérêts, dont 13 millions pour préjudice écologique.
C’est la première fois qu’un tel préjudice est reconnu.
Total interjette appel de la décision. La cour d’appel de Paris se prononce le 30 mars 2010. Elle retient la responsabilité pénale de toute la chaîne du transport maritime et confirme l’existence d’un préjudice écologique. Elle énonce : « Il suffit qu'une pollution touche le territoire des collectivités territoriales pour que celles-ci puissent réclamer le préjudice direct ou indirect que celle-ci lui avait personnellement causé ».
Sur la responsabilité pénale, la cour d'appel confirme les peines prononcées en première instance ; par ailleurs, elle impose le paiement de 200 millions d'euros d’indemnités aux parties civiles et alloue plus de 3 millions d'euros pour frais de procédure.
Un pourvoi en cassation est formé. La Cour de cassation, par un arrêt rendu par la chambre criminelle en date du 25 septembre 2012, refuse de suivre les conclusions de l’avocat général qui estimait la justice française incompétente pour ce dossier. Elle rejette le pourvoi et confirme l’existence d’un préjudice écologique.
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La reconnaissance prétorienne du préjudice écologique
Grâce à cette décision, le préjudice écologique est élevé au rang de création prétorienne. La Cour de cassation le définit comme «l'atteinte directe ou indirecte portée à l'environnement et découlant de l'infraction ».
Ce faisant, la Cour de cassation répond à l’appel de la doctrine majoritaire qui réclamait la reconnaissance d’un tel préjudice, estimant que les dispositifs en place étaient insuffisants pour prévenir et réparer les dommages faits à l’environnement. En effet, la loi du 1er août 2008 sur la responsabilité environnementale (LRE), issue de la directive européenne 2004/35/CE du 21 avril 2004, prévoit un mécanisme de police administrative qui repose sur l'action du préfet. Or, en 2012, la LRE n’avait encore jamais été appliquée en raison de son champ d'application trop restreint.
Néanmoins, la reconnaissance d’un préjudice écologique ainsi défini constitue un défi pour le droit de la responsabilité civile tel que conçu par le code napoléonien. En effet, la mise en œuvre de cette responsabilité est conditionnée à l’existence d’un dommage causé à autrui (ancien art. 1382 et nouvel art. 1240 du code civil). L’enjeu attaché à la reconnaissance d’un tel préjudice repose sur la création d’un nouveau poste d’indemnisation distinct, entre autres, du préjudice moral subi par les associations protectrices de l’environnement. Or, l’indemnisation de ce préjudice aboutit au paiement de dommages et intérêts très insuffisants (Public Sénat, intervention du professeur Neyret, 41’50).
Grâce à cette création prétorienne, le juge peut sanctionner l’existence de différents chefs de préjudices en cas d’atteinte à l’environnement : patrimoniaux, extrapatrimoniaux et écologiques.
La consécration du préjudice écologique par la Cour de cassation constitue donc une révolution pour le droit de la responsabilité civile. Certains auteurs ont tenté de faire entrer le préjudice écologique dans le paradigme anthropocentré du code civil, en estimant qu’il fallait reconnaître l’environnement comme un nouveau sujet de droit ; d’autres encore ont suggéré d’étendre la notion d’autrui aux intérêts collectifs transgénérationnels de l’humanité (sur cette question, cf. la synthèse présentée par M.-P. Camproux-Duffrene et D. Guihal, « Préjudice écologique », Revue juridique de l’environnement, vol. 38, n° 3, 2013, pp. 457-480, consultable en ligne). Enfin, certains auteurs ont estimé qu’il fallait dépasser ce paradigme anthropocentré et que l’environnement devait être défendue per se. Ainsi, selon V. Ravit et O. Sutterlin (« Réflexions sur le destin du préjudice écologique “pur” », D. 2012. 2675), il faut distinguer le préjudice écologique pur du préjudice écologique dérivé : les préjudices écologiques purs concernent les éléments naturels en tant que tels, tandis que les préjudices dérivés affectent les biens et les personnes (dans le même sens, cf. L. Neyret et G. J. Martin (dir.), Nomenclature des préjudices environnementaux, LGDJ, 2012, p. 15, qui propose de définir le préjudice écologique comme « l'atteinte aux éléments et/ou aux fonctions des écosystèmes, au-delà et indépendamment de leurs répercussions sur les intérêts humains »).
Le préjudice écologique pose également des questions relatives à ses modalités de réparation, qui demeurent en suspens après l’arrêt Erika. La doctrine (voir par ex. le rapport « Mieux réparer le dommage environnemental » rédigé par la Commission environnement du Club des Juristes en 2012) suggère de privilégier la réparation en nature, qui consisterait en une remise en l’état de l’environnement. Cette solution fait corps avec l’idée d’un préjudice écologique « pur » ; la condamnation au paiement de dommages et intérêts consiste dès lors en une modalité de réparation subsidiaire réservée aux hypothèses où le dommage est irréparable, comme la destruction irréversible d’une espèce sauvage. L. Neyret va même jusqu’à suggérer qu’il soit prévu une exception au principe de libre utilisation des dommages et intérêts alloués pour imposer une obligation d'affectation au profit d'un projet d'action environnementale spécifique (L. Neyret, « Le préjudice écologique : un levier pour la réforme du droit des obligations », D. 2012, p. 2673).
