Les travailleurs des plateformes seront-ils un jour salariés ? Alors que l’ordonnance du 21 avril 2021 a été publiée, Jérôme Giusti, l’avocat qui représente 300 chauffeurs Uber, fait le point sur leur situation.
Cela fait plusieurs mois que vous défendez les droits des travailleurs des plateformes. Il y a sept mois, vous évoquiez pour le Blog Predictice l’action de groupe que vous menez, une affaire qualifiée de “pharaonique” par certains. Où en est-elle ?
À l'époque, j'avais lancé trois plaintes contre Uber devant la CNIL ainsi que des demandes de requalification des contrats devant le conseil de Prud’hommes. Les chauffeurs étaient environ 150 à l’époque, ils sont 300 aujourd’hui.
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En sept mois, il y a eu beaucoup d’évolutions :
Devant le conseil de Prud’hommes, je plaiderai mes premières affaires le 3 juin. Je demanderai pour quinze chauffeurs la requalification de leurs relations professionnelles en contrat de travail. À partir de la rentrée, je continuerai à plaider des dizaines d'autres dossiers. La séquence va être longue puisque pendant six ou sept mois, je vais plaider des affaires contre Uber et obtenir des décisions. Mais nous sommes proches d’obtenir des premières décisions.
En ce qui concerne la jurisprudence, à l’étranger, les choses ont énormément évolué dans un sens favorable aux chauffeurs puisque la Cour suprême du Royaume-Uni, après quatre ans de procédure, a déclaré qu’un chauffeur Uber n’était pas un travailleur indépendant, mais un worker (et non un employee). Ce statut oblige Uber à reconnaître des congés payés à ses chauffeurs et à leur verser un salaire minimum. Cette décision a eu un tel effet que Uber a déclaré dans la foulée requalifier tous ses chauffeurs britanniques en workers.
La question se pose donc de savoir si Uber tirera les conclusions des décisions jugées en France dans quelques mois, alors même que la Cour d’appel de Paris vient de confirmer, dans un arrêt du 12 mai 2021, qu’un chauffeur Uber est un travailleur salarié, suivant en cela l’arrêt de la Cour de cassation du 4 mars 2020.
De plus, j’ai publié un second rapport en mars 2021 sur les travailleurs de plateforme pour la fondation Jean Jaurès, qui approfondit notre proposition relative à un statut alternatif : se constituer en coopératives d’activité et d’emploi. J’accompagne aujourd’hui 500 chauffeurs pour qu’ils créent une coopérative et qu’ils gagnent ainsi en autonomie par rapport aux grandes plateformes, en créant leur propre emploi, en mutualisant leurs coûts et en se gouvernant eux-mêmes.
Nous mobilisons à cette fin tout un écosystème et recherchons des investisseurs. Nous sommes en discussion avec des villes et des départements pour qu’ils proposent à cette coopérative des marchés, notamment celui du transport des personnes âgées et handicapées, marché sur lequel Uber n’est pas.
Sur le plan des données personnelles, je n’ai pas encore obtenu de décision malgré mes trois premières plaintes devant la CNIL. La question a été renvoyée à l’autorité néerlandaise, qui est chef de file.
Je me suis également saisi de la question de l’invalidation du Privacy Shield dans le cadre d'une procédure d'urgence devant la CNIL en octobre 2020. La CNIL a refusé ma requête, laquelle consistait à demander à Uber de nous démontrer les garanties mises en place à la suite de cette invalidation, estimant, d’une part, que l’autorité néerlandaise gère le dossier et que, d’autre part, je n’apportais pas suffisamment de preuves démontrant qu’Uber ne fournissait pas ces garanties. J’ai contesté cette décision de rejet devant le Conseil d’État, en soutenant que la CNIL peut tout à fait se saisir d’un problème urgent, localement, indépendamment du traitement effectué par l’autorité chef de file ; de plus, il revient à la CNIL d’instruire le dossier dans le cadre de ses pouvoirs d’enquête dès lors que lui est fourni un commencement de preuve. D'ailleurs, l’autorité de contrôle portugaise vient de condamner un opérateur pour avoir transféré illégalement des données de ressortissants portugais vers les États-Unis.
