Avocat spécialiste de la blockchain, Me Cédric Dubucq analyse les impacts et les enjeux portés par cette nouvelle technologie sur le droit des sociétés.
La blockchain, technologie qui sert de support aux cryptomonnaies comme le Bitcoin, se profile d’ores et déjà comme la prochaine grande révolution technologique. Armée d’ambitions démesurées, elle pourrait changer radicalement la face du système financier, bancaire et entrepreneurial dans un futur plus ou moins proche.
Le nombre d’utilisateurs de cette technologie grimpe en flèche, à titre d’exemple, entre début 2015 et fin 2019, le nombre d’utilisateurs de portefeuilles bitcoin est passé de 3 à 45 millions, et le cours du Bitcoin est passé de 0,001$ lors de sa création en 2009 à presque 10 000$ fin février 2020. Selon les plus enthousiastes, l’avènement de la blockchain pourrait mener à une monnaie unique mondiale, un système financier sans intermédiaires ainsi qu’une transparence et une traçabilité absolues des opérations. Il faut aussi noter que la blockchain n’est pas seulement le socle des cryptomonnaies mais existe indépendamment en tant que technologie qui permet de nombreuses applications.
Qu’est-ce qu’une blockchain ?
Une blockchain, aussi appelée « registre distribué » (Distributed Ledger) est une nouvelle technologie, fondée sur un système de pair à pair (« peer to peer »), qui prend l’apparence d’un registre, structuré en une chronologie de blocs de transactions, et qui permet le stockage et la transmission d’informations de manière libre et autonome. C’est une immense base de donnée décentralisée, infalsifiable et inarrêtable qui repose sur un système de confiance entre un grand nombre d’acteurs qui constituent un réseau (sans organe de contrôle) et qui peuvent par ce biais échanger des informations ou passer des transactions financières en toute sécurité.
Cette technologie permet de nombreuses applications qui ne se limitent pas à l’échange de crypto-actifs dans le monde des affaires, et séduit par son système de cryptage qui place les données déposées dans une chaîne chronologique immuable, les rendant ainsi inaltérables. Cette blockchain originelle, dite publique, illustrée par le bitcoin est désormais concurrencée par des blockchains privées plus rassurantes pour les entreprises qui ne sont pas encore prêtes à adopter un système de contrôle horizontal et décentralisé. Dans ces blockchains privées, les utilisateurs ne sont pas anonymes et les règles sont fixées par les initiateurs qui gardent un contrôle vertical à la différence des blockchains publiques.
Quels sont les avantages de la blockchain ?
La blockchain présente de nombreux avantages par rapport au système financier actuel :
- Elle supprime les intermédiaires : il n'est pas nécessaire de recourir à un tiers de confiance (tel qu’une banque) pour la gestion des fonds ou la validation des transactions. Les transferts de fonds se font directement du créancier au débiteur sans passer par l’approbation d’un tiers.
- Elle s'appuie sur un registre incorruptible : les transactions inscrites sur une blockchain ne sont ni modifiables ni annulables, écartant tout risque de falsification et fournissant un niveau de confiance inégalé par rapport à l'infrastructure financière actuelle.
- Elle offre une grande sécurité : contrairement aux institutions classiques, la blockchain ne risque pas la faillite, les actifs inscrits sur une blockchain sont directement à la disposition de leurs propriétaires à tout moment et quel que soit le contexte.
- Elle est transparente et accessible : n’importe qui peut consulter les données et l’historique de la blockchain et réaliser des audits, cela permet également une grande traçabilité. De plus, de la même manière que sur internet chacun peut créer et partager des contenus, les blockchains sont inclusives permettent à tout entrepreneur et investisseur d'accéder à une multitude de services financiers, et de participer à leur développement.
- Elle est programmable : la création d’opérations auto-exécutantes (des « smart contracts ») devient possible, ce qui permet d'augmenter la confiance dans le fonctionnement des marchés. Les smart contracts sont des contrats classiques qui prennent la forme de programmes informatiques irrévocables et stockés sur une blockchain, qui exécutent les instructions prédéfinies par les parties.
