Interview fleuve de Lilas-Louise Maréchaud, ancienne avocate et fondatrice du podcast « Fleur d’avocat ».
La crise sanitaire que nous traversons contraint l’ensemble des avocats et des juristes à télé-travailler. Le modèle existant du présentéisme est temporairement écarté. Profitons de cette situation inédite pour réfléchir à ce modèle, et à celui de demain.
Pouvez-vous nous parler de votre parcours ?
J’ai été avocate au Barreau de Paris pendant 2 ans et demi. J’exerçais comme collaboratrice en droit pharmaceutique, en conseil d’abord puis en contentieux. Ma deuxième collaboration s’est passée de telle manière que je me suis posé pas mal de questions sur mon envie de continuer dans ce métier. J’ai préféré raccrocher la robe pour m’orienter vers les ressources humaines, avec la conviction que le management et l’organisation sont des facteurs clefs de réussite d’une entreprise.
J’ai souhaité mener cette réflexion au sein de la profession d’avocat que je connaissais bien, en abordant le problème d’un point de vue individuel avec le podcast Fleur d’avocat, dans lequel j’interview des avocats épanouis… pour percer leurs secrets !
En plus du podcast, Fleur d’avocat dispense des formations pour aider les avocats, et notamment les jeunes, à construire un exercice dans lequel ils se sentent bien. Je suis également consultée pour des missions de conseil du fait de ma bonne connaissance de la profession, ainsi que des attentes et des difficultés de ses membres.
En France, dans les cabinets d’avocats, il est souvent bien vu de rester tard le soir, de partir après les associés, voire de montrer que l’on est débordé(e). Le temps passé est l’un des outils de mesure fondamental de l’implication, de l’engagement et de l’efficacité d’un collaborateur. Est-ce un bon indicateur ? Est-ce un indicateur fiable ?
Chez les jeunes avocats, les feuilles de temps et la facturation à l’heure, qui font encore partie intégrante des habitudes, commencent doucement à être dénoncées.
La culture du présentéisme est très ancrée en France. Quel regard portez-vous sur ce modèle ?
Je le déplore. Le présentéisme est alimenté par la confusion entre la présence et la productivité d’une part, l’absence d’organisation collective du travail d’autre part, et enfin le manque de confiance entre les membres d’une équipe. Il faut montrer qu’on est là pour montrer qu’on travaille, mais il faut aussi être physiquement sous la main du patron au moment où il aura un travail à déléguer.
Avez-vous recueilli des témoignages d’avocats qui ont du mal à vivre avec cette culture du présentéisme ? Est-il générateur de stress ? Quid de l’impact de la négation de ses propres horaires physiologiques ?
C’est un sujet qui revient beaucoup en formation et dans les échanges que j’ai avec des avocats. De façon globale, la gestion du temps et l’autonomie dans l’organisation de son agenda est un sujet omniprésent, je dirais même plus : obsédant.
Le présentéisme est la source de beaucoup de frustration.
Avant même d’être pénible du point de vue de l’extension des horaires de présence, c’est extrêmement mal vécu des collaborateurs qui y voient un manque de confiance de leur patron s’agissant de l’effectivité de leur travail.
Le présentéisme est également générateur de fatigue, notamment du fait de la perte de temps dans les transports. Je pense notamment aux avocats plaidants à qui on demande d’être au cabinet en dehors des audiences. Cela peut faire des journées où on fait le déplacement au cabinet, puis au Tribunal, pour revenir au cabinet avant de rentrer chez soi.
Les avocats qui ont eu l’occasion de télé-travailler ponctuellement soulignent aussi à quel point ils se sentent plus efficaces de chez eux pour se plonger dans un dossier, faire du travail de fond sans être interrompus en permanence par ses collègues ou leur patron. Que ce soit une exception seulement autorisée dans des contextes très particuliers est par la suite frustrant pour eux car ils voient la productivité qu’ils perdent.
Vous avez d’ailleurs raison s’agissant des horaires physiologiques. J’ai eu en formation une avocate qui travaille super bien la nuit. Elle commence à travailler vers 11 heures, ne déjeune pas, fait une pause en fin d’après-midi pour s’occuper de son fils, puis s’y remet et c’est dans ces heures du soir et de la nuit qu’elle se sent très efficace pour faire de la production de fond. Se détacher des horaires de bureau permet plus cette adaptation à son rythme et à sa manière de travailler. Cela étant, à moins de travailler de façon extrêmement solitaire, difficile de n’être qu’à son rythme physiologique, puisqu’il faut aussi s’accorder avec son équipe !
