La fixation judiciaire des modalités de la mission de l’expert

18 janvier 2022

7 min

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Le juge peut réduire la durée et le coût prévisionnel de la mission de l’expert mandaté par le CSE, lorsque ces derniers semblent excessifs (TJ Paris, 17 juin 2021, n°21/53505).

 

« Le droit de tirage de l’expert-comptable désigné par le CSE sur les fonds de l’entreprise n’est pas illimité » - Sébastien Poncet, associé au sein du cabinet Chassany Watrelot & Associés - groupe implid et conseil de l’employeur 

 

LIRE LA DÉCISION >> Tribunal judiciaire de Paris, 17 juin 2021, n°21/53505

 

La désignation d’un expert dans le cadre d’un droit d'alerte économique

L’employeur conçoit, fabrique et distribue des solutions de marquages permanents, de gravures et de logiciels de création 3D. Comme prévu par l’article L.2311-2 du Code de travail pour les entreprises employant habituellement plus de onze employés, la représentation de son personnel est assurée par un Comité social et économique (CSE). Étant donné que l’employeur emploie au moins 50 salariés, et ce, dans au moins deux établissements distincts, ses salariés sont représentés, d’une part, par un CSE d’établissement au niveau de chaque site (CSEE) et, d’autre part, par un CSE central d’entreprise (CSEC).

 

Traversant des difficultés économiques et financières, l’employeur a réorganisé ses activités et instauré un plan de licenciement collectif pour motif économique dans le cadre d'un plan de sauvegarde de l'emploi (PSE). En effet, selon l’article L.1233-61 du Code du travail, dans les entreprises employant au moins cinquante salariés et souhaitant licencier au moins dix salariés dans une période de trente jours, « l'employeur établit et met en œuvre un plan de sauvegarde de l'emploi pour éviter les licenciements ou en limiter le nombre ». Le PSE doit notamment prévoir des mesures telles que des possibilités de reclassement interne pour les salariés, la création de nouveaux postes ou encore des formations de reconversion (article L.1233-62 du Code du travail).

 

En l’espèce, le CSEC ayant été consulté conformément à l’article L.1233-63 du Code de travail, ce plan avait donné lieu en octobre 2020 à la signature d'un accord collectif et à la nomination d’une société d’expertise, par ailleurs déjà mandatée par le CSE pour d’autres missions de suivi. Pour cette mission, celle-ci devait évaluer les risques psychosociaux des salariés dans ce contexte de licenciement.

 

En février 2021, alors que le PSE était toujours en place, le CSEC a utilisé son droit d'alerte économique. En effet, lorsque le CSE prend connaissance de faits préoccupants, notamment relatifs à la santé des salariés, il peut utiliser cette procédure d’urgence afin de solliciter des justifications de la part de l’employeur (article L.2312-63 du Code du travail). Les articles L.2312-64 et L.2315-92 du Code du travail disposant que le CSE peut se faire assister par un expert pour rédiger un rapport, la même société d’expertise a été mandatée en mars 2021. Sa lettre de mission prévoyait notamment « des honoraires moyennant un taux journalier de 1.350 € [HT] » (jugement p.2), une durée prévisionnelle de mission de 46 jours et « un montant total prévisionnel d'honoraires en conséquence de 62.100 € HT, outre frais […] » (jugement p.2).

 

Un litige relatif à la rémunération demandée par l’expert 

Estimant que la durée et le coût prévisionnel de l’expertise étaient disproportionnés, la société l'employeur a assigné l’expert devant le Président du tribunal judiciaire de Paris fin mars 2021 suivant la procédure accélérée au fond. Cette procédure permet d’obtenir un jugement dans les mêmes délais qu’une procédure de référé, mais a l'autorité de la chose jugée au principal (article 481-1 du Code de procédure civile). 

 

L’employeur a ainsi demandé au juge de « réduire le taux journalier de cette expertise à 1.100 £ HT ; réduire le nombre de jours d'intervention sur une période de 10 à 15 jours de manière à réduire le coût de cette expertise à un volume financier entre 11.000 et 16.500 C HT » (jugement p.3) et de « dire que les frais supplémentaires devant être pris en charge au réel sur présentation de justificatifs » (jugement p.3). Se défendant, la société d’expertise a, elle, maintenu que « l'étendue, la durée et le coût provisionnel de cette expertise [sont] parfaitement justifiés » (jugement p.3).

