Yann-Maël Larher Dr., avocat, membre de l'Association Française des Docteurs en Droit et de l'Institut Sapiens, évoque les évolutions que connaît le droit du travail à l'heure de la numérisation.
Pouvez-vous vous présenter en quelques mots s’il vous plaît ?
J’ai écrit une thèse sur les relations numériques de travail, soutenue à Paris II en 2017. Il s’agissait d’une thèse cifre effectuée au sein du groupe Total, qui était très bel environnement de travail, à l’avant-poste de beaucoup de sujets. Avant ma thèse, j’ai travaillé dans la communication. J’ai un master en droit et un master en sciences politiques de Sciences Po Rennes.
C’est mon appétence pour le droit et la communication sur les réseaux sociaux qui m’a fait prendre conscience d’un sujet émergent, aujourd’hui fondamental : comment intégrer le numérique dans le droit du travail ? Et inversement, comment faire en sorte que le droit du travail ne soit pas complètement détruit par le numérique ?
Quelle réaction faut-il avoir face à l’acculturation numérique du travail ? Vous ne prônez pas l'attitude du rejet…
Non, en effet. Très souvent, le droit est un prétexte pour ne pas faire évoluer les organisations, ce qui est dommage. Cependant, les nouvelles organisations ne peuvent pas devenir des zones de non-droit. Il faut prévoir des nouveaux droits appropriés, et qui permettent d’assurer une protection équivalente à celle qui existait pour les usines automobiles, par exemple.
En effet, d’autant plus que les enjeux concernent les libertés fondamentales.
C’était déjà le cas auparavant. Quand on demande à des gens de rester enchaînés à un atelier de telle heure à telle heure, la liberté fondamentale est déjà très touchée.
Le numérique impacte positivement un certain nombre de choses : la liberté d’expression, la capacité d’échanger de manière plus ouverte, avec plus de personnes, d’avoir des organisations plus transparentes avec tous les salariés et pas seulement leurs représentants.
Cependant, il faut demeurer prudent car le numérique permet une surveillance et un contrôle accrus, de sorte que ces mêmes libertés sont parfois plus restreintes.
Que pensez-vous des dispositions juridiques existantes ? Sont-elles satisfaisantes pour organiser ces nouvelles relations du travail ?
Non, pas du tout. Malheureusement, la jurisprudence est très conservatrice. C’est la volonté du pouvoir judiciaire qui veut forcer le législateur à prendre ses responsabilités. Ainsi, la Cour de cassation a qualifié les chauffeurs Uber de salariés. Pourtant, je ne pense pas qu’il soit intéressant, ni pour les chauffeurs, ni pour la société dans son ensemble, de leur appliquer tout le code du travail. Mais cela ne doit pas dire pour autant qu’ils ne doivent pas avoir de droits.
On ne peut pas faire comme s’il n’y avait pas de problème, mais la solution n’est pas celle d’hier.
Si je comprends bien, les chauffeurs Uber, plutôt que d’être qualifiés de salariés, devraient donc garder leur statut de travailleurs indépendants, mais en même temps, il faudrait augmenter le degré de protection accordé aux travailleurs indépendants ?
Tout à fait ! Il faudrait inventer quelque chose de différent pour les travailleurs indépendants des plateformes. On ne leur demande pas d’être présents et disponibles de telle heure à telle heure sur un site précis.
Il faudrait donc une nouvelle qualification, un nouveau type de travailleur ?
Oui, comme cela s’est fait ailleurs déjà. Ainsi à New York, un salaire minimum horaire s’applique, y compris pour les travailleurs indépendants. Voilà une façon de créer un nouveau droit. Certains proposent aussi un droit par étages. Avec le numérique, les possibilités se multiplient : on peut être salarié à mi-temps, dépendant une partie de son temps, et bénévole une autre partie de son temps. Cette perméabilité est permise par le numérique de façon physique et est encouragée par la perméabilité des outils. Cela nous rend plus élastiques. Quand un recruteur est sur linkedIn, il est bien difficile de savoir à quel moment il est dans un usage 100% professionnel ou 100% personnel.
Que doit-on entendre par “le droit par étages” ?
Pour l’instant, le droit du travail s’applique à tous de la même façon ou alors il ne s’applique pas du tout.
On doit passer d’un droit fait pour les salariés à un droit des actifs.
Un droit des actifs (ou par étage) pourrait prendre la forme de règles de bases pour tous, par exemple une rémunération minimale horaire quel que soit le statut. Suivant l’activité, on aurait ainsi plus ou moins de droits et de contraintes. On devrait ainsi être capable de cumuler les avantages de différents statuts à proportion de son investissement dans chacun d’eux. Cela peut s’appliquer à toutes les catégories, comme les indépendants, sans avoir à récrire tout le droit du travail. Cela permettrait de subvenir à pas mal de problèmes qui se posent.
