Thierry Wickers, ancien président du Conseil national des barreaux et de la Conférence des bâtonniers, a été élu président du Conseil des barreaux européens.
Vous avez été élu à la présidence du Conseil des barreaux européens (CCBE). Quelles actions envisagez-vous de prendre ?
Je suis élu à la 3ème vice-présidence. Nous avons un système collégial, en vertu duquel je vais successivement occuper les fonctions de troisième, deuxième, premier vice-président, et de président en 2025. Ce système permet de participer aux décisions de la présidence pendant quatre ans. S'il a des avantages, il a aussi un inconvénient : en effet, il y a quelque chose d'un peu surréaliste à l'idée de parler d'un programme qu'on réaliserait en 2025. Les événements que nous traversons nous ont appris à être modestes en ce qui concerne les prédictions. Comme vous le savez, la difficulté des prédictions, c'est qu'elles concernent le futur.
De plus, nous sommes une organisation qui regroupe de nombreuses nations avec des sensibilités très différentes. C'est un paquebot auquel on ne peut pas imposer des changements de cap à 180 degrés. Mais, sur une longue traversée, même un changement de barre d'un seul degré suffit pour ne plus arriver du tout au même point.
Le CCBE a des buts statutaires qu'il n'est pas question de changer. Il joue un rôle très important en ce qui concerne la défense des droits fondamentaux sous l'angle européen ou international. Il joue également un rôle fondamental dans la relation avec toutes les autorités communautaires. C’est un héritage qu’il faut continuer à faire fructifier.
Je vous propose d’évoquer trois sujets qui me paraissent prioritaires, en dehors de ceux que je viens de mentionner, qui méritent évidemment beaucoup d'attention : le premier, c'est l'idée que le CCBE devrait être davantage, pour l'ensemble des barreaux nationaux, une source d'information et de comparaison pour mieux connaître la profession en Europe. Les avocats partagent beaucoup de points communs : un socle de valeurs collectives, comme le secret professionnel, le refus des conflits d'intérêts ou la défense des droits humains. Grâce à cela, deux avocats, quel que soit le pays dans lequel ils exercent, vont avoir le sentiment d'être identiques. En réalité, cela n'est pas du tout exact, et on s’en aperçoit dès qu'on rentre dans le détail de la réglementation. Un vrai travail de comparaison, qui porte sur la manière dont les problèmes sont abordés, traités et résolus dans chacun des pays, n’a pas encore été fait. Pour moi, c’est une priorité de disposer d’une vraie base de données de droit comparé de la profession afin d'avoir la connaissance la plus approfondie possible de notre profession partout en Europe. C'est également important sur le plan politique, dans la relation avec la Commission européenne. Ce travail est donc une priorité.
Le deuxième sujet qui me paraît vraiment très important touche à tous les aspects liés à l’usage de l'intelligence artificielle dans les cabinets d'avocats et dans les juridictions. Nous avons besoin de positions européennes compte tenu des enjeux. Par exemple, on identifie très bien, en matière d'intelligence artificielle, les problèmes qui vont se poser dans les petits pays. Parce que le français est une des langues les plus répandues, tous les programmes d'intelligence artificielle fondés sur la maîtrise du langage naturel nous seront accessibles, comme ils le seront pour les Anglais, pour les Allemands, pour les Espagnols. Mais qu'en sera-t-il pour des langages moins répandus, comme le hongrois ou le tchèque ? Comment garantir que tous les avocats puissent accéder à ces outils ? Il faudra également nous interroger sur la manière dont l'intelligence artificielle va être utilisée dans la justice au sens large, en particulier dans les enquêtes menées par les autorités de police.
Un troisième sujet qui me tient à cœur, c'est le renforcement de la relation entre le CCBE et la CEPEJ et également les cours de l'Union européenne.
Il faut que sur tous les sujets relatifs au fonctionnement de la justice, les avocats soient beaucoup plus profondément impliqués dans les travaux. Nous sommes les premiers témoins du fonctionnement de la justice, et au-delà des chiffres qui sont donnés par les ministères, la vraie température de l'eau, c'est nous qui la connaissons.
Vous avez occupé de nombreuses fonctions ordinales (bâtonnier de Bordeaux, président de la Conférence des bâtonniers, président du Conseil national des barreaux). Quel bilan tirez-vous de ces mandats ?
Je ne suis pas certain d’être le mieux placé pour cet exercice. Je me contenterai donc de les mettre en perspective parce qu'ils sont différents. Le mandat de bâtonnier reste un mandat extrêmement particulier dans notre profession. C'est évidemment un mandat qui n'est pas « politique ». Le bâtonnier est au service de ses confrères. Ce mandat implique une grande proximité avec les avocats de son barreau. C'est un mandat attachant, avec une forte légitimité.
La Conférence des bâtonniers présente une autre dimension. C'est une assemblée de pairs, qui repose sur un principe d'égalité, quelle que soit la taille du barreau, de sorte que les grands barreaux doivent se mettre au service des plus petits. La conférence n’hésite jamais à se porter au secours des barreaux qui sont en difficulté.
Enfin, il y a la véritable assemblée politique de notre profession, le Conseil national des barreaux. C'est une assemblée politique en raison de la présence des syndicats qui cherchent à réaliser des programmes. En résumé, j'ai exercé trois mandats avec des caractéristiques très différentes.