 

À titre liminaire, le juge a rappelé, notamment sur la base de l’article L.2315-86, 3° du Code de travail qui permet à l'employeur de saisir le juge judiciaire s'il entend contester le coût prévisionnel, l'étendue ou la durée de l'expertise, que « la demande de la société [...] tendant à réduire le coût de cette mesure d'expertise alors que celle-ci n'est pas encore commencée n'est aucunement prématurée, celle-ci étant précisément en droit de contester le coût prévisionnel de cette expertise en lecture de la lettre de mission de l'expert. Ce contrôle judiciaire a en effet la possibilité de s'exercer tant au stade prévisionnel sur devis estimatif qu'au stade définitif sur production de la facture accompagnant le dépôt du rapport. » (jugement p.5). En effet, depuis les ordonnances Macron de 2017, l’article L.2315-86 du Code de travail précise les éléments de la mission d’expertise contestable devant le juge, à savoir le principe de l’expertise elle-même, la désignation de l’expert, le coût prévisionnel, l'étendue, la durée de l'expertise ou encore son coût définitif. Le décret n° 2017-1819 du 29 décembre 2017 relatif au CSE a précisé que l’employeur dispose d’un délai de dix jours pour contester l’expertise ou ses conditions (article R.2315-49 du Code du travail).

 

Avant cette réforme, le contentieux des honoraires intervenait le plus souvent après la remise du rapport d’expertise. Ainsi, les juges acceptaient de réduire la rémunération de l’expert après remise de rapport en se fondant notamment sur le nombre de jours d’expertise, le taux journalier ou encore le montant des frais (Cass. Soc., 26 juin 2001, n° 99-11.563) ou sur un ensemble d'éléments tels un nombre de jours surévalué par rapport à la connaissance du contexte social et technique que l'expert devait maîtriser dans la mesure où il était déjà intervenu dans l'entreprise (Cass. Soc. 15 janv. 2013, no 11-19.640).

 

Désormais, l’employeur doit saisir immédiatement le juge en cas de contestation, ce qui suspend l’expertise pendant la procédure et oblige l’expert à justifier son coût prévisionnel en amont de sa mission.

 

En l’espèce, considérant que l’employeur a utilisé son bon droit de saisine, le vice-président du tribunal judiciaire de Paris, agissant par délégation du président du tribunal, a accepté de se pencher à la fois sur les critères de taux journalier de rémunération de l’expert, mais également sur le périmètre et la durée de l’expertise. Ce jugement se démarque en ce qu’il détaille avec minutie les éléments pris en compte afin de définir les éléments contestés.

 

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Une grille détaillée pour fixer le taux journalier de l’expertise

L’employeur a contesté le taux journalier de 1.350 € HT pratiqué par l’expert et a demandé au juge de le fixer à 1.100 € HT.

 

Sur le principe, le juge a reconnu que la société d’expertise est « fondée à réclamer […] un taux identique calculé sur la base d'une moyenne […] dans la mesure où l'expertise comptable demeure en tout état de cause exercée sous la seule responsabilité professionnelle, la conduite opérationnelle exclusive et l'unique signature de l'expert-comptable désigné […] » (jugement p.6).

 

Cependant, le juge a rappelé que le taux journalier d'un expert-comptable assistant le CSE « doit notamment tenir compte du temps estimé normalement et raisonnablement nécessaire à l'accomplissement de la mission » (jugement p.6) et, ce, sur la base de plusieurs critères qu’il a détaillés.

 

Ainsi, le juge de Paris a dressé une grille permettant d’estimer le montant de la rémunération de l’expert. Il a estimé que celle-ci doit être calculée en fonction de : la taille de l'entreprise, son nombre de salariés, la nature et le cadre de la mission, la qualité habituelle des services fournis par cet expert, la notoriété de l’expert, de son niveau de diligences, des difficultés qu’il peut être amené à rencontrer ou encore du contexte particulier dans lequel sa mission se déroule.

 

« Dans le cadre de son pouvoir d’appréciation de la durée et du coût prévisionnel de l’expertise, le juge parisien livre une grille d’analyse très précise sur les modalités d’évaluation de la durée de l’expertise, du taux journalier de facturation de l’expert-comptable et de la prise en charge de ses frais. » - Sébastien Poncet, associé au sein du cabinet Chassany Watrelot & Associés - groupe implid et conseil de l’employeur.

