Me Xavier de Jerphanion présente les évolutions et opportunités offertes par le droit de la formation professionnelle depuis le début de la crise sanitaire que traverse notre pays.
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Pourriez-vous vous présenter en quelques mots s’il vous plaît ?
Jeune diplômé du DJCE de Lyon, j’ai débuté ma carrière à Lyon au sein du cabinet Chassany Watrelot en 1996. Trois ans plus tard, j’ai suivi Jérôme Watrelot pour créer notre bureau parisien qui a connu une très forte croissance puisqu’il regroupe aujourd’hui une cinquantaine de collaborateurs intervenant en conseil et en contentieux en droit social auprès d’une clientèle d’entreprises et de groupes français et internationaux.
Parallèlement à mon activité de conseil en droit social, j’ai toujours attaché beaucoup d’importance à la transmission des savoirs et j’anime de très nombreuses formations en droit social auprès des comités de direction, des directions des ressources humaines et des relations sociales mais également auprès des managers qui, non formés au BA-BA du droit social, peuvent générer des risques sociaux souvent coûteux pour l’entreprise. L’activité formation que je pilote au sein du cabinet m’a également conduit à développer une compétence en droit de la formation professionnelle.
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Votre expertise est particulièrement reconnue en droit de la formation professionnelle, branche relativement récente et parfois encore méconnue du droit du travail. Que recouvre l’obligation de formation professionnelle des salariés par l’employeur ? Comment expliquer son développement exponentiel ces dernières années ?
Avant de revenir sur les obligations de l’employeur en matière de formation professionnelle, il est important de rappeler les termes de l’article L.6111-1 du Code du travail. Il caractérise la formation professionnelle tout au long de la vie comme constituant une obligation nationale, cette obligation nationale pesant sur tous les protagonistes de la formation professionnelle : l’État, les collectivités locales, les opérateurs publics (Pôle Emploi notamment), les entreprises, les partenaires sociaux, les dispensateurs de formation et également les personnes à former : salariés, demandeurs d’emplois, jeunes en alternance…
S’agissant plus particulièrement des employeurs, ceux-ci ont une double obligation en matière de formation professionnelle :
-une obligation de concourir chaque année au financement de la formation professionnelle et de l’apprentissage (conformément aux dispositions des articles L.6131-1 et suivants du code du travail) ;
-une obligation d’assurer l'adaptation des salariés à leur poste de travail et de veiller au maintien de leur capacité à occuper un emploi au regard notamment de l'évolution des emplois, des technologies et des organisations, en application de l'article L.6321-1 du code du travail).
En matière de formation professionnelle, l'employeur a donc une double obligation : payer ses contributions obligatoires au financement de la formation et veiller au maintien de l'adaptation et de l'employabilité de ses salariés.
Depuis 2007, la jurisprudence a d’ailleurs à maintes fois condamné des employeurs à verser des dommages-intérêts à des salariés pour défaut de formation, l'insuffisance de formation caractérisant pour la Cour de cassation « un manquement de l'employeur dans l'exécution du contrat de travail entraînant un préjudice distinct » de celui pouvant résulter de sa rupture (Cass. soc., 23 oct. 2007, n° 06-40.950, n° 2190 FS - P + B).
La Cour de cassation a également précisé que « le fait que les salariés n'avaient bénéficié d'aucune formation professionnelle continue pendant toute la durée de leur emploi dans l'entreprise établit un manquement de l'employeur à son obligation de veiller au maintien de leur capacité à occuper un emploi, entraînant pour les intéressés un préjudice qu'il appartient au juge d'évaluer » (Cass. soc., 2 mars 2010, n° 09-40.914, n° 421 F-D, S. c/ Sté La Tour La Fayette, RJS 5/10 n° 398).
Outre cette obligation de financer la formation et de former ses salariés, l’employeur a également l’obligation, depuis le 7 mars 2014, de faire bénéficier chaque salarié d’un entretien professionnel biennal distinct de l’entretien d’évaluation. Cet entretien professionnel doit être consacré à l’examen des perspectives d’évolution du salarié en termes de qualifications et d’emploi. En outre, tous les six ans (appréciés sur la base de l'ancienneté du salarié), cet entretien professionnel doit faire un état des lieux récapitulatif du parcours professionnel du salarié permettant de vérifier que ce dernier a bénéficié au cours des six dernières années des entretiens professionnels biennaux et d'apprécier s'il a :
1° suivi au moins une action de formation ;
2° acquis des éléments de certification par la formation ou par une validation des acquis de son expérience ;
3° bénéficié d'une progression salariale ou professionnelle.
