Me Marion Guertault, associée au sein du cabinet Hogan Lovells, examine les conséquences de la crise de la covid-19 sur l'organisation du travail dans les entreprises.
Pourriez-vous vous présenter en quelques mots s’il vous plaît ?
Je suis avocate au barreau de Paris depuis 2010. J’ai commencé ma carrière au sein du cabinet Hogan Lovells où j’ai forgé mon expérience. J’ai ensuite exercé quelque temps dans un autre cabinet international pour rejoindre ensuite Hogan Lovells en tant qu’associée.
Au début de ma carrière, ma pratique était tournée essentiellement vers une activité contentieuse. J’ai fait mes classes dans les prétoires, dans une logique de contradiction, sur des dossiers essentiellement de dimension individuelle.
Au fur et à mesure de mon évolution et de mes années d’expérience, mon activité s’est centrée davantage sur des problématiques collectives et sur une activité de conseil sur toutes les problématiques de réorganisation, de transferts d’activités, d’opérations M&A et sur les contentieux afférents. Plus précisément, je travaille sur toutes les problématiques d’information et de consultation des CSE, les négociations avec les syndicats, les plans sociaux. Les plans sociaux constituent un domaine d’expertise sur lequel notre département s’est beaucoup développé et a géré des dossiers emblématiques, comme dernièrement la fermeture du site de Blanquefort de Ford, qui était une usine de transmission du groupe.
Ces dossiers concernent des affaires délicates et parfois médiatiques, où le juridique se mélange à des questions de stratégies : lorsqu’on travaille sur une réorganisation, il y a des problématiques juridiques qu’il faut mettre en perspective avec les enjeux économiques et sociaux, ainsi que la volonté de garder un climat social paisible, afin de trouver le meilleur compromis entre tous ces challenges.
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Depuis le premier confinement, une grande partie des entreprises a découvert le télétravail. Ce dernier a suscité un certain engouement. Dans quelle mesure le télétravail est-il désormais pris en compte dans les plans de réorganisation des entreprises ?
Le télétravail a été redécouvert, je dirais même découvert avec le premier confinement. Beaucoup d’entreprises, qui pensaient que certaines tâches n’étaient pas télétravaillables, ont pu constater que ce n’était pas le cas, et que leur crainte de baisse de la productivité n’était pas justifiée.
À présent la question qui se pose est celle de la proportion. Faut-il avoir recours au télétravail à 100% ou à un télétravail qui se mixe avec du présentiel ? Selon les retours que nous avons de nos clients, il semblerait que la majeure partie des entreprises ne s’oriente pas vers un télétravail à 100%, mais plutôt sur un mix entre le télétravail et le présentiel. C’est le premier constat.
Le second est que les entreprises souhaitent organiser sur le long terme le recours au télétravail, indépendamment du contexte de circonstances exceptionnelles que l’on rencontre actuellement.
Finalement, le confinement a eu un effet déclencheur. Il a permis de faire mûrir les mentalités, pour passer d’une activité 100% présentiel à une activité qui mélange du présentiel et du distanciel.
Ainsi les entreprises prennent en compte le télétravail pour l’organisation de leurs activités à long terme. Elles s’aperçoivent que c’est un facteur d’attractivité et également un facteur différenciant par rapport à d’autres entreprises qui ne le proposeraient pas, et que les salariés sont friands de cette méthode de travail qui a été redécouverte.
Pour autant, est-ce que les entreprises intègrent le télétravail dans des plans de réduction des effectifs pour en limiter l’impact ? Je pense que nous ne sommes pas encore arrivés à ce stade.
À mon sens, le télétravail est vu comme une nouvelle organisation de l’activité. En revanche, pour les entreprises qui doivent se restructurer, je ne suis pas sûre que le télétravail soit envisagé comme une alternative à une réduction d’effectifs. En effet, les entreprises n’envisagent pas un recours au télétravail à 100% qui permettrait d’économiser des coûts de loyer substantiels.
Le télétravail pourrait donc être utilisé comme une alternative au licenciement économique, du fait des potentielles économies réalisées sur le coût du loyer ?
