Pertes d'exploitation : "L'inassurabilité est un écran de fumée"

20 mai 2021

6 min

interview Guillaume Aksil Predictice
Le combat des restaurateurs contre AXA vient de connaître un nouveau rebondissement. Retrouvez l'interview de Guillaume Aksil, l'avocat qui a remporté cinq victoires en faveur des restaurateurs.

Initialement publié le 7 octobre 2020, cet article a été mis à jour le 21 mai 2021.

 

Par trois arrêts en date du 20 mai 2021, la Cour d'appel d'Aix-en-Provence a statué en faveur de restaurateurs qui sollicitaient la prise en charge de leurs pertes d'exploitation, estimant non écrite la clause d'exclusion rédigée par AXA France IARD.

 

C'est l'occasion de retrouver l'interview que Guillaume Aksil, avocat engagé aux côtés des restaurateurs, a accordée au Blog Predictice.

 

Pour voir l'intégralité de l'interview en vidéo, cliquez ci-dessous :

 

Vous avez obtenu gain de cause en première instance pour cinq restaurateurs, dont la police d’assurance couvre les pertes d’exploitation. Pourtant, dans ces polices, figure une clause d’exclusion, ainsi rédigée :

« Sont exclues :
- Les pertes d’exploitation, lorsque, à la date de la décision de fermeture, au moins un autre établissement, quelle que soit sa nature et son activité, fait l’objet, sur le même territoire départemental que celui de l’établissement assuré, d’une mesure de fermeture administrative, pour une cause identique. »

Pouvez-vous nous expliquer pourquoi cette clause d’exclusion n’a pas été considérée comme valable par le tribunal de commerce ?

 

Cette clause d’exclusion n’est pas limitée, elle est trop large. Selon le code des assurances, une clause d’exclusion doit être circonscrite et précise. L’article L113-1 du code des assurances précise qu’elle doit être formelle et limitée. En l’occurrence, elle ne l'était pas. Le tribunal a donc jugé qu’elle devait être écartée, en application de cet article.

 

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Les tribunaux de commerce de Toulouse et de Bourg-en-Bresse ont donné raison à AXA, car selon eux, il est possible qu’une épidémie soit limitée à un seul établissement. Comment expliquez-vous ces divergences d’interprétation ?

 

C’est le pouvoir souverain d’appréciation du juge, qui apprécie en son âme et conscience. Je ne sais pas quels arguments ont été soulevés par mes confrères dans ces dossiers.

 

L'affaire de Toulouse concernait Michel Sarran, le chef étoilé Michelin qui est bien connu grâce à sa participation comme juré à l’émission Top Chef de M6. Je suis surpris par la décision toulousaine. Je pense qu’il y a un appel, et on verra ce que dira la Cour. Les confrères en présence sont aguerris à la matière assurantielle, ce sera donc un «beau match » à suivre de près.

 

À Bourg-en-Bresse, je crois qu’il s’agissait d’un restaurant qui offrait des services de restauration rapide, et qu’il y avait une mise en cause de l’agent local, auquel on reprochait un défaut de conseil et d’information. Là encore je ne sais pas quels arguments ont été soulevés, donc c’est difficile de commenter. Les juges ont donné raison à AXA dans l'exercice de leur pouvoir souverain d’appréciation.

 

Il y a eu également deux autres décisions, l’une rendue sur le fond à Tarascon, qui a statué en faveur du restaurateur, l’autre à Marseille. Dans cette dernière, le juge des référés, qui est le juge de l’urgence, a considéré que c’était évident que la clause devait garantir.

 

Sur un score footballistique, nous sommes à 2:2 !

 

De plus, à Londres, la High Court of Justice a analysé des dossiers test, qui contenaient des polices d’assurance. Elle a considéré que lorsque les contrats n’étaient pas clairs, les assureurs devaient honorer leur garantie. Cette décision a été validée par la FCA, qui est l’équivalent anglais de l’ACPR. Or, le Royaume-Uni, c’est le pays des Lloyd’s... La position des juges londoniens est extrêmement symbolique. Si des juges anglo-saxons estiment que lorsque les polices d’assurance ne sont pas claires, le doute doit profiter aux assurés, j’espère qu’en France, on aura le même alignement.

 

Est-ce que vous considérez que la clause d’exclusion n’est pas limitée ou bien qu’elle n’est pas claire ? Parce qu’en vertu de cette clause, si un autre établissement est touché, alors que la garantie n'est pas due. Vous avez avancé que cela n’avait pas de sens pour une épidémie. Est-ce un problème de clarté ou de périmètre ?

 

Ce que je vous ai dit était relatif à ce que le tribunal avait jugé. Vous vous doutez bien que de notre côté, nous n’avons pas avancé un seul argument.