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Est-ce que les avocats ont réussi leur transition numérique ?
Commençons par les définitions. Que signifie transition numérique et que signifie bien réussir ?
Ainsi, si la question est : est-ce que les avocats savent se servir des outils numériques ? Je vous répondrai oui. Chaque fois que sont apparus des outils nouveaux susceptibles de modifier sa façon de travailler, notre profession a été capable de s'en saisir.
En revanche, si votre question est : est-ce que ces outils ont permis aux avocats d'imaginer une autre façon de fournir leurs services et de répondre à leurs obligations vis-à-vis du public ? Là, la réponse sera beaucoup plus nuancée. Je ne pense pas que cette transition soit terminée et que tout le potentiel de ces outils soit utilisé afin de changer la manière dont les services juridiques sont délivrés à nos clients.
On peut aussi retourner la question et se demander si les avocats ont bien compris que leurs clients ont déjà fait leur transition numérique, de sorte qu'ils ne raisonnent plus de la même façon face aux services qui leur sont délivrés. Comme nous tous, d'ailleurs. Nous avons pris l'habitude d'accéder très facilement à des services, d'être servis instantanément, d'être rappelés dans les deux minutes suivantes.
Comme consommateurs, nous sommes servis par des prestataires qui ne cessent de scruter notre expérience d'utilisateurs pour essayer de l'améliorer et qui se servent du numérique pour cela. Lorsqu'un client arrive sur le site d'un cabinet d'avocats, s’il le trouve mal fait, qu'il a du mal à prendre un rendez-vous, ou qu’il est obligé d'envoyer un chèque pour payer une facture et qu'il ne peut pas le faire en payant en ligne, alors il risque de développer une vision négative des avocats... Un avocat qui ne pense pas à ces choses a-t-il fait sa transition numérique ? Non, bien évidemment. Il y a encore beaucoup de progrès à faire sur le renversement des perspectives : il faut se demander comment les clients perçoivent les services que nous leur fournissons.
Quelles sont les principales difficultés auxquelles les avocats sont confrontés à présent ?
La principale difficulté, c'est l’inadéquation de la formation. En effet, un avocat, c'est 30 % d'activités juridiques et 70 % d'autres choses. Or, la formation de presque tous les avocats ne comprend que des enseignements juridiques. Ainsi, aujourd'hui, les avocats ne reçoivent pas la formation qui correspond à leur exercice effectif.
Sur les sujets de formation, je voudrais rappeler les travaux de Christophe Jamin, avec lequel j’ai eu la chance de pouvoir travailler au CNB. On n'a pas besoin de sept ans d'études de droit pour devenir juriste. Si au bout de deux ou trois ans, vous n'avez pas compris comment ça marche, il vaut mieux faire autre chose. On ne devrait pas passer sept ans seulement à multiplier les matières enseignées. En sept ans, vous avez le temps de vous former à beaucoup d'autres choses qui vous seront nécessaires pendant toute votre vie professionnelle : le marketing, la relation client, la manière dont on communique et convainc, le management, les relations RH, etc. L'université pourrait développer des formations professionnalisantes qui tiennent compte des besoins des avocats.
Évidemment, pas très loin derrière dans la liste des difficultés, on trouve la décrépitude totale du système judiciaire français qui est devenue un vrai problème pour la profession d'avocat.
Il me semble que le cursus universitaire n'a pas changé depuis très longtemps. Il est le reflet d'une vision de l'avocat qui est devenue un peu archaïque, n’est-ce pas ?
Je dirais plutôt qu'il est le fruit d'une conception du droit très particulière, franco-germanique, très peu réaliste. J'utilise ce terme en référence à l'école réaliste américaine. Cette vision universitaire du droit reste très théorique. Et j'ai récemment entendu des confrères de grande qualité continuer d’affirmer que le droit est une science...
Comment imaginez-vous la profession d’avocat dans dix ans ?
Le Conseil National des Barreaux a progressivement pris sa place et est désormais indispensable, de sorte que nous n'avons plus de véritables problèmes de gouvernance.
Le problème de l'information, que nous avons déjà cité, est en voie d'être résolu et les avocats montrent des signes encourageants dans la maîtrise des outils d'intelligence artificielle.
Il existe un sujet très important qui doit être soulevé : la maîtrise des données. Il faudrait que la profession puisse maîtriser les données des 68 000 avocats - non pas les données des clients couvertes par le secret professionnel - mais les autres données économiques produites par les cabinets, afin d'en tirer des outils de pilotage.
Enfin, il faut faire de la situation critique de la justice, une chance, et pousser les avocats judiciaires à modifier totalement leur façon de résoudre les problèmes de leurs clients. Ils peuvent offrir des solutions alternatives plus attrayantes, que de leur proposer de prendre leur place dans la file d'attente à l’entrée du système judiciaire.
Si ces éléments sont maîtrisés, tout ira bien pour les avocats. Le monde continuera de se complexifier et l’on aura de plus en plus besoin d’avocats pour s’y orienter.
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Docteure en droit et diplômée de l'Essec, Eloïse est rédactrice en chef du Blog Predictice.