L’autre chose c’est que le présentéisme en cabinet d’avocat n’est pas nécessairement le même qu’ailleurs. Il y a cette fourchette horaire de base (hors urgences ponctuelles) de 9h/9h30 à 20h, qui peut s’étirer bien plus dans certaines structures. Cela ne laisse pas beaucoup d’espace pour autre chose que la présence au bureau.
Quelle est l’étroitesse du lien entre présentéisme et système de facturation à l’heure ? Par ailleurs, peut-on établir un lien entre le nombre d’heures réalisées et la taille de la structure ?
Je ne pense pas que le nombre d’heures dépende de la structure. Il y a des toutes petites structures dans lesquelles on travaille beaucoup, ou plutôt dans lesquelles on travaille de nombreuses heures dans la journée (ce qui est différent !). En revanche, c’est souvent plus formalisé dans les grandes structures avec des objectifs de facturation définis à l’avance desquels dépendent le bonus voire la poursuite de la collaboration.
Comme je le disais plus haut, c’est lié à la confusion entre présence et productivité, et pour aller plus loin valeur ajoutée.
Il y a des services de forte valeur ajoutée qui prennent peu de temps, et vice versa. Quand on facture à l’heure, on peut avoir plutôt intérêt à travailler longtemps. À faire tourner le compteur. Ce n’est cependant vrai à mon sens que pour les structures qui ont des clients pas trop regardants sur les honoraires, ce qui est loin d’être la norme.
Il y a certainement un lien entre le présentéisme et la facturation à l’heure, mais je pense que c’est plus lié à l’absence de repères sur la productivité requise pour être un “bon avocat” et la valeur ajoutée.
En pratique les heures sont tellement trafiquées qu’elles ne veulent pas dire grand chose : entre les heures d’un stagiaire facturées au taux d’un collaborateur senior (comme me l’a dit un maître de stage : “transformer du plomb en or”), les heures minorées parce qu’on sait qu’on n’a pas été très productif ou parce qu’on se trouve lent (je vois beaucoup de clients qui se trouvent lents et ont honte de ne pas travailler plus rapidement), les heures majorées parce qu’on a passé peu de temps sur une tâche alors qu’on estime qu’il est raisonnable d’y passer plus de temps. Les avocats font du présentéisme parce qu’ils doivent facturer beaucoup d’heures. Mais ils doivent faire autant d’heures surtout car ils n’ont pas de recul sur leur valeur ajoutée, sur la rentabilité de leur activité, sur ce dans quoi ils devraient investir du temps et ce sur quoi ils pourraient en passer moins.
Dans l’absolu, savoir combien de temps on passe sur un sujet, sur un dossier, sur une recherche, sur un acte, sur du marketing, sur de la communication, est essentiel. Pas pour facturer en temps que tel, mais pour analyser son activité d’un point de vue économique. Cette histoire de facturation à l’heure telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui dans les cabinets est donc regrettable à deux points de vue : d’une part elle provoque du présentéisme ce qui est une gangrène, d’autre part elle conduit à des données faussées dans les compteurs qui ne permettent pas une bonne analyse de l’activité de l’entreprise. Pardon, du cabinet.
Si le télétravail est déjà appliqué dans certaines structures de manière ponctuelle, la crise a contraint l’ensemble de la profession à travailler de chez soi. Quels bénéfices peut-on en attendre ? Et quels risques ?
Je pense que de nombreux cabinets sont en train de s’équiper d’un point de vue technique pour travailler confortablement à distance, ce qu'est une grande avancée.
Je pense que c’est aussi une opportunité pour les collaborateurs de montrer à leurs patrons qu’ils sont là, qu’ils font le travail depuis chez eux, qu’ils font tout ce qui est en leur pouvoir pour assurer et répondre aux besoins des clients, et donc de créer un terrain de confiance sur la distance, même si ce n’est pas exactement aux horaires habituels ou sous leur surveillance.
Un autre bénéfice qu’on peut attendre est une amélioration du management. Le système ne peut plus fonctionner en fonction de la personne qui est déjà là à 8h ou encore là à 20h30. Les points sur les dossiers ne peuvent plus avoir lieu au hasard d’une rencontre dans un couloir. Le télétravail implique donc une communication plus intentionnelle. Il faut prévoir de se parler, s’organiser pour que ce soit possible pour tout le monde. Je suis peut-être un peu trop optimiste, mais je pense que c’est aussi une opportunité de repenser l’organisation et le management d’une équipe.
En revanche la situation actuelle créé aussi de grandes inégalités.