Précisions sur son régime de la réparation
La Cour de cassation répond à ces interrogations relatives aux modalités d’évaluation et de réparation du préjudice écologique par la décision rendue par la chambre criminelle, le 22 mars 2016 (Raffinerie de Donges). En l’espèce, une rupture de tuyauterie de la raffinerie de Donges, exploitée par la société Total Raffinage Marketing, avait provoqué un déversement de fioul dans l’estuaire de la Loire. En première instance, le tribunal correctionnel a reconnu coupable la société Total ; sur l’action civile, il a condamné la société Total à indemniser le préjudice matériel et moral de nombreuses collectivités territoriales et d’associations de protection de l’environnement, parmi lesquelles la Ligue de protection des oiseaux (LPO). En revanche, il a déclaré cette dernière irrecevable dans sa demande en réparation du préjudice écologique.
La cour d’appel de Rennes, dans un arrêt du 27 septembre, juge en revanche la demande de la LPO recevable mais la déboute sur le fond. En effet, elle estime qu’il ressort des modalités de calcul du préjudice écologique présentées par la LPO que cette dernière aurait en réalité demandé la réparation d’un préjudice économique.
La chambre criminelle de la Cour de cassation, dans un arrêt du 22 mars 2016, casse l’arrêt de la cour d’appel de Rennes au visa des articles L. 142-2, L. 161-1 et L. 162-9 du code de l’environnement, 593 du code de procédure pénale et 1382 du code civil. Elle reprend et stabilise la définition du préjudice écologique telle qu’énoncée lors de l’affaire Erika. Elle énonce également que « la remise en état prévue par l’article L. 162-9 du code de l’environnement n’exclut pas une indemnisation de droit commun que peuvent solliciter, notamment, les associations habilitées, visées par l’article L. 142-2 du même code ». De plus, elle estime que les juridictions doivent « réparer, dans les limites des conclusions des parties, le préjudice dont elles reconnaissent le principe et d’en rechercher l’étendue » et reproche à la cour d’appel de ne pas avoir chiffré, en recourant, si nécessaire à une expertise, le préjudice écologique dont elle avait reconnu l’existence.
Le principe de l’expertise de dommage écologique est donc consacré par la Cour de cassation. Quelques jours auparavant, le 17 mars 2016, le projet de loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages a été adopté par l’Assemblée nationale. Il prévoit l’inscription dans le code civil du préjudice écologique. La loi est finalement adoptée le 8 août 2016. Depuis la réforme du droit des obligations issue de l’ordonnance du 10 février 2016, la définition et les modalités de réparation du préjudice écologique sont précisées aux articles 1246 à 1252 du code civil.
La consécration légale du préjudice écologique
Désormais, le fondement du préjudice écologique est son caractère réparable. Ainsi, l'article 1246 du code civil dispose que « toute personne responsable d'un préjudice écologique est tenue de le réparer » et l’article 1247 énonce : « Est réparable, dans les conditions prévues au présent titre, le préjudice écologique consistant en une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l'homme de l'environnement.»
La question du droit d’agir est éclaircie par l’article 1248 du code civil. Enfin, en ce qui concerne les modalités de réparation, le législateur tranche en faveur de la réparation en nature (art. 1249 c.civ.), le versement de dommages et intérêts étant désigné comme la solution subsidiaire lorsque la réparation en nature est impossible.
Plusieurs remarques s’imposent : le sous-titre II du titre III du livre III du code civil comprend désormais trois chapitres, l’un consacré à la responsabilité extracontractuelle en général, le deuxième à la responsabilité du fait des produits défectueux, et le troisième au préjudice écologique. Ainsi, ce dernier constitue un préjudice dont le fondement est distinct de l’article 1240 du code civil. Point n’est donc besoin de personnifier l’environnement comme « autrui » pour justifier la réparation des atteintes subies. Par ailleurs, la définition et donc le champ d’application ratione materiae du préjudice écologique sont étroitement associés à son caractère « réparable », en vertu de la rédaction de l’article 1247 du code civil. La définition légale est plus étroite que la définition jurisprudentielle, à juste titre : la finalité du prononcé d’une responsabilité civile est la réparation, de sorte que, même si les atteintes à l’environnement sont très graves et touchent à des intérêts extrêmement larges et divers, seul le dommage réparable peut constituer un préjudice.
Concernant l’évaluation du préjudice écologique, plusieurs méthodes d’évaluation sont mises en œuvre en pratique. On regrettera néanmoins l’absence de nomenclature, et ce malgré les différentes propositions (voir par ex. le rapport rédigé par l’association des professionnels du contentieux économique et financier ; sur cette question, cf. L. Neyret et G. Martin, « De la nomenclature des préjudices environnementaux », JCP G. 2012.567), qui rend le chiffrage de ce préjudice encore incertain.
Retrouvez l'intégralité de la série d'été 2021 sur Les grandes affaires judiciaires du début du XXIe siècle.
Docteure en droit et diplômée de l'Essec, Eloïse est rédactrice en chef du Blog Predictice.