Dans les entreprises d'au moins cinquante salariés, le législateur a par ailleurs prévu qu'au terme de l'entretien sexennal, s'il apparaît que le salarié n'a pas eu chacun de ses trois entretiens biennaux et n'a pas bénéficié d'une formation non obligatoire (i.e. non imposée par l’exercice d’une activité ou d'une fonction en application d’une convention internationale ou d’une disposition légale ou réglementaire) ou, jusqu’au 30 juin 2021, d’au moins de deux des trois mesures susvisées, celles-ci seront redevables d'une sanction : un abondement correctif de 3000€ au CPF...
Ainsi, pour une petite PME de cinquante salariés, si, depuis 2014, cette dernière n'a pas respecté les règles du jeu en matière d'entretiens biennaux et de formations non obligatoires (ou d’au moins de deux des trois mesures susvisées), elle sera redevable d'une modique somme de … 150 000€ ! Beaucoup d'entreprises n’ont pas pris conscience de cette sanction à venir et il est urgent de mobiliser les pouvoirs publics pour qu’ils reviennent sur cette sanction car on peut redouter qu'à l'heure du Covid et de la crise économique engendrée, de nombreuses entreprises risquent d’être mises en difficulté lors de la mise en œuvre de cet abondement correctif du CPF…
Avec le confinement, la plupart des entreprises ont eu recours au télétravail ou à l’activité partielle. Comment le droit de la formation professionnelle s’est-il adapté aux problématiques inédites posées par la Covid-19 ? Ont-elles fait évoluer les outils et les modalités de financement des formations professionnelles ?
Face à la crise sanitaire du Covid-19, le droit de la formation professionnelle a dû lui aussi s’adapter et le législateur a pris de nombreuses dispositions s’inscrivant dans ce qu’il est désormais d’usage d’appeler « le droit covidien ».
Ainsi, l’article 11 de la loi d'urgence du 23 mars 2020 a autorisé le gouvernement à aménager par ordonnance des dispositions du code du travail relatives à la formation professionnelle sur différents points. Moins d’un mois après le premier confinement, une ordonnance n° 2020-387 du 1er avril 2020 a notamment prévu :
-le report jusqu'au 31 décembre 2020 de l'échéance de l'obligation d'avoir réalisé les entretiens professionnels biennaux ou sexennaux qui devaient intervenir entre le 7 mars et le 31 décembre 2020. Cette échéance a été de nouveau reportée au 30 juin 2021 par une nouvelle ordonnance n° 2020-1501 du 2 décembre 2020 ;
-le report du 1er janvier 2021 au 1er janvier 2022 de l'échéance pour obtenir la certification qualité (Qualiopi) pour les organismes de formation ainsi que l'échéance de l'enregistrement, dans le répertoire spécifique tenu par France compétences, des certifications ou habilitations recensées à l'inventaire au 31 décembre 2018.
D’autres mesures ont également été prises afin de soutenir l’alternance, l'apprentissage et la professionnalisation, avec la mise en place d'une aide exceptionnelle de 5 000 à 8 000 € pour les contrats conclus entre le 1er juillet 2020 et le 28 février 2021.
Le dispositif FNE-Formation a également été très mobilisé depuis le premier confinement par les entreprises leur permettant ainsi de financer 100% des frais pédagogiques engagés pour former leurs salariés. Ce dispositif a été recentré depuis le 1er novembre 2020 pour financer la formation des salariés placés en activité partielle de droit commun ou activité partielle de longue durée. À présent, le FNE-Formation ne prend plus en charge la totalité des coûts pédagogiques, l'aide étant limitée à 70 % de ces coûts pour les salariés en activité partielle de droit commun et à 80 % avec un plafond moyen de 6000 euros par an et par salarié placés en activité partielle de longue durée.
S’agissant plus spécifiquement des outils de la formation professionnelle, en raison de la première période de confinement et du développement du télétravail, les entreprises comme les organismes de formation ont dû faire preuve d’une agilité certaine pour substituer aux traditionnelles formations présentielles des formations à distance. La plupart des dispensateurs de formation ont donc - en un temps record pour certains d’entre eux - digitalisé leur offre de formations présentielles pour la convertir en offre de formations distancielles, utilisant tous les nouvelles solutions technologiques à leur disposition (Webex, Zoom, Teams, Klaxoon, Google Meet…).