L’idée qui domine ces smart contracts théorisés en 1994, bien avant l’apparition de la blockchain, par Nick Szabo, célèbre informaticien, juriste et cryptographe, est de garantir la force obligatoire des contrats non plus par le droit, mais directement par le code informatique : « code is law ». Ils sont souvent associés au programme Ethereum, une version plus programmable du Bitcoin.
Ils permettent des transactions automatiques : les parties vont pouvoir par exemple stipuler des conditions au paiement d’une somme en « crypto-actifs », si la condition se réalise, la somme est payée, dans le cas contraire la somme est automatiquement rendue à son propriétaire. Cela permet :
- de purger le risque d’inexécutions en automatisant la réalisation du contrat,
- de sécuriser les accords entre les parties grâce à la transparence et à l’immutabilité de la blockchain,
- de diminuer les coûts d’intermédiaires.
Quelles utilisations de la blockchain pour les sociétés ?
Des consortiums de sociétés tels que R3CEV et Hyperledger se sont déjà formés pour mutualiser leurs recherches sur la blockchain et en développer des applications dans leurs entreprises respectives. En dehors des bénéfices inhérents à la suppression des intermédiaires induite par la blockchain (la suppression de commissions, la diminution de frais bancaires grâce à l’utilisation de porte-monnaies électroniques « wallets » et donc la possibilité de recourir à des micro-paiements), de très nombreuses applications concrètes ont vu le jour et peuvent bénéficier aussi bien aux plus grandes firmes qu’aux TPE et PME :
- des levées de fonds en actifs numériques (Initial Coin Offerings - ICOs) qui peuvent être un excellent moyen de financement d’une start-up, sachant que les cryptomonnaies sont facilement convertibles en devises classiques ;
- une meilleure traçabilité des produits : Carrefour a été la première grande entreprise française à utiliser la blockchain à grande échelle pour garantir la traçabilité de certaines filières (œufs fermiers de Loué, Poulet d’Auvergne …), les utilisateurs n’ayant qu’à scanner un QR code pour accéder à tout l’historique du transport et s’assurer de la provenance du produit. Ces blockchains restent cependant des blockchains privées, contrôlées par ses initiateurs, et le réel bénéfice du système ne se ferait ressentir qu’après l’acceptation de la décentralisation du contrôle (blockchains publiques) ;
- les Data Marketplaces : les entreprises ont la possibilité de partager l’accès à leurs propres données clients (en conservant leur anonymat) sur une blockchain pour permettre la circulation d’offres ciblées en fonction de caractéristiques fines. L’efficacité de tels réseaux serait décuplée par une meilleure documentation des bases de données client. Cela permettrait notamment de donner une plus grande indépendance aux petites entreprises par rapport aux GAFA grâce à un réseau décentralisé et sécurisé ;
- des campagnes de fidélisation attractives par l’émission de tokens qui récompensent les achats ou encore le partage de l’expérience client sur les réseaux sociaux échangeables auprès des autres acteurs du réseau ;
- un système publicitaire respectueux du consommateur : le navigateur Brave par exemple propose à ses utilisateurs de choisir de regarder ou non des publicités lorsqu’ils naviguent sur internet et d’être rémunérés en cryptomonnaie pour chaque publicité regardée avec la possibilité de les reverser aux acteurs de leur choix ;
- une mutualisation des biens ou services, espaces de stockage numériques, équipements, bureaux, etc en traçant de façon transparente et irréfutable la part d’usage des ressources par chaque partie grâce à la blockchain pour ensuite allouer automatiquement les charges ;
- l’utilisation des smart contracts pour automatiser la facturation, les paiements, la fixation des taux d’intérêt, etc, assurant une meilleure efficience et un gain de temps considérable dans le recouvrement des créances (d’autant plus que ces avantages sont couplés avec le gain de temps permis par la suppression des intermédiaires).
L’encadrement législatif de la blockchain
L’État français est un des premiers à reconnaître et à encadrer l’utilisation de la blockchain pour créer un terrain favorable à son développement et à l’innovation pour le domaine privé. La première illustration est l’ordonnance du 28 avril 2016 qui permet l’inscription des bons de caisse sur blockchain. L’ordonnance du 8 septembre 2017 a permis l’émission et la circulation sur un « dispositif électronique de partage » des titres financiers de sociétés dont les titres ne sont pas admis aux opérations d’un dépositaire central.