Le droit a beaucoup évolué en quelques mois : le rapport Frouin a été rendu, ainsi que la mission Mettling, une nouvelle ordonnance a été publiée… Qu’en est-il exactement ?
En effet, après le rapport Frouin, le Gouvernement n’a pas été satisfait et l’a donc « doublé » avec la mission Mettling.
Dans le rapport Frouin, était reprise notre idée de coopérative d’activité et d’emploi (CAE) comme instrument alternatif au maintien de l’emploi des chauffeurs dans un statut fictivement indépendant. Nous avons également été auditionnés dans le cadre de la mission Mettling. À présent, l’ordonnance a été rendue.
À mon sens, cette ordonnance est contraire aux principes fondamentaux du droit du travail et de la concurrence. Pourquoi ? Parce que - pour dire les choses simplement - organiser un dialogue entre des plateformes et des travailleurs dits « indépendants » revient à constituer une entente sur l’organisation d’un marché. Il y a une exception, ce sont les conventions collectives entre employeurs et salariés. Ces dernières organisent forcément un marché mais sont autorisées au nom du principe de protection des salariés.
Or, il faut être logique : soit les chauffeurs sont des indépendants et ils n’ont pas à constituer une entente entre eux, et avec les plateformes, notamment pour définir le prix de vente de leurs prestations ; soit ils sont des travailleurs salariés, et dans ce cas-là, c’est une convention collective qui doit être signée !
Aujourd’hui, malgré toutes les assurances du gouvernement, c’est bien un tiers statut qui a été créé.
L’ordonnance reprend toute la sémantique du droit du travail : il y est question de dialogue social, de droits sociaux, de représentants protégés… Le dialogue social institué par l’ordonnance crée une brèche dans le droit du travail et constitue une entente. La Commission européenne est d’ailleurs en train d'étudier la possibilité de de créer une exemption pour accepter ce genre d’entente. C’est pour cela que le Gouvernement a renvoyé l’effectivité de la représentativité des chauffeurs à 2022 voire 2023 : il espère d’ici là que la Commission aura statué sur ce sujet.
Il faut le dénoncer : par le droit de la concurrence, le risque est d'attaquer le droit du travail. Parce que le droit de la concurrence doit reconnaître une exemption, cela revient à reconnaître qu’il y a des travailleurs de deuxième catégorie, qui ne sont ni totalement indépendants - car un indépendant ne doit pas s’entendre avec d'autres - ni totalement salarié - car ils ne bénéficient pas d’une convention collective.
De plus, le Gouvernement procède par ordonnances, que je soupçonne d’être anticonstitutionnelles. En effet, le Conseil constitutionnel a déjà eu l’occasion de rappeler que seul le Parlement a le pouvoir de décider qui est un travailleur salarié ou non ; or, dans cette ordonnance, on laisse aux partenaires sociaux le soin de décider des modalités de travail des chauffeurs et livreurs à vélo, comme s'ils n'étaient pas requalifiables en travailleurs salariés.
Il semblerait que l’on s’achemine vers la création d’un statut spécifique aux travailleurs des plateformes. Le système de coopérative a les faveurs du rapport Frouin. En effet, ce dernier préconise que les travailleurs des plateformes de VTC et de livraison, après 6 à 12 mois d’activité et un certain niveau de chiffre d’affaires, soient dans l’obligation de s’affilier à une coopérative d’activité et d’emploi (CAE) pour les sécuriser. Pensez-vous que cette solution soit suffisamment protectrice pour les travailleurs ?
Plusieurs pistes doivent être explorées. Pour ceux qui veulent être reconnus comme des travailleurs salariés, je poursuis Uber devant le Conseil de prud’hommes. Mais je ne représente que 300 chauffeurs. Sur 50 000, c’est peu. En effet, tous ne sont pas en mesure d’aller défendre leurs intérêts en justice.