On peut se demander si le télétravail pourrait effectivement être utilisé comme un levier de réduction des coûts visant à éviter des licenciements pour motif économique. Néanmoins, je pense que les entreprises n’ont pas encore pleinement intégré ces éventuelles opportunités que pourrait représenter le télétravail et qu’elles sont encore au stade des constats sur l’utilisation du télétravail.
À ce propos, les constats sur le télétravail ont été dans un premier temps très positifs. Lorsque le télétravail a été imposé massivement aux entreprises comme aux salariés du fait du premier confinement, les choses se sont très bien passées. Entreprises et salariés se sont mobilisés et sont passés quasiment du jour au lendemain du travail au présentiel vers un travail en distanciel. Ainsi le premier sentiment qui est sorti de cette transition réussie était très positif, avec l’idée que le télétravail présente tout un tas d’avantages et de bienfaits.
Néanmoins, on commence à entendre des réserves sur le télétravail. C’est pourquoi les entreprises n'ont pas envie d’intégrer le télétravail comme nouveau mode d’organisation sans en mesurer encore tous les tenants et les aboutissants. Ainsi le télétravail n’est pas encore perçu comme une alternative à une suppression de poste : les entreprises ne sont pas en mesure d’estimer pleinement les économies qui pourraient être réalisées avec le télétravail.
Certaines entreprises, comme LinkedIn, ont annoncé passer en télétravail à 100%. Quels impacts cette nouvelle organisation du travail aura sur les relations collectives au sein des entreprises qui font ce choix ?
La difficulté d'un télétravail à 100% est de maintenir un sentiment d’appartenance collective.
Le fonctionnement d’équipe, notamment au regard de notre culture française, qui est vraiment une culture du travail en présentiel, ce sentiment d’appartenance, bref le fonctionnement global de l’entreprise est dilué par le télétravail.
On constate aussi que ce sont pour l’essentiel de petites structures plus que de grandes sociétés avec des effectifs importants qui sont passées en 100% télétravail.
Ainsi, l’enjeu d’un 100% télétravail sera de maintenir un lien collectif et managérial pour conserver un sentiment d’appartenance à une équipe.
De plus, si on a constaté que le télétravail augmentait la productivité, une étude a néanmoins démontré que l’absence de rencontres entre les salariés impacte leur créativité.
Il y a, à mon sens, un équilibre difficile entre productivité et créativité qu’il va falloir trouver et réussir à consolider avec des relations en distanciel.
Ainsi le lien managérial sera dilué, tout comme le sentiment des salariés d’appartenir à l'entreprise. Comment est-ce que tout cela peut être contrebalancé ? Peut-être que les entreprises vont mettre en oeuvre des actions, dites de team building, en organisant des moments dédiés au renforcement des liens sociaux entre les salariés de l’entreprise.
Se pose également la question du maintien des relations collectives avec les instances représentatives du personnel.
Là aussi, l’enjeu va être à mon sens de réussir à garder la même qualité de dialogue social alors même que les instances sont à distance des salariés Ce point de vigilance s’impose pour toutes les relations entre les organes représentatifs du personnel et les organes de direction. Il va falloir maintenir la qualité des relations sociales alors même que les échanges spontanés disparaissent.
On peut facilement imaginer un salarié qui rencontrerait une difficulté et, en rencontrant un représentant du personnel dans un couloir, poserait directement sa question. Est-ce que ce type d’échange se ferait aussi simplement quand il faut décrocher son téléphone pour pouvoir être en lien avec un membre du CSE ou un délégué syndical ? Les relations collectives ne risquent-elles pas dès lors d’être diluées ? Comment compenser efficacement la distance pour pouvoir maintenir la qualité du dialogue social avec une vraie pertinence ?
D’autres avocats ont pu considérer que le dialogue social avait besoin d’un passage au numérique, pour fluidifier les échanges, mais que ceux-ci seraient moins spontanés.
