Le télétravail n'est pas une obligation, mais une recommandation

20 novembre 2020

5 min

Philippe Rozec
Me Philipe Rozec, avocat spécialisé en droit social, a accepté de répondre à nos questions sur la mise en oeuvre du télétravail pendant le confinement.

Pourriez-vous vous présenter en quelques mots s’il vous plaît ?

 

Mon parcours a commencé au sein du cabinet Barthélémy, spécialisé en droit social, puis j’ai lancé mon propre cabinet très rapidement, à 27 ans. Pendant quinze ans, j’ai donc eu une aventure d’entrepreneur, avant de rejoindre le cabinet De Pardieu Brocas Maffei en 2014. J’ai donc vécu plusieurs vies professionnelles, dans des environnements différents.

 

Certains clients me font confiance depuis de nombreuses années : le groupe Vinci, que je suis depuis vingt-cinq ans, et le groupe Total, pour lequel j’ai eu le plaisir de mener à plusieurs reprises des restructurations, ce groupe m’ayant fait confiance depuis 2001.

 

À présent, je suis en charge du département de droit social du cabinet De Pardieu Brocas Maffei, cabinet français pluridisciplinaire de 150 avocats environ. J’anime une équipe d’une dizaine d’avocats qui conseille des entreprises de dimension internationale en droit du travail et de la protection sociale.

 

Nous sommes une équipe remarquablement stable. Nous avons réussi ces dernières années à porter certains de nos collaborateurs vers des responsabilités de plus en plus importantes au sein du cabinet.

 

La clientèle de mon équipe est historiquement plutôt industrielle ; cependant, le spectre de notre clientèle s’est beaucoup élargi avec l’intégration de mon équipe et de moi-même en 2014, grâce à l’apport d’une clientèle largement institutionnelle, ou encore issue du secteur financier.

 

Notre préoccupation est d’apporter à nos clients des conseils équilibrés, et nous essayons d’encourager le dialogue social pour que les parties prenantes puissent s’entendre.

 

 

Dans quelles situations le nouveau protocole sanitaire impose-t-il le télétravail ?

 

Cette question est sur toutes les lèvres des avocats spécialisés en droit social, des RH et des dirigeants d’entreprise, sans oser la poser. Il y a en effet, une grande tension sur la question de savoir si le télétravail est une obligation.

 

Plusieurs points sont à prendre en compte pour répondre à cette question :

 

D'abord, il est avéré que le protocole sanitaire ne constitue pas une obligation formelle. Il n’a pas valeur de texte de loi, ni réglementaire, ce principe ayant été posé clairement par un arrêt du Conseil d’État (CE, 19 octobre 2020, n° 444809). La rédaction employée par ce dernier est subtile : il écrit que le protocole est « un ensemble de recommandations pour la déclinaison matérielle de l'obligation de sécurité de l'employeur dans le cadre de l'épidémie de covid-19 en rappelant les obligations qui existent en vertu du code du travail. »

 

Ainsi, le Conseil d’État a coupé court à une idée qui commençait à germer, selon laquelle le protocole sanitaire serait une obligation en tant que telle.

 

 

Là où il y a une subtilité, c’est que le Conseil d’État nous rappelle qu’il s’agit d’une source d’inspiration utile pour respecter une obligation qui figure dans le code du travail, l’obligation de sécurité, en vertu de laquelle l’employeur doit préserver la santé et la sécurité de ses collaborateurs. Par conséquent, si ces recommandations ne sont pas suivies, et qu’un contentieux se déroule, alors le juge pourra peut-être considérer que l’employeur a été mal inspiré de ne pas respecter le protocole sanitaire et qu’il n’a pas respecté son obligation de sécurité.

 

Nous sommes donc dans un équilibre subtil, dans lequel le télétravail n’est pas une obligation, mais une recommandation à l’appui d’une obligation.

 

 

Ensuite, il faut distinguer plusieurs situations. Il est fortement recommandé aux entreprises de placer en télétravail les salariés dont le métier peut être effectué en télétravail à 100%. C’est alors le fameux « télétravail 5 jours sur 5 », prôné par Mme Borne. Il y a également certaines activités qui peuvent être exercées en partie en télétravail, à charge pour les entreprises de faire une évaluation de ce qui peut être fait ou non à distance. À ce titre-là, le Ministère, qui est friand des questions/réponses, a mis à jour celles relatives au télétravail. Nous avons donc une grille d’identification des activités télétravaillables permettant de nous guider dans cette évaluation.

 

Par conséquent le télétravail n’est pas imposé mais recommandé lorsqu’il est adapté aux réalités de l’entreprise.

 

 

In fine, ce qui permet de garantir une certaine forme de sécurité juridique, c’est le dialogue social, c’est-à-dire la capacité de l’entreprise à convaincre ses partenaires sociaux que ce qu’elle propose en matière de télétravail est un juste équilibre.

 

Nous avions vécu à l’occasion du déconfinement des contentieux assez forts sur la réouverture des activités. À cette occasion, la jurisprudence avait affirmé que ce qui donnait du crédit à telle ou telle position d’entreprise, c’était son niveau d’adhésion auprès du corps social et donc des représentants du personnel. Ainsi, l’évaluation des risques professionnels se fait par le dialogue social.

 

Un conseil que je donnerais aux entreprises, c’est de veiller à partager avec les représentants du personnel leurs positions en matière de télétravail pour emporter l’adhésion.

