Eric Le Quellenec et Sandy Mockel, membres de la commission numérique et protection des données personnelles du conseil de l’Ordre du barreau de Paris, analysent l’open data des décisions de justice.
Pourriez-vous présenter en quelques mots la commission numérique et protection des données personnelles du conseil de l’Ordre ?
Eric Le Quellenec : La commission numérique a été créée, à côté de la commission des finances, il y dix ans. Cinq années plus tard, une autre commission, dédiée à la protection des données personnelles, a également vu le jour. Plus récemment encore, depuis trois ans, le conseil de l'Ordre a choisi de désigner un délégué à la protection des données au sein de ses effectifs. Le numérique et la protection des données personnelles sont donc des questions sur lesquelles le conseil de l’Ordre travaille depuis de nombreuses années.
Sandy Mockel : La commission numérique a effectivement des origines communes avec les finances, mais elle s’en est détachée. Elle est désormais dédiée à l'organisation numérique de l'Ordre, qui s’est mobilisé de manière importante sur cette mission et qui travaille différents projets sur la question. L’Ordre essaye également, en lien avec son incubateur, de penser le numérique pour les confrères.
Eric Le Quellenec : Il y a effectivement deux aspects. Le premier, d’ordre organisationnel, et qui inclut la gestion du tableau ; le second, qui tient à l'aide à l’exercice professionnel, en lien avec la mission de l'incubateur.
Que va apporter l’open data des décisions de justice pour les avocats ?
Sandy Mockel : Nous aurons enfin accès à un matériau considérable et dont nous avons besoin pour savoir ce qui se passe auprès des juridictions. L’open data est vraiment quelque chose de très important. Il nous offre un accès privilégié, rapide, simple et totalement gratuit à la jurisprudence, ce qui, en réalité, est assez normal.
Eric Le Quellenec : Je complèterai en disant que les avocats vont gagner en prévision et en précision, ce qui renforcera la qualité du conseil fourni aux clients et augmentera notre plus-value. Certes, l'accès au grand public, qui est bien l'idée de l'open data, permettra à tout citoyen de consulter les décisions de justice. Toutefois, l'avocat restera incontournable en termes de conseil et de stratégie.
Par ailleurs, s’il est normal que les informations accessibles au grand public soient anonymisées, cela est beaucoup plus critiquable pour les avocats. Sur ce point, je renvoie à une motion prise par le syndicat FNUJA il y a cinq ans, sollicitant un accès à l’ensemble des informations contenues dans les décisions de justice. La connaissance des circonstances précises d’une affaire, l’identification des différentes parties peuvent présenter un intérêt majeur dans la qualité du conseil dispensé.
Malheureusement, en l'état actuel de la réglementation, l’accès est le même pour tout le monde. Il est nécessaire que nous avocats veillions à nous saisir du sujet afin d’éviter que les justiciables ne nous contournent, au motif qu’ils ont accès à la même information que nous. Il nous revient donc de faire la promotion de la plus-value apportée par l’analyse d’un avocat à ce matériau brut.
Sandy Mockel : Je souhaiterais illustrer ces propos avec un exemple très concret que j’ai vécu, tout en soulignant que ce n'est pas parce qu’on a accès à un matériau qu'on sait l'utiliser. Ainsi, des clients ont déjà pu me proposer des décisions en me disant « regardez Maître, on a une bonne décision qui va dans notre sens ». En réalité, ils s’étaient basés sur les prétentions des parties et non sur le dispositif de la décision. Dans ces conditions, je ne ressens pas trop d'inquiétudes sur ces questions. La diffusion la plus large d’informations est toujours utile parce qu’elle permet de susciter le débat et d’enrichir les connaissances de tout un chacun. Pour autant, tout le monde n’a pas la maîtrise des informations mises à sa disposition, ce qui rend pertinent le travail de l’avocat.
Eric Le Quellenec : On m'a aussi rapporté l'exemple inverse, celui de l'avocat qui avait écarté une décision transmise par son client, pourtant pertinente dans la résolution du litige, parce qu’il avait regardé son dossier superficiellement. Si l'avocat est mal outillé - ce qui nous permet de faire le lien avec le plan numérique - il peut rapidement être dépassé. En définitive, je pense que l’open data est une opportunité qu’il faut saisir, exploiter et expliquer. Il est également important de veiller à ne pas rester sur nos acquis.
La profession est-elle prête pour exploiter au mieux cette masse de jurisprudences ?
Sandy Mockel : Il me semble qu’elle est prête, ce qui n’exclut pas l’intervention d’aménagements et d’outils de régulation. Pour faire le lien avec les exemples rapportés par Eric Le Quellenec de confrères qui seraient insuffisamment diligents, il reviendra à l’Ordre d’accomplir ses missions ordinales et de s’interroger sur la manière d’aider les confrères à passer au mieux cette période de transition. Cela ne semble pas poser de difficulté. Nous sommes donc confiants.