Enfin la loi PACTE du 22 mai 2019 qui désigne la blockchain sous le nom de « dispositif d’enregistrement électronique partagé » (DEEP) a apporté la réelle innovation en consacrant :
- Une nouvelle catégorie de biens : les actifs numériques ;
- Une nouvelle variété d'opérations financières, les appels de fonds en actifs numériques (ICOs) ;
- Une nouvelle catégorie de professionnels, les prestataires de services numériques.
La réforme retient deux types d’actifs numériques : les cryptomonnaies et les jetons (crypto-actifs ou tokens). L’article L. 552-2 du Code monétaire et financier définit les jetons comme « tout bien incorporel, représentant, sous forme numérique, un ou plusieurs droits pouvant être émis, inscrits, conservés ou transférés au moyen d'un dispositif d'enregistrement électronique partagé permettant d'identifier, directement ou indirectement, le propriétaire dudit bien ».
L’Union Européenne n’ignore pas le phénomène mais a choisi de ne pas légiférer sur le sujet au nom du principe de neutralité technologique. Toutefois la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) connaît d’ores et déjà de questions fiscales relatives aux cryptomonnaies et a considéré dans son arrêt Skatteverket c/ David Hedqvist du 22 octobre 2015 que l’opération consistant à échanger une monnaie virtuelle contre une devise est exonérée de TVA à la différence des opérations d’échange de cryptomonnaies contre un produit ou service. L’apparition des cryptomonnaies entraîne effectivement de nombreuses problématiques fiscales qui impliquent une bonne compréhension du système instauré par les États.
Les enjeux de la blockchain
Selon plusieurs études internationales, les cadres dirigeants ont bien intégré l’apparition de la blockchain dans le paysage économique et l’impact qu'elle pourrait avoir sur leurs activités. Ainsi, selon le Deloitte’s 2019 Global Blockchain Survey qui interroge chaque année un grand nombre de cadres dirigeants dans de nombreux pays, 53% comptent la blockchain parmi les priorités cruciales.
Aux États-Unis en particulier, les entreprises ont saisi l’avantage compétitif que représente l’adoption de la blockchain et se déclarent prêtes à investir dans des projets le plus rapidement possible.
À l’heure actuelle, la Blockchain se présente comme une formidable opportunité pour les sociétés du fait des nombreuses avancées qu’elle permet et de ses multiples applications potentielles. Elle pourrait devenir une véritable nécessité si ses ambitions se concrétisent, révolutionnant les systèmes financiers. Par conséquent, les sociétés ont tout intérêt à s’initier sans attendre à cette technologie et à anticiper ses possibles évolutions
Le MEDEF insiste notamment dans son livre blanc relatif à la blockchain sur l’importance pour les entreprises d’acquérir une connaissance solide du sujet et de former des personnes qui pourraient être amenées à remplacer les tiers de confiance menacés par la blockchain mais dont les missions ne disparaîtront pas (gestion des erreurs, indemnisation en cas de fraude, gestion des identités digitales …).
Sur le plan stratégique et financier, l’avancement de la blockchain ne permet pas encore de cerner les futures évolutions et d’établir un plan d’action précis, l’arrivée d’une Killer Application justifiant à elle seule l’adoption définitive de la blockchain n’étant pas encore arrivée. De plus, des problèmes de sécurité informatique, d’instabilité des cryptomonnaies, de confiance périphérique, ou encore les limites techniques rendent incertaine la direction que prendra l’innovation. Néanmoins, les managers doivent rester dans un processus d’apprentissage continu pour réagir rapidement aux prochains événements qui pourraient révolutionner la vie des sociétés.
Pour en savoir plus sur la blockchain :
Cédric Dubucq est avocat fondateur du cabinet BRUZZO DUBUCQ et spécialiste en Droit commercial et des affaires, ancien secrétaire de la conférence du stage et chargé d'enseignement au sein de la Faculté de Droit d’Aix Marseille. Acteur reconnu du secteur de la blockchain, il accompagne ses clients (dirigeants, PME/ETI/États) également en restructuring et en contentieux commercial.