 

 

Depuis le second confinement, est-ce que l’employeur est dans l’obligation de discuter avec les représentants des salariés pour la mise en place du télétravail ?

 

Je pense que oui. Le dialogue social est une obligation, non pas dans ses versions « historiques », c’est-à-dire la consultation formelle ou la négociation d’un accord, puisque le télétravail peut se mettre en place de manière unilatérale en matière de lutte contre la covid-19. Cependant, le fait de faire une évaluation des risques professionnels en concertation avec les partenaires sociaux est une obligation.

 

En effet, selon le code du travail, la méthode d’évaluation des risques professionnels doit être collaborative, même s’il ne s’agit pas de négociation ou de consultation au sens traditionnel, mais plutôt de la concertation.

 

La question qui se pose est de savoir si la concertation peut se faire avec des partenaires sociaux qui sont eux-mêmes en télétravail, et qui, à distance, ont du mal à exercer leur rôle.

 

 

La covid-19 pourra peut-être donner de l’élan à une évolution des mentalités, s’agissant du dialogue social, que je pense être fondamentale pour que le droit social respire. Il faut mettre en place un dialogue social numérique et digitalisé. Les retours d’expérience des partenaires sociaux eux-mêmes ont, d’une certaine manière et dans une certaine limite, désacralisé en partie la possibilité de faire du dialogue social à distance, par un système de visioconférence, alors qu’ils étaient majoritairement très réticents à cette option. Ainsi, nous avons l’impression que les mentalités sont en train d’évoluer, et qu’un dialogue social digitalisé s’impose progressivement dans le paysage du télétravail.

 

Nous pouvons donc espérer que les employeurs vont également libérer la possibilité pour les syndicats de communiquer auprès de la base par des outils modernes de communication, et ne vont plus craindre qu’une fluidité accrue dans les échanges ne les rende trop anarchiques.

 

Il faudrait que la crise sanitaire soit l’occasion de libérer les échanges, aussi bien pour les partenaires sociaux que pour l’employeur, grâce aux outils modernes de communication.

 

 

Le covid-19 a réussi, dans certains environnements, à faciliter le dialogue social. J’espère que cela continuera par la suite.

 

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Quels frais sont pris en charge par l’employeur lorsque le salarié télétravaille cinq jours sur cinq ?

 

Si l’on en croit les documents publiés par le Ministère du travail dans le cadre de la crise sanitaire, l’employeur n’est pas tenu de verser à son salarié une indemnité liée à l'exercice du télétravail sauf dans l’hypothèse où l’entreprise est dotée d’un accord ou d’une charte qui le prévoit. L’obligation de prendre en charge ces frais avait été mentionnée un temps dans les textes puis supprimée par les ordonnances du 22 septembre 2017. Nous avons donc une forme de prudence du législateur qui demeure, pour l’instant, réticent à imposer une obligation ferme.

 

Cependant la question est en réalité plus complexe, car l’employeur est débiteur d’une obligation générale de remboursement des frais professionnels exposés par ses salariés.

 

Il y a donc aujourd’hui une difficulté qui n’est pas résolue, puisque nous avons deux principes qui a priori s’opposent : d’une part, l’absence d’obligation ferme et explicite sur l’obligation de rembourser les frais liés au télétravail, d’autre part, le principe général en vertu duquel l’employeur doit exposer les frais exposés par ses salariés dans l’exercice de leur activité.

 

 

Ainsi, le sujet n’est pas encore totalement traité. Certaines entreprises ont déjà inauguré par accord soit des modalités de remboursement au réel, soit le versement d’une allocation forfaitaire, qui peut être exonérée de cotisation sociale à hauteur de 10 euros par mois pour une journée de télétravail par mois, et de 20 euros pour deux jours.

 

À ma connaissance, le sujet n’a pas été abordé dans le cadre des discussions entre les partenaires sociaux, les entreprises ayant peur de faire naître une inflation de coûts de frais professionnels.

 

La période covid n’a pas fait avancer particulièrement le sujet, car la situation semble transitoire. Il est probable que cette question reprendra de la vigueur après la fin de la crise sanitaire.

 

Que peut faire le salarié s’il estime que son logement ne présente pas des conditions adéquates pour travailler ?

 

Nous sommes dans une situation où le télétravail n’est pas envisageable, du constat même du collaborateur.

 

Si le constat résulte de l’inadéquation des outils de travail, comme la connexion internet, les accès au VPN… qui ne permettent pas au collaborateur d’exercer de manière satisfaisante le télétravail, alors l’employeur pourrait en tirer la conclusion que l’activité doit être exercée en présentiel.

 

Cette situation pourrait faire naître malgré tout une objection : l’employeur est tenu de doter ses collaborateurs d’outils de travail lui permettant d’effectuer ses tâches.

 

En justice, l’issue d’un débat de ce type devant un juge serait très incertaine. En effet, se percutent des obligations contradictoires, puisque, d’un côté, la question concerne l’équipement dont le collaborateur dispose à son domicile personnel, de l’autre côté, le fait que le domicile personnel sert aussi de lieu d’exécution d’une prestation professionnelle.

 

Là encore, une telle question ne peut se résoudre de façon certaine qu’en passant par le dialogue social. Cela permettrait de trouver un juste équilibre, afin que les entreprises ne soient pas redevables de tout.

 

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Éloïse Haddad Mimoun

Docteure en droit et diplômée de l'Essec, Eloïse est rédactrice en chef du Blog Predictice.

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