“L'accès au droit est la condition de la démocratie judiciaire”

12 juillet 2022

4 min

Kami Haeri
L’auteur du rapport sur l’avenir de la profession d’avocat et sur la réforme de la formation fait le bilan des évolutions récentes qui ont bouleversé le mode d’exercice des avocats.

 

Pourriez-vous vous présenter en quelques mots s’il vous plaît ?

Je suis avocat depuis maintenant 25 ans au sein du barreau de Paris. J'ai prêté serment en 1997 après avoir suivi des études très classiques à l'université, où j'ai étudié des matières que je ne pratique d’ailleurs plus aujourd'hui : du droit européen, du droit de l'informatique... Mais immédiatement après ma prestation de serment, je me suis spécialisé dans le contentieux. Je dirige aujourd’hui les activités de contentieux pénal, civil et financier du cabinet Quinn Emanuel Urquhart & Sullivan à Paris. C'est un cabinet américain qui a pour caractéristique d'être le seul cabinet de taille mondiale - nous sommes plus de 950 avocats répartis dans 12 pays - à ne faire que du contentieux et de l’arbitrage.

J'ai également été membre du Conseil de l'ordre et secrétaire de la Conférence ; de plus, j’ai eu le privilège d’être désigné par deux gardes des Sceaux pour des travaux sur notre profession et notre formation. J’ai ainsi été amené à rédiger deux rapports, l'un sur l'avenir de la profession, l'autre sur la réforme de la formation des avocats.


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Vous êtes l’auteur de deux rapports destinés à réformer la profession d’avocat. Quel bilan tirez-vous de ces expériences ?

Ce furent deux expériences formidables, aussi bien en termes de rencontres que de réflexion. Pour le rapport sur l’avenir de la profession d’avocat, j'avais souhaité réunir une petite équipe autour de moi et je souhaitais qu'elle soit paritaire : hommes-femmes, Paris-province et qu'elle appréhende toutes les formes d’exercice que nous pouvions avoir, de manière à ce que nous ayons le regard le plus équanime possible. J'ai ainsi travaillé avec mes consoeurs et confrères Eléonore Hannezo, Sophie Challan-Belval et Bernard Lamon. Nous avons auditionné près de 160 personnes, ce qui nous a permis d’en apprendre énormément sur la diversité et les aspirations au sein de la profession.

Pour mon second rapport, j'ai travaillé avec Mme Sandrine Clavel, professeur des universités. Là encore, cette mission s'est révélée être une expérience passionnante qui nous a permis de prendre la mesure de la complexité de notre discipline et de nos parcours de formation.

En ce qui concerne la mise en œuvre opérationnelle de ces rapports, comme c'est souvent le cas, les réflexions mettent du temps à être appliquées, notamment en raison du fait que nos institutions sont sensibles à ce que ces réflexions fassent l’objet d’une concertation interne, voire qu’elles soient prioritairement menées depuis l'intérieur de nos institutions et non depuis l'extérieur.

Cependant, nous avons l'impression que beaucoup de nos idées ont été reprises et diffusées. De plus, beaucoup de nos propositions relevaient du périmètre d'activité quotidienne des avocats et pouvaient être mises en place par chacun, individuellement ou au sein des cabinets. Il est donc difficile de faire un bilan de leur mise en œuvre effective car il y avait au fond peu de propositions qui nécessitaient une intervention législative ou réglementaire.

Dans votre rapport publié en 2017, vous pointiez du doigt une profession d’avocat réfractaire au changement, hostile aux legaltechs et progressivement grignotée par les experts-comptables. Le constat est-il le même aujourd’hui ?

Non, fort heureusement ! Nous nous sommes apaisés sur les legaltechs, nous nous sommes appropriés ce modèle. À l'époque, il y avait une véritable confrontation perpendiculaire, car la profession demeurait très attachée aux modes d’exercice les plus traditionnels. Ainsi, un cabinet qui décidait de construire une communication, ou un modèle d’expression et d’offre différents de ceux des cabinets plus traditionnels pouvait être fortement critiqué, parfois même attaqué.

J'ai trouvé qu'il y avait eu une forme de réaction de défense inutilement violente à l'égard des legaltechs. La profession ne voulait pas voir qu'il y avait une transformation anthropologique de notre pratique ; sur le plan humain, nos pratiques avaient changé avec l'usage du numérique, pourtant vecteur de visibilité et d’attractivité. Du côté du justiciable, de nouveaux usages de consommation également liés au numérique étaient apparus même en matière de services à forte valeur ajoutée. Tout cela avait déjà changé notre manière de communiquer et de consommer en tant qu'être humain, en tant que justiciable et a fortiori en tant qu'avocat. Or, la profession ne semblait pas vouloir appréhender ces évolutions, comme s'il ne pouvait y avoir qu'une seule pratique de l'avocat, une pratique traditionnelle, avec souvent une opacité en matière tarifaire qui nous était reprochée et la certitude, à tort, que tout service rendu par un avocat était nécessairement sur mesure.