Dans votre thèse, vous évoquez les nouvelles formes de collectifs, et notez que les syndicats connaissent une crise de la représentativité. Il faudrait repenser les modalités du dialogue social, selon vous ?
J’ai co-écrit un rapport pour l’institut Sapiens l’année dernière sur ce point. Il y a plusieurs aspects : il y a d’une part le dialogue social tel que décrit par le code du travail, qui est en déliquescence.
On parle de représentation sociale, mais les personnes qui sont censées représenter les salariés sont très loin de représenter la grande majorité des salariés, notamment les plus jeunes qui changent souvent d’entreprises par choix mais aussi par contrainte.
L’autre problème, c’est que les nouvelles formes d’activité ne sont pas ou très peu structurées. Pour assurer leur survie, les syndicats sont très corporatistes et défendent les droits des gens qui votent pour eux et non de l’ensemble des travailleurs. Ainsi, les chauffeurs Uber ont une force de négociation quasi inexistante par rapport aux travailleurs de l’industrie automobile ou pétrochimique qui sont, eux, surreprésentés. C’est paradoxal et dangereux, car les mesures qui sont négociées ne sont pas systématiquement prises avec le prisme de l’intérêt du plus grand nombre.
De l’autre côté, il y a un collectif qui se matérialise sur les réseaux sociaux des entreprises. Des clubs se créent pour défendre la parité, l’égalité des chances, certains salariés sont investis et prennent la parole sur les réseaux sociaux pour dénoncer une situation dans leur entreprise. On parle même parfois de lanceurs d’alerte. C’était l’ancien rôle des syndicats qui bénéficient d’une protection lorsqu’ils prennent la parole en dehors de l’entreprise, mais il n’y a pas de protection pour ces nouveaux collectifs ou ces lanceurs d’alerte des entreprises. Les mesures qui ont été prévues sont si timides qu’en pratique, ils ne sont pas protégés.
Vous encouragez le développement des règles internes de l’entreprise. Pouvez-vous préciser ?
Les grands groupes multinationaux, lorsqu’ils sont très exposés médiatiquement, s’imposent le respect de règles de conduite qu’ils appliquent partout dans le monde, à leurs collaborateurs et parfois à leurs prestataires. Ils font ainsi avancer l’encadrement du travail et élèvent les règles qui encadrent le travail dans des pays où il n’y en a pas.
Les réseaux sociaux redistribuent les cartes, et cela pourrait constituer une voie pour moderniser l’existant. Ainsi, les syndicats pourraient mieux saisir les outils numériques et réinventer le dialogue social, notamment par des référendum d’entreprise.
Il y a deux ou trois ans, des négociations à Air France s’étaient très mal passées. Un référendum avait été organisé demandant si les salariés souhaitaient une augmentation de leur salaire… Ce n’est pas une bonne manière de poser la question ! Grâce à internet, on peut demander aux personnes de pondérer leur réponse, d’apporter des informations avant et après… Si on avait demandé aux salariés, grâce à un tableau dynamique : si on vous augmente de tant de pour cent, la conséquence serait ceci, on embaucherait tant de personnes … on aurait pu avoir une réponse beaucoup plus intelligente !
Selon vous, c’est grâce à ces règles internes que le statut des travailleurs va s’améliorer à l’heure du numérique ?
Sur les nouvelles formes de travail, j’ai tendance à penser que oui. Les législateurs ne les comprennent pas toujours, et interviennent souvent tardivement. Ainsi, en France, il y a eu beaucoup de discussions à propos des plateformes afin d’établir des chartes de bonne conduite. C’est un argument marketing de l’entreprise mais cela va aussi avec une politique interne.
Il faudrait donc repenser la hiérarchie des normes en droit social ?
Les règles internes à l’entreprise ne sont pas toujours connues du juge, qui a donc du mal à les appliquer.
Au-delà de la hiérarchie des normes, ce qui prévaut à l’heure actuelle, ce sont les tribunaux populaires des réseaux sociaux.
Quand le public est mécontent, cela force la main des entreprises à se montrer plus respectueuses des droits des travailleurs. C’est le bon côté des réseaux qui peuvent venir en soutien du droit.
Un mot pour les cabinets d’avocats qui ont dû opérer une transition numérique à marche forcée ?
On ne peut que regretter la mise à l’arrêt de la justice, mais les avocats ont démontré qu'ils étaient capables de se réinventer rapidement en travaillant à distance ou en échangeant sur les réseaux sociaux avec leurs clients. C’est l’occasion de remettre à jour ses fondamentaux et de renforcer la profession.
Docteure en droit et diplômée de l'Essec, Eloïse est rédactrice en chef du Blog Predictice.