Eric Le Quellenec : Je m’inscris dans cette analyse tant que nous restons dans des schémas traditionnels d'accès à l'information juridique. En effet, dès la faculté de droit, puis à l’école du barreau, la manière de faire une recherche dans le but de trouver une réponse à un problème de droit nous est expliquée. Or, l'open data va nous permettre d’aller beaucoup plus loin, d’une part, en associant à la réponse juridique une probabilité, déterminée par l’analyse et l’exploitation de données contenues dans des décisions diffusées à grande échelle. Une telle information n’est pas offerte par les moteurs de recherche traditionnels. D’autre part, l’open data apporte des informations en matière de quantum des condamnations, à l’image des pensions alimentaires en droit de la famille. Il offre donc de nouvelles perspectives en termes d'analyses chiffrées. Sur ces nouveaux usages que sont la probabilité de gain et de chance d'obtenir satisfaction, un accompagnement doit être envisagé. Tout littéraires que nous sommes, nous aurons davantage de difficultés pour effectuer une analyse quantifiée ou chiffrée, que pour trouver une réponse à un problème de droit.
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Sandy Mockel : Mon inquiétude est quelque peu différente. Exerçant dans le domaine de la réparation du préjudice corporel, je n'ai pas de problème avec les calculs. En revanche, je crains davantage une systématisation excessive du droit poussée par le raisonnement selon lequel les solutions juridiques vont être de plus en plus prévisibles. Un tel discours peut conduire à une autolimitation des demandes pour ne pas prendre de risques par rapport aux prévisions disponibles.
Je souhaiterais néanmoins qu’un mouvement se mette en place pour essayer de dépasser les prévisions découlant de l’analyse des décisions déjà rendues. Dans le cas contraire, il n’y aurait plus d’enjeux et on se limiterait à reproduire ce qui a déjà été fait dans le passé. Il n'y aurait alors plus grand chose à faire que de s’insérer dans des cases préexistantes. Autrement dit, je pense qu’il y aura d’abord un mouvement d’observation et d’adaptation, puis un mouvement d’émancipation pour répondre au mieux à nos clients. L’accompagnement devra aussi être mis en œuvre pour initier et développer cette émancipation.
Le parallèle peut être fait avec les débats relatifs aux recours à des barèmes et plus spécifiquement encore avec Datajust pour lequel la prévisibilité a montré ses limites.
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L’open data va-t-il être accompagné de formations, tant initiales que continues pour les avocats ?
Eric Le Quellenec : Il y en a déjà eu par le passé, notamment avec la première partie du plan numérique, mise en œuvre il y a deux ans. Les questions d'open data et de justice prédictive y ont été abordées, notamment sous forme de webinaires qui ont remporté un franc succès en plein cœur du confinement, avec la participation de plus de 1200 confrères. La formation sur ces thèmes s’est poursuivie en présentiel dès que la situation sanitaire l’a permis. Par ailleurs, la grande journée du numérique, qui s’est tenue le 10 septembre 2021, a permis à la fois d’organiser des séances plénières et des ateliers pratiques offrant la possibilité d’utiliser concrètement tous les outils d’exploitation de l'open data. Ce cycle est désormais achevé.
Sandy Mockel : L’Ordre a déjà estampillé des formations, notamment pour accompagner l’arrivée de l’open data et plus spécifiquement les enjeux de l’accès à une jurisprudence de masse. Toutefois, et en lien avec les enjeux évoqués précédemment, il faudra aussi réfléchir à aller au-delà, afin de dépasser la prévisibilité des décisions de justice que pourrait induire l’open data. Sur ce point, nous avons des idées mais le contenu des formations n’est pas encore arrêté. Un projet intitulé « les colonnes du numérique » est aussi en cours d’élaboration avec pour objectif d'aller au plus près des cabinets, c'est-à-dire se rendre dans leurs locaux pour aborder les questions de cybersécurité. Il est vrai qu’il s’agit d’un sujet distinct, qui dépasse la question de l'open data, mais les actions autour de ce thème permettent d’échanger sur d’autres sujets en lien avec le numérique. Ce projet offrirait également l’opportunité de percevoir et recenser les besoins des confrères en la matière et de rendre visible notre action. Sa mise en œuvre n’a pu être réalisée pour le moment du fait des contraintes liées à la crise sanitaire. Nous espérons pouvoir le concrétiser au printemps.