Or, nous achetons désormais des produits et des services plus standardisés dans notre vie quotidienne. C’est l’effet induit par le commerce électronique sur Internet et on accepte d’ailleurs de s'en contenter. Le prix, l’accessibilité, l’ergonomie dans l’expérience d’achat sont désormais des facteurs déterminants. Certes, ce n'est pas toujours l'idéal, mais quand on ne dispose pas de beaucoup de ressources, un tel achat de bien ou de service peut être considéré comme suffisant à satisfaire ses besoins les plus immédiats (ceux par exemple d’une toute jeune entreprise qui ne dispose pas, en toute hypothèse, d’un budget important pour acheter des prestations d’avocat). Il était évident à l’époque que cette transformation allait affecter notre profession et je trouvais très étonnante la barrière défensive extrêmement violente exprimée par certains dans la profession. Fort heureusement, les legaltechs se sont développées et aujourd’hui, il existe un dynamisme très grand au sein des différents barreaux. Les questions d'innovation sont au cœur de beaucoup de travaux de nos institutions et des barreaux, quelle que soit la taille des juridictions.

En ce qui concerne les experts-comptables, et même de manière générale, je suis favorable à l'interprofessionnalité. Les entreprises doivent être en mesure de présenter un seul et même interlocuteur et des services variés. Les avocats ont déjà le réflexe de s'agréger, le temps d'un dossier, des spécialités de collègues. Il faudrait aller plus loin et transformer l'offre pour les entreprises, afin d'éviter une fragmentation inutile, qui lasse le client et nous empêche d’être collectivement plus efficaces et attractifs. Et puis, en se connaissant mieux entre professions différentes mais complémentaires, on réduit le nombre de malentendus et d’incidents « frontaliers » en matière de périmètres d’activités.

Le meilleur moyen d'assurer une stabilité au sein de l'offre dédiée aux personnes physiques et aux personnes morales, lorsque l'on représente à la fois le droit et le chiffre, c'est de créer des alliances.

 

Si les experts-comptables semblaient moins craintifs que les avocats face à l'avenir, les choses sont désormais en train de changer : les avocats ont aujourd'hui une offre beaucoup plus développée sur le plan numérique. Nous créons davantage de passerelles entre nous et nos clients. Par ailleurs, un autre phénomène a été un peu plus assumé au sein de la profession, notamment chez les jeunes avocats, celui de la déterritorialisation. La pandémie a cristallisé un mouvement naissant marqué par la capacité à travailler à distance. Aujourd’hui, vous pouvez, notamment en tant que jeune avocat, travailler depuis une ville et rayonner vers un secteur économique géographiquement éloigné de vous.

Il faut également avoir à l’esprit que le Covid a accentué un certain nombre de fragilités que nous avions identifiées dans notre rapport, comme la solitude de l'avocat, ses éventuels retards en matière d’offre et d’identité numériques, le fait qu'il n’ait pas été assez accompagné et formé pour pouvoir s’adapter ou réinventer son offre et sa communication, assurer sa transition à l'intérieur d'une même profession vers des modèles d'activité qui sont différents, mieux appréhender les problématiques de trésorerie, et plus généralement les problématiques de gestion financière des cabinets.

La faible formation à l'époque sur les questions de management et d'organisation financière des cabinets a pour conséquence le fait que beaucoup d'avocats ont pris la pandémie de plein fouet. Il faut repenser une partie de notre formation de manière plus entrepreneuriale, pour donner une plus grande autonomie à chacun dans l'exercice de son activité.

 

L’open data des décisions de justice est désormais une réalité. Quel rôle les legaltechs comme Predictice peuvent jouer auprès des avocats pour les aider à s’approprier cette masse de données ?

Avant toute chose, il faut saluer la loi Lemaire qui promeut la lisibilité et de l'accessibilité au droit. Nous sommes une des seules nations à avoir un projet aussi ambitieux d'open data.

 

Les legaltechs comme Predictice qui s'investissent dans ces questions participent à une forme de plus grande démocratie judiciaire.

 

Les justiciables ont besoin d'avoir de la lisibilité et de comprendre le droit. Le droit est un matériau vivant qui s'interprète, et la jurisprudence en est une source incontestable. Il n'y a pas que les érudits qui ont le droit de disposer de cette information. Tout le monde devrait être en mesure d'y avoir accès de manière lisible. De plus, plus la masse de données disponibles est importante, plus les projections statistiques sont précises et utiles.

 

Ainsi, des outils d’analyse tels que Predictice permettent d’appréhender des situations factuelles et juridiques et de mieux évaluer ses chances de succès, voire le cas échéant d'éviter des procédures qui sont probablement perdues compte tenu des données plus précises recueillies et portant sur des situations semblables. L'intelligence artificielle va se perfectionner et permettra dans quelques années d'avoir une lecture extrêmement fine de la jurisprudence, ce qui encouragera les solutions alternatives aux conflits judiciaires.

 

L'accès au droit, c'est la condition de la démocratie judiciaire. Or, aujourd'hui, le matériau juridique ne se limite pas seulement aux textes réglementaires et législatifs auxquels on peut avoir accès gratuitement sur Internet. Il consiste aussi en des décisions qui sont accessibles, mais aussi en des travaux faits par des laboratoires et des cliniques juridiques. Il y a un foisonnement rendu possible par une forme de partage de l'information juridique qui n'existait pas il y a quelques années. À cette époque, une partie de la valeur ajoutée du praticien venait simplement du monopole d'accès à l'information juridique dont il disposait. Ce monopole est révolu. Il offre une masse d’information plus importante au justiciable. Mais cette information est plus dense et plus complexe, et c’est tout le talent et la valeur ajoutée de l’avocat d’en assurer une analyse utile au bénéfice de son client.

 

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Éloïse Haddad Mimoun

Docteure en droit et diplômée de l'Essec, Eloïse est rédactrice en chef du Blog Predictice.

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