Pour celles et ceux qui ont des enfants d’une part, car il est difficile de faire du vrai télétravail quand on doit cumuler avec la garde d’enfants. J’ai d’ailleurs peur que cela confirme les aprioris négatifs qu’ont certains patrons sur le télétravail. C’est vraiment malheureux.
Inégalités aussi en fonction des moyens dont disposent les cabinets pour s’équiper en technologie adéquate. Sans même parler des cabinets qui ne sont pas équipés, il y a des équipes dans lesquelles seuls les associés ont accès au serveur à distance et pas les collaborateurs et encore moins les stagiaires. Le télétravail n’est donc envisageable que pour ceux qui sont déjà flexibles (les associés) et non pour ceux qui sont en bas de la pyramide et qui souffrent beaucoup du présentéisme.
L’autre risque est que les collaborateurs prennent tellement goût au télétravail qu’ils ne voudront pas revenir au cabinet. J’ai déjà quelques témoignages en ce sens ! C’est notamment le cas pour les collaborateurs qui ne se sentent pas bien dans leur cabinet ou leur équipe. Pourquoi aller au cabinet pour voir une tête qu’on ne supporte pas quand on peut faire son travail de chez soi ? Or le tout télétravail n’est pas non plus souhaitable. C’est aussi important pour la cohésion d’équipe de se voir, de travailler ensemble physiquement. Néanmoins ce risque est moins lié au télétravail qu’à l’absence d’efforts de la part des cabinets en termes de ressources humaines, de management de qualité, de rapports humains positifs et respectueux. Quand on se sent bien au bureau, on a envie d’y aller, de voir ses collègues, de travailler ensemble.
Dans le contexte actuel, quel conseil donneriez-vous aux avocats les plus sollicités ? Comment éviter de s’épuiser ? Quels sont les bons réflexes à adopter ?
Les réflexes à adopter sont plus des réflexes liés à la gestion du temps qu’au télétravail en lui même. Pour commencer, il est essentiel d’avoir une vision claire de son plan de charge, et que ce plan de charge soit visible aux membres de son équipe et notamment à son patron. Pour cela c’est intéressant de recourir à des logiciels de gestion de projet comme Monday, Asana, Trello, etc.
Une fois ce plan de charge établi, se poser des questions liées à la pertinence de l’organisation : qu’est ce qui est urgent ? Qu’est ce qui est important ? Qui est la personne la plus appropriée pour procéder à telle ou telle tâche ? Il vaut mieux prendre une heure pour réfléchir intelligemment à son travail plutôt que de foncer bille en tête dans la production sans vision d’ensemble.
Il faut oser négocier un plan de charge. Vraiment. Et aussi déléguer.
On a l’impression que ça prend beaucoup de temps, et c’est vrai car il faut prendre le temps d’expliquer, de former, d’organiser. Mais c’est du temps gagné pour après.
C’est aussi le moment de travailler en réfléchissant à la manière de systématiser le plus possible (je ne suis pas spécialiste du droit social, mais j’imagine qu’il doit y avoir des déclarations ou des formalités qui se ressemblent en ce moment).C’est une période intense et vous ne réduirez pas la charge de travail, en revanche c’est le moment ou jamais d’être solidaires dans l’équipe.
L’ambiance, le fait de pouvoir compter les uns sur les autres, est un facteur fondamental pour traverser une période de stress !
Pensez-vous que cela puisse amener une re-définition pérenne des modes actuels de travail ?
J’en suis persuadée ! Mais cela n’arrivera pas tout seul. Il faut que ce soit un sujet de discussion dans les équipes. Qu’est ce qui a fonctionné pendant cette période ? Qu’est c e qui n’a pas fonctionné ? Comment on se réorganise ? Je suis vraiment très curieuse d’observer l’évolution des modes de travail après cette crise.
J’ai une crainte en revanche liée au surplus de tensions occasionné par la crise. Je pense notamment aux stagiaires et aux collaborateurs qui ont vu leurs contrats “suspendus” ou rompus, et/ou qui ont été forcés de continuer à se rendre au cabinet malgré les recommandations du gouvernement et des institutions représentatives de la profession. C’est anxiogène et traumatisant. Au moment où on leur demandera d’être disponibles, solidaires et engagés dans le travail et la vie du cabinet, les jeunes se souviendront de ces semaines où ils se sont sentis bafoués, ignorés et pas protégés. C’est un enjeu RH sur le long terme.
Après une formation d'avocat, Mahé a rejoint Predictice en tant que Directrice de la relation client. Pendant plusieurs années, elle a accompagné les avocats et les juristes dans la transformation de leurs habitudes de recherche et d'analyse de l'information juridique.