Ce tournant technologique contraint a été extrêmement bénéfique pour les organismes de formation.
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Vous conseillez des entreprises françaises, mais aussi d’envergure internationale. Observez-vous des différences dans les stratégies qu’elles ont pu adopter pour assurer la continuité de la formation ?
Trois catégories d’entreprises peuvent être distinguées selon moi :
-celles qui face à la crise économique provoquée par la crise sanitaire ont gelé tous les budgets formation dès mars 2020, soit par prudence financière soit parce que leurs salariés étaient trop mobilisés car « en première ligne » (activités dites « essentielles », comme la grande distribution) pour suivre des formations ;
-celles qui ont compris que le ralentissement de leur activité était une opportunité pour former leurs salariés en attendant le retour d’une activité plus soutenue et qui ont utilisé tous les leviers possibles à cet effet (FNE-Formation, CPF, formations distancielles…) ;
-celles enfin qui ont pu maintenir une activité économique non affectée par la crise sanitaire et qui ont continué à gérer leur politique de formation telle qu’elles l’avaient définie pour 2020, en modifiant toutefois les modalités de ces formations pour les organiser sous un format distanciel.
Chaque travailleur dispose d’un compte personnel de formation – outil intégralement dématérialisé et dont les modalités d’abondement peuvent être négociées par accord - qu’il peut mobiliser pour suivre des actions de formation. Cet outil relativement récent a-t-il été utilisé comme un levier vers l’emploi pendant et/ou après le confinement ?
Dans la mesure où l’utilisation du CPF relève du choix de son titulaire, l’employeur a peu de levier pour contraindre le salarié à utiliser ses droits au CPF. Il peut toutefois abonder ce Compte personnel de formation pour financer certaines formations qu’il juge prioritaires. Certaines entreprises ont conclu des accords avec leurs partenaires sociaux pour prévoir l'abondement par l'employeur du CPF des salariés si ces derniers l'utilisent pour des formations ad hoc. En pratique, ces accords sont rares.
Il est difficile de savoir si le CPF a été utilisé par les salariés pendant le confinement. Néanmoins, selon une étude, la caisse des dépôts et consignations qui gère la tenue des comptes personnels de formation a validé 933 demandes de CPF journalières pendant la première période de confinement. Ce chiffre représente un niveau tout a fait honorable eu égard au fait que beaucoup d’organismes de formation avaient totalement stoppé leur activité pendant cette période.
Néanmoins, il est probablement trop tôt aujourd’hui pour dresser un bilan de l’utilisation du CPF comme un levier vers l’emploi au cours de la crise sanitaire que nous traversons encore aujourd’hui.
Vous travaillez également en collaboration avec des organismes de formation professionnelle, êtes animateur et formateur et dispensé de nombreuses formations intégralement en distanciel. Faut-il considérer ces formations digitales en ligne comme la nouvelle norme ?
Oui, clairement. Le marché de la formation a évolué de façon extrêmement rapide sur la question de la digitalisation. Moi-même, qui suis également formateur, j'ai pu constater que nous nous sommes adaptés très rapidement pour animer la quasi totalité des formations en distanciel.
Au commencement de ces animations en distanciel, il y avait quelques difficultés d’interactions avec les participants à nos formations. Néanmoins, nous nous sommes rendus compte qu'il est possible de retrouver rapidement les habitudes et les échanges que nous avions en présentiel avec nos stagiaires grâce aux outils offerts et en adaptant notre pédagogie à ces outils.
Est-ce que nous continuerons à 100% en distanciel demain ? Je n'en suis pas sûr, car de nombreuses entreprises accordent de l'importance à la présence du formateur. Il est néanmoins probable que nous aboutirons à des formations mixtes, car le distanciel représente une économie certaine.
Un mot pour la fin ?
Notre société connait de nombreuses transformations technologiques, de nombreux métiers (un sur deux selon certains analystes) vont être amenés à disparaitre dans les années à venir.
Il est urgentissime que l’État, les entreprises et chaque individu mobilisent tous les moyens et tous les leviers nécessaires pour que la formation puisse accompagner ces évolutions. Notre Pays pourra ainsi traverser avec sérénité la mutation vers les emplois de demain.
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Docteure en droit et diplômée de l'Essec, Eloïse est rédactrice en chef du Blog Predictice.