Eric Le Quellenec : L’idée est la suivante « l’Ordre vient chez vous ». Nous envisageons de regrouper deux ou trois cabinets et de faire un atelier pratique de mise en situation sur les thématiques de la cybersécurité, l’open justice et l’open data. Par ailleurs, des formations en lien avec le barreau entrepreneurial et en partenariat avec l'incubateur existent déjà. Plus généralement, un catalogue de formations permettant de faire monter en compétence nos confrères est également proposé.
Le cadre légal actuel ne prévoit ni l’occultation du nom de l’avocat, ni l’interdiction de réutilisation des données relatives aux avocats à des fins d’évaluation ou d’analyse. Qu’en pensez-vous ?
Sandy Mockel : Les avocats se sont mobilisés sur cette question, mais la mobilisation n'a pas eu la visibilité souhaitée. Sur ce point, nous observons un vrai décalage avec la situation des magistrats qui, eux, ont obtenu des garanties. Notre objectif n’est pas de cacher quoi que ce soit, mais nous savons pertinemment quel pourrait être l’usage des données relatives aux avocats. D’ailleurs, certains produits permettent déjà de comparer les avocats entre eux. L’absence d’occultation offrira d’autres potentialités en déterminant par exemple le taux de succès d’un avocat. Néanmoins, ce n’est pas tant cette exploitation des données qui nous pose difficulté que la différence de traitement avec les magistrats, qui ont réussi à obtenir l’interdiction de la réutilisation de leurs données à des fins d’analyse de leur pratique. Un tel décalage interroge. En effet, pourquoi les magistrats se cachent-ils derrière l’anonymat alors que les avocats sont particulièrement exposés ? Ce point pose difficulté et conduit à se demander pourquoi certaines informations seraient cachées, alors qu’en définitive il est possible de savoir qui a rendu telle ou telle décision.
Eric Le Quellenec : Nous en venons au sujet sensible de l’e-réputation des avocats. La masse de jurisprudences liée à l’open data, a fortiori si le nom de l'avocat reste accessible, permet très facilement aux moteurs de recherche de savoir qui de maître X. ou de maître Le Quellenec gagne statistiquement le plus de procès. Cela est gênant parce que, d'une part, mon activité contentieuse n’est pas le cœur de mon travail ; d'autre part, je négocie les trois quarts du temps et pour le dernier quart, soit je réponds à une demande de mes clients, soit je suis contraint d’aller devant les tribunaux par l’absence de volonté de la partie adverse de transiger. Les statistiques basées sur des échantillons de l’activité d’un avocat peuvent donc être peu fiables. Sur ce point, un arrêt de la Cour de cassation en date du 11 mai 2017 a un peu défrayé la chronique, en retenant que les avocats, en leur qualité de prestataires de services, peuvent faire l’objet de notation sur internet. Des travaux menés par Louis Degos pour le CNB, ayant donné lieu à la rédaction d’un rapport librement accessible, ont quant à eux mis en exergue les tenants et les aboutissants de cette question. L’une des préconisations porte sur la certification ou la labellisation des plateformes par le CNB, pour éviter des analyses statistiques biaisées qui pourraient nuire aux confrères de manière à fait disproportionnée et inéquitable. La réflexion doit donc porter sur ce point. Deux textes européens feront peut-être évoluer la législation nationale. Un Data Act et un Data Gouvernance Act sont en préparation. Je ne sais pas ce que l'Europe viendra dire sur ces questions, mais je serais surpris qu'elle revienne sur le fait que les noms des avocats ne soient pas occultés.
Il nous revient également au sein de notre profession d'essayer de faire en sorte que les statistiques relatives à la qualité de la prestation des avocats, permis par l’open data, soient un minimum encadrés et que les algorithmes qui déterminent un résultat chiffré des performances de l'avocat soient basés tant sur une assiette claire, précise et objective, que sur des critères d'évaluation répondant aux mêmes caractéristiques.
Cela rejoint l'idée de Louis Degos de labellisation des plateformes. Il revient donc à la profession, tant au niveau du barreau de Paris que du CNB, d’engager des mesures concrètes.
Souhaitez-vous aborder un dernier point ?
Eric Le Quellenec : Il ressort des interviews des conseillers référendaires, je pense à notamment à Madame Estelle Jond-Nécand, et de celles réalisées auprès des membres du Conseil d'Etat, que tout ce qui est lié à l'open data, l'indexation ou l'occultation, a été porté par des magistrats pour des magistrats. Je souhaite alerter sur le fait que les réflexions des avocats n’ont pas été suffisamment accueillies. Dans ces conditions, un groupe de travail lié au CNB, dont je suis membre, tente de porter notre voix sur l'open data, sur les questions d'occultation et de pseudonymisation. Il nous revient d’être vigilants pour ne pas que le sujet soit maîtrisé et contrôlé exclusivement par les magistrats.
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Cet article a été rédigé par l'équipe de rédaction du Blog Predictice.