Je suis d’accord, et ces échanges seraient effectivement moins qualitatifs. Pour moi, dans l’expression et dans la communication, il y a certes, l’oralité et les mots employés, mais tout ce qu’on appelle aussi le langage corporel. Et ça, ce sont des choses qui à mon sens sont beaucoup moins palpables lorsqu’on est à distance. Même avec une caméra, on voit moins les détails, les mimiques. La qualité de l’échange est quelque chose d’absolument essentiel dans les relations de travail qui sont désormais transformées.
Les instances représentatives du personnel vont devoir mettre en place ces modes alternatifs de communication.
Pensez-vous que l’obligation de sécurité de l’employeur va évoluer, du fait de ces nouvelles organisations sociales ?
C’est un sujet épineux. On voit aujourd'hui, en tout cas dans le contexte de crise sanitaire que l’on connaît, que l’obligation de sécurité de l’employeur est martelée. C’est le fondement même du passage au télétravail dès lors que les tâches peuvent être télétravaillées.
Pour autant, cette obligation de sécurité telle qu’on la connaît aujourd'hui, est-elle adaptée à une méthode de travail en distanciel, et même parfois à des situations où le salarié a une multitude de lieux de travail ? En effet, certains modes de télétravail mis en place ne fixent pas le lieu de télétravail des salariés.
Cette flexibilité a une multitude d’implications pour l’entreprise : l’obligation de sécurité traditionnelle se conçoit dans une logique où l’employeur a la maîtrise du lieu, et ainsi les moyens de faire en sorte que ses locaux répondent à des normes de sécurités bien précises et définies. De même, la logique de présentiel fait que l’employeur est censé pouvoir être alerté des difficultés ou en tout cas des risques qui peuvent se présenter pour la santé et la sécurité de ses salariés. C’est un système dans lequel le risque se réalise sur site, sous la supervision du manager et d’une direction présents également sur site. Ainsi les constats se font rapidement et il est possible de réagir rapidement.
Qu’en est-il lorsque l’employeur n’a plus la maîtrise sur les locaux de travail ? Parfois le lieu de travail se confond avec le domicile du salarié qui est un lieu privé, parfois il s’agit d’espaces de coworking ou d’espaces publics, sur lesquels l’entreprise n’a plus la même maîtrise que sur des locaux qu’elle possède ou qu’elle loue.
Ainsi l’obligation de sécurité soulève de réelles difficultés et de réels challenges pour l’employeur, qui va se poser la question de savoir comment respecter cette obligation sans même avoir la maîtrise du lieu de travail du salarié.
L’une des évolutions possibles sera peut-être le deuxième axe de l’obligation de sécurité qui est l’obligation de sécurité du salarié. Comme vous le savez, l’obligation de sécurité est duale : c’est à la fois à l’employeur d’assurer la sécurité des salariés, mais c’est également à chaque salarié d’assurer sa propre sécurité et celle des autres.
On peut donc imaginer que l’obligation de sécurité, sans être fondamentalement transformée, sera être plus équilibrée entre l’obligation de sécurité de l’employeur et l’obligation de sécurité du salarié, alors qu’à présent, celle de l’employeur domine. Le salarié sera davantage considéré comme un acteur à part entière de cette obligation de sécurité, certes peut-être dans des proportions qui ne seraient pas équivalentes à celles de l’employeur, mais qui, dans tous les cas, augmenteraient par rapport à la situation que l’on connaît actuellement.
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Un mot de conclusion ?
Je pense que cette crise sanitaire a révélé beaucoup de potentiel pour les entreprises actuelles. Je pense que les modes d’organisation vont certainement s’en trouver bouleversés sur le long terme. Est-ce que cette mise en œuvre, ce bouleversement va se faire à très courte échéance ? Je ne pense pas . Comme évoqué précédemment, je pense que les entreprises en sont à la période des constats.
À l’avenir, les enseignements de cette crise sanitaire et des confinements vont resurgir, et il faudra s’attendre à des transformations et des évolutions sensibles dans les méthodes de travail et de management des entreprises.
S’il y a encore beaucoup de réticences probablement dues à la culture française, cela ouvre néanmoins des perspectives très intéressantes pour la suite.
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Docteure en droit et diplômée de l'Essec, Eloïse est rédactrice en chef du Blog Predictice.