Or, si l’on prend comme fait acquis que le Gouvernement ne veut pas, comme l’Italie ou l’Espagne, acter d’une présomption de salariat pour ces personnes, il faut trouver une solution. De plus, il y a urgence à agir et le temps des procédures judiciaires est long.
C’est pourquoi je propose que les chauffeurs se regroupent en coopérative. Après avoir appris ce qu’est une action collective en se syndiquant et revendiquant des droits, ils sont désormais prêts pour une action entrepreneuriale collective.
Ils sont nombreux à souhaiter créer une entreprise ensemble pour mutualiser leurs moyens et mettre en place une plateforme alternative d’intermédiation avec les clients. Certaines collectivités sont très intéressées par l’idée de leur confier des marchés : les collectivités territoriales, notamment les départements et les régions ont dans leurs compétences les transports. Or, elles aimeraient organiser mieux ce secteur : il existe donc des marchés alternatifs. Grâce au statut de la CAE, les chauffeurs peuvent devenir autonomes juridiquement et économiquement tout en bénéficiant de la protection sociale attachée au salariat : en effet, un travailleur de CAE peut entreprendre en étant salarié, et au bout de trois ans, être associé aux dividendes générés par cette coopération.
L’ordonnance du 21 avril 2021 crée l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi (ARPE), nouvel établissement public chargé de réguler les relations sociales entre plateformes et travailleurs indépendants. Selon vous, la création de cette autorité constitue-t-elle une avancée ?
Comme je vous l’ai dit, je suis très critique à l’égard de cette ordonnance. Considérant qu’elle crée un tiers statut très dangereux, je conteste également cette ARPE qu’elle met en place. Il n’y a pas de meilleure autorité de régulation des relations sociales que le conseil de Prud’hommes !
Nous avions demandé non pas une autorité des relations sociales entre les plateformes, mais une autorité de régulation des plateformes. En effet, aujourd’hui, il faut pouvoir réguler le travail de ces plateformes qui ne respectent ni le droit du travail, ni le RGPD.
De plus, nous sommes persuadés qu’Uber abuse de sa puissance algorithmique : le management algorithmique soumet les chauffeurs à une pression terrible créée par le fait de travailler avec un robot. Je soupçonne également l’algorithme de créer des biais : se pose donc la question de savoir si à travers l’algorithme, Uber ne privilégie pas certains chauffeurs et ne cherche pas à matcher des profils de chauffeurs avec des profils de clients. J’ai des éléments aujourd’hui qui me font penser - sans que je puisse encore les démontrer - qu’Uber produit certainement des biais algorithmiques qui doivent être sortis de l’opacité.
Mon combat aujourd’hui est la transparence de l’algorithme. C’est pourquoi une autorité de régulation devrait pouvoir demander à Uber et aux autres plateformes de l’informer de ces biais algorithmiques et en juger.
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L’Union européenne a lancé une consultation sur le droit à la représentation collective des travailleurs indépendants. Faut-il légiférer au niveau européen ?
C’est dans ce cadre-là que l’Union européenne se pose la question de savoir si on ne pourrait pas trouver une exemption au droit de la concurrence, et si elle ne pourrait pas trouver un statut conforme à plus d’exigence sociale. Il est vrai néanmoins que si le problème est paneuropéen, le droit du travail relève de la souveraineté nationale. L’Europe n’a pas les compétences pour agir en ce domaine, c’est pour cela que nous avons des statuts différents selon les États membres.
Il faut veiller à ce que l’Europe ne devienne pas le cheval de Troie de la remise en cause du modèle français. La régulation ne doit pas être le prétexte pour abaisser les niveaux de protection nationaux.
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Docteure en droit et diplômée de l'Essec, Eloïse est rédactrice en chef du Blog Predictice.