 

Nous avons d’abord avancé un argument de forme, sur le fondement de l’article L.112-4 du code des assurances : cette clause d'exclusion qui figure dans les conditions particulières n’est pas visible : elle est marquée en caractères normaux, juste en lettres capitales. Or les exclusions qui figuraient dans les conditions générales d’AXA étaient marquées en gras, dans des encadrés bleus. Ce n’est pas le cas pour les exclusions figurant dans les conditions particulières. D’ailleurs, aujourd’hui, AXA envoie des avenants sur ces contrats-là dans lesquels ils remettent les exclusions qui figuraient dans les conditions particulières en les écrivant dans des encadrés bleus, en gras, afin qu’elles sautent aux yeux.

 

Sur le fondement de l’article L.113-1 du code des assurances, nous avons argumenté sur l’absence de caractère formel et limité de la clause d’exclusion, son manque de précision et de clarté. Nous avons également avancé que la notion d’épidémie telle qu’elle était présentée vidait la garantie de sa substance.

 

Ce manque de clarté résulte de l’absence de définition : en effet, la clause fait allusion à un autre établissement, sans préciser cette notion ; elle énonce également, « quelle que soit sa nature ou son activité », ce qui est très large et imprécis. Qu’est-ce que cela désigne ? Le tabac, le vendeur de saucisses au coin de la rue ? Je ne sais pas, car cette formulation ne permet pas de « circonscrire » le risque garanti, et elle ne permet pas non plus à l’assuré de connaître exactement l’étendue de sa garantie. « Qui est fermé dans le même département », ce qui est très large également. De plus, la notion d’épidémie n’est pas non plus définie.

 

Le débat devant le juge a porté sur ce point : qu’est-ce qu’une épidémie ?

 

 

Selon AXA, l’épidémie n’était garantie que lorsqu’elle était circonscrite qu’à un seul établissement. Ils parlent d’une épidémie localisée, et évoquent la légionellose. Mais en réalité, les épidémies localisées ne concernent que les cas de légionellose. Or, si la clause désignait les épidémies de légionellose, encore fallait-il l’indiquer précisément.

 

 

Si vous faîtes un micro-trottoir et que vous demandez à cent personnes en bas de chez vous ce qu’est une épidémie, ils vont vous donner la définition du dictionnaire, qui est celle du sens commun. Ils ne vous donneront pas la définition de l’éminent professeur retraité de l’AP-HP, épidémiologiste de renom.

 

 

Malheureusement, nous n’avons pas tous son niveau de savoir. Ainsi, lorsque les gens se sont assurés, lorsqu’ils ont vu la garantie perte d’exploitation en cas de fermeture administrative du fait d’une épidémie, ils ont compris l’épidémie au sens commun, c’est-à-dire l’épidémie collective et non localisée.

 

AXA aurait dû écrire précisément dans les contrats ce qui avait été prévu et calculé par les actuaires si tel est le cas. Aujourd’hui, cela ne sert à rien de dire qu’il y avait dans leur esprit. Nous plaidons sur ce qui a été écrit dans le contrat, et rien que le contrat. Nous sommes des juristes, et nous demandons au juge d’appliquer le contrat. Les interprétations différentes relèvent du pouvoir souverain d’appréciation du juge.

 

Pourquoi les décisions de condamnation concernent-elles toutes l’assureur AXA France IARD ?

 

AXA n’a peut-être pas trop eu le choix. Selon eux, 18 000 contrats sont concernés. Est-ce qu’ils ont des provisions techniques suffisantes, la question se pose. Les autres assureurs transigent. Ils ont fait des gestes, plus ou moins véridiques, et beaucoup de mutuelles ont joué le jeu.

 

Seul AXA a autant laissé les gens aller au tribunal, avec ce raisonnement désagréable qui consiste à dire : je ne vous proposerai rien, si vous voulez quelque chose, envoyez-nous une assignation.

 

C’est étonnant. Pourquoi est-ce qu’AXA ne transige pas ? Ces affaires sont désastreuses pour leur image.

 

Non, je pense sincèrement que cela passe, pour le moment, relativement inaperçu et puis la position est assumée ! Si on se met à leur place, on peut comprendre qu’il y a une gestion de crise potentiellement difficile à gérer en termes de volumes. Imaginez la saturation des lignes de téléphoniques pour déclarer les sinistres en mars dernier !

 

De l’extérieur, avec le peu de données que l’on a – « data is gold » - si l’on essaie de calculer le SMP (sinistre maximum possible) pour la compagnie : si j’ai 18 000 contrats, et que la moyenne est de 60 000€ de réclamation par établissement, cela coûtera 1 080 000 000€. Est-ce que cette somme est provisionnée ? De plus, s’il y a une nouvelle fermeture administrative, est-ce que je serai capable de faire face ? Oui ou non. Sachant que parmi ces 18 000 contrats, il n’y en aura jamais autant qui vont déposer une réclamation. Il y a plein de contrats qui dorment dans la nature, ou bien des restaurateurs qui se sont laissé désinformer dès le départ. Certains d'entre eux ne parlent pas bien français, ou n’ont pas le niveau d’éducation qui permet d’avoir accès au débat que nous sommes en train d’avoir.