 

 

De plus, le juge a relevé qu’aucun élément objectif ne permettait de justifier une pratique tarifaire plus élevée pour une expertise intervenant dans le cadre de l'exercice du droit d'alerte économique : « dans la typologie générale et transversale de l'ensemble des missions d'expertise comptable quant à l'assistance du CSE […], aucune spécificité tarifaire n'apparaît objectivable en fonction d'un particularisme qui pourrait […] exister au sujet de l'expertise adossée à l'exercice du droit d'alerte économique en raison d'un niveau de complexité interne qui exigerait davantage de technicité ou de pluridisciplinarité par rapport aux autres types d'expertise » (jugement p.6).

 

Ainsi, le tribunal a estimé que le seul élément objectif susceptible de justifier un taux journalier spécifique à une expertise adossée à l'exercice du droit d'alerte économique serait un délai plus bref pour compléter la mission par rapport à d’autres types d'expertise. Cependant, en l’espèce, le juge a relevé, d’une part, qu’en dépit de ce particularisme, « force est de constater que le montant de ce taux journalier de 1.350 € HT est nettement au-delà de ce qui est habituellement pratiqué en matière d'expertises comptables » (jugement p.6) et, d’autre part, que cette mission n’est pas « objectivement plus complexe dans son contenu que les expertises habituellement pratiquées à l'occasion des consultations récurrentes […] » (jugement p.7).

 

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Dès lors, le juge a partiellement accédé à la demande de l’employeur, en ramenant le taux de facturation journalier de 1.200 € HT en se basant sur la fourchette utilisée par la cour d'appel de Paris pour estimer la rémunération des experts comptables sur d’autres types de mission.

 

Une réduction motivée de la durée prévisionnelle de l’expertise 

S’agissant de la durée prévisionnelle de la mission d’expertise, l’expert avait prévu une intervention de 46 jours tandis que l’employeur a sollicité devant le tribunal une réduction de cette durée de 10 à 15 jours. 

 

Le juge a considéré que la société d’expertise s’est bornée à fixer une durée globale sans séquençage, ni ventilation dans sa lettre de mission et n’avait pas justifié avant l’instance du besoin d’une telle longueur de mission.

 

Si la société d’expertise a par la suite expliqué dans ses conclusions le temps qu’elle avait estimé pour chaque poste de mission, le juge a considéré qu’il ne fallait pas négliger le fait que « la société [...] intervient depuis plusieurs années pour assister les instances représentatives du personnel, que ce soit au niveau du groupe ou de celui de l'entreprise, concernant notamment les consultations récurrentes touchant à la situation économique et financière et à la connaissance de la stratégie » (jugement p.7). Dès lors, il a jugé que les deux jours anticipés pour s’informer sur le groupe étaient excessifs.

 

Puis, le juge a globalisé et réduit le temps de collecte d’informations concernant la situation financière, comptable et sociale de l’entreprise en tenant compte de la connaissance préalable de l’employeur par l’expert. De plus, si le tribunal a reconnu que l’analyse du PSE et de son impact organisationnel constituent des éléments nouveaux, il a rappelé que la société d’expertise avait déjà assisté le CSEC dans la procédure de PSE et avait à ce titre établi un rapport en septembre 2020. Enfin, le juge a globalisé et réduit le temps manifestement excessif consacré aux autres postes de mission prévus par la société d’expertise si bien qu’en « définitive, la durée prévisionnelle totale de cette expertise sera fixée à 20,5 jours » (jugement p.10). L’employeur a ainsi également obtenu partiellement gain de cause concernant la durée prévisionnelle de l’expertise. 

 

En revanche, le juge a concédé qu’il est d'usage que l'employeur paie au profit de l'expert un acompte correspondant à 50 % du coût global des honoraires d'expertise dès le démarrage de la mission d'expertise et que, dès lors, la société d’expertise y avait droit « sans qu'il soit nécessaire  d'en chiffrer le montant, eu égard au caractère parfaitement déterminable de cette créance en  fonction des éléments judiciairement arbitrés et des éléments subsistants de la lettre de mission afférente à cette mesure d'expertise » (jugement p.10). 

 

Enfin, le juge a précisé que les frais engagés par l’expert devaient être refacturés sur présentation de justificatifs, l’expert ne pouvant appliquer un forfait de frais fixés forfaitairement à 5 % du montant de ses honoraires. Il a également condamné la société d'expertise à indemniser l'employeur à hauteur de 2.500 € au titre de l’article 700 du Code de procédure civile.

 

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Calypso Korkikian

Diplômée de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et de Sciences Po, Calypso rédige des contenus pour le Blog Predictice.

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