 

De plus, parmi ces 18 000 contrats, nombreux sont ceux qui n’ont pas cette garantie, car il s’agit d’une extension.

 

L’enjeu est tel que AXA n’a eu d’autre choix que de procéder de cette manière.

 

 

AXA a avancé comme argument le caractère inassurable du risque. Le tribunal de commerce n’a pas répondu à cet argument. Ce risque est-il vraiment inassurable ?

 

Ça c’est du bullshit ! En droit, ne sont admises que deux limites à l’assurance d’un risque : 1. l’ordre public (article 6 du Code civil) ; 2. L’absence d’aléa (art. L.113-1 Code des assurances).

 

 

Un contrat qui couvrait les pertes d’exploitation en cas de pandémie a été mis sur le marché londonien en 2018, par le courtier mondialement connu, appelé Marsh, en partenariat avec le réassureur Munich Re et une start-up spécialisée dans la modélisation de données de santé Métabiota fondée par un ancien Professeur d’épidémiologie à UCLA. C’est faux d’affirmer que le risque n’est pas assurable alors qu’il a déjà été assuré dans le passé ! Si je me souviens bien, le tournoi de Wimbledon a bénéficié dans le passé d’une assurance souscrite en 2003 couvrant les immatériels non consécutifs à des dommages matériels l’indemnisant de 140 millions de dollars du fait d’une annulation du tournoi suite à une épidémie de SRAS. Le courtier qui avait mis cette assurance sur le marché avait vu son père obligé de vendre au rabais son hôtel au Brésil après l’épidémie de virus Zika en 2016. L’épidémie était donc du vécu pour lui. C’est pour cela qu’il avait émis l’hypothèse de commercialiser cette garantie. Il me semble qu’à l’époque, l’offre n’avait pas rencontré un grand succès.

 

 

C’est donc assurable puisqu’il y a un précédent ! L’argument de l’inassurabilité est un écran de fumée pour décourager les gens. Ce n’est d’ailleurs plus un argument qu'AXA met encore en avant.

 

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Est-ce que les assureurs doivent craindre les garanties silencieuses qui couvrent les épidémies et qui sont désormais susceptibles d’être largement invoquées ? S’agit-il d’une bombe à retardement ?

 

Je ne pense pas qu’il y en ait tant que ça. Notre cabinet a étudié près de 500 polices depuis la deuxième moitié du mois de mars. Nous avons constaté que tous secteurs confondus, dans un quart des cas seulement, les assurés pouvaient prétendre à quelque chose. Ainsi, dans les trois quarts de cas, il n’y a rien à réclamer.

 

Effectivement, il y a des garanties silencieuses : c'est le cas lorsqu’un assureur a racheté le portefeuille d’une compagnie, qu’il ne sait plus trop quels contrats traînent sur le marché, s’ils ont été renouvelés, si les conditions générales ont été remises, si elles comportent les bonnes références permettant de se prévaloir des limites et des exclusions de garantie qui y figurent, s’il y a des polices “tout risque sauf”, qui garantissent par définition tout ce qui n’est pas exclu.

 

Tout cela doit être difficile à gérer pour un assureur, car il ne sait pas ce qui dort sur le marché et qui est susceptible de se réveiller. En termes de provisions comptables, j’imagine que cela ne doit pas être facile à anticiper.

 

Il me semble que dans les années qui viennent, les assureurs ont tout intérêt à utiliser les nouvelles technologies – et ils le font - comme la gestion électronique des documents, les scans, le big data, afin de minimiser le risque que présente pour leur gestion ce type de garanties silencieuses.

 

 

Un mot pour la fin. AXA a fait appel. Est-ce que vous êtes confiant ?

 

En réalité, contrairement à ce qui a été annoncé, je n’ai, pour l’instant, pas de confirmation qu’AXA ait fait appel.

 

Je ne fais pas partie des confrères qui affirment que c’est gagné à coup sûr, mais je sais que les arguments que nous avons soulevés sont la stricte application du code des assurances. De plus, notre argument relatif à la condition de forme qui n’est pas respectée me semble être un point important. Selon moi, les avenants envoyés par AXA sont l’aveu que leurs contrats ne respectent pas les conditions de forme imposées par le code des assurances. C’est ce que je plaiderai en appel. Si je reprends la comparaison footballistique, pour sortir des poules et se qualifier en champions league, il faut gagner le match retour pour lequel je suis confiant. Il faut être optimiste !

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Éloïse Haddad Mimoun

Docteure en droit et diplômée de l'Essec, Eloïse est rédactrice en chef du Blog Predictice.

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