Le Tribunal de l’UE s’est prononcé dans l’affaire Illumina/Grail. Il conforte des pouvoirs élargis à la Commission en matière de contrôle des concentrations, au détriment de la sécurité juridique.
L’affaire Illumina qui soulève un certain émoi, a pour origine la volonté de la Commission de trouver une parade à certaines pratiques de géants du numérique, face auxquelles le droit commun de la concurrence a pu paraître désarmé ou, au moins, en retard d’une guerre.
Outre l’adoption cet été du nouveau règlement Digital Market Act (DMA) qui vise à réguler les pratiques des géants numériques sur leurs marchés, la Commission a voulu développer une nouvelle approche pour mieux contrôler certaines acquisitions soupçonnées d’être « prédatrices », en particulier dans les secteurs numérique et pharmaceutique. L’affaire Illumina/Grail s’inscrivant dans ce contexte, elle a constitué une sorte de « test-case » pour la nouvelle approche préconisée par la Commission.
LIRE LA DÉCISION >> Tribunal de l'Union Européenne, 3ème Chambre, 13 juillet 2022, n° T-227/21
Rappelons d’abord les règles applicables en matière de contrôle des concentrations. Le droit européen de la concurrence (tout comme le droit français) prévoit un régime de notification préalable auprès des autorités de concurrence de toute opération de concentration (fusion, entreprise commune, etc.) d’une certaine taille, afin de vérifier si l’opération risque d’altérer la structure du marché et d’y réduire excessivement la concurrence. La notification est obligatoire : l’opération ne peut pas être réalisée avant d’avoir reçu le feu vert de la ou des autorités compétente(s), sous peine de fortes amendes.
Ce régime prévu par le règlement européen n° 139/2004, qui a succédé au règlement initial adopté en 1989, ne s’applique toutefois qu’aux opérations impliquant des entreprises dont les chiffres d’affaires sont relativement élevés. En résumé, et sans entrer dans le détail, les seuils de contrôle sont doubles et cumulatifs, à savoir (i) un chiffre d’affaires mondial d’au moins 5 milliards d’euros pour l’ensemble des entreprises concernées et (ii) un chiffre d’affaires individuel dans l’UE d’au moins 250 millions d’euros pour au moins deux entreprises concernées.
La crainte des autorités de la concurrence est la suivante : dans les secteurs numériques et pharmaceutiques en particulier, il n’est pas rare que des entreprises innovantes développent des produits ou services nouveaux, susceptibles de contester à plus ou moins brève échéance la suprématie des acteurs en place. Un potentiel futur concurrent de Google ou de Merck peut ainsi représenter une menace à terme pour ces derniers, sans générer un chiffre d’affaires susceptible de déclencher une notification obligatoire en cas d’acquisition.
C’est ici qu’intervient le concept d’acquisition « prédatrice ». En rachetant une pépite prometteuse, mais dont le chiffre d’affaires est encore faible, voire inexistant, un acteur majeur serait en mesure de tuer dans l’œuf une concurrence potentielle future, sans que les autorités de concurrence n’en sachent rien. Problème : le caractère « prédateur » d’une acquisition est une qualification purement spéculative, qui peut sans doute correspondre dans certains cas à une réalité, mais ne pourra jamais être vérifiée empiriquement, du fait de la disparition de la cible.
Le droit de la concurrence a-t-il échoué à contrôler les pratiques des géants du numérique en matière d’acquisitions ? Si oui, fallait-il sacrifier la sécurité juridique garantie par des seuils de contrôle clairs et objectifs, au profit d’une appréciation largement discrétionnaire de la Commission, fût-ce au nom de bonnes intentions ?
Pour lutter contre de telles acquisitions supposées prédatrices et en dépit du flou entourant ce concept, la Commission a souhaité réactiver une disposition devenue caduque, contenue dans le règlement sur le contrôle des concentrations depuis l’origine. En effet, lorsque la première version du Règlement Concentrations a été adoptée en 1989, quelques États membres ne disposaient pas d’un régime national de contrôle des concentrations et avaient souhaité inclure dans le règlement un mécanisme dit « de renvoi ». Ce mécanisme leur permettait de sous-traiter à la Commission l’examen d’opérations susceptibles de poser un problème de concurrence, mais ne relevant pas de leur compétence, en l’absence d’un régime national de contrôle. Les Pays-Bas étant l’un des États demandeurs d’un tel mécanisme, on a appelé cette disposition la clause « hollandaise ».
Cette clause est contenue dans l'article 22 du Règlement, toujours en vigueur. Avec le temps, son intérêt pratique a été fortement réduit, puisque quasiment tous les États membres de l’UE disposent aujourd’hui d’un régime national de contrôle des concentrations, généralement fortement inspiré du modèle européen. Toutefois, lors de la révision en 2004 du Règlement Concentrations initial, l’article 22 a été conservé notamment en vue de faciliter des demandes de renvoi conjointes en cas de problèmes de concurrence transfrontaliers (sans pour autant que son utilisation concrète en soit plus fréquente).
Dans le contexte de crainte des acquisitions « prédatrices » rappelé ci-dessus, la Commission a décidé en 2020 de ressusciter cette disposition, alors devenue une sorte de zombie juridique. L’optique, cette fois, est très différente. Il ne s’agit plus de pallier l’absence d’un régime national en sous-traitant à la Commission l’examen d’une opération problématique, mais d’utiliser cet outil pour permettre à la Commission, une fois saisie d’une demande de renvoi par un État membre - sans doute fortement incité par la Commission elle-même - d’examiner une acquisition supposée « prédatrice » qui n’est notifiable ni en droit européen, ni dans l’un quelconque des droits nationaux.
La Commission a publié le 31 mars 2021 une Communication détaillant ses orientations en matière d’application de l’article 22, dans laquelle elle s’efforce de préciser les types d’opérations susceptibles de faire l’objet du mécanisme de renvoi. On y apprend notamment que sont visées les opérations impliquant au moins une partie dont le chiffre d’affaires « ne reflète pas son potentiel concurrentiel actuel ou futur » (start-up, entreprise innovante, etc.). On a déjà connu des définitions plus précises…
Quand du droit souple remplace du droit dur, le régulateur est gagnant mais la sécurité juridique est perdante
On peut sans doute admettre que l’intention est louable, mais cette nouvelle interprétation de l’article 22 aboutit en pratique à priver les seuils de notification de leur principale raison d’être : assurer une réelle sécurité juridique en opérant une distinction claire et objective entre les opérations notifiables et celles qui ne le sont pas.
La nouvelle interprétation de l’article 22 confère en effet à la Commission un pouvoir discrétionnaire très large, lui permettant d’examiner toute opération qu’elle jugerait problématique, indépendamment des seuils en chiffres d’affaires. Cependant, des limites semblent avoir été imposées à ce pouvoir discrétionnaire : d’une part, la Commission doit être saisie par une autorité nationale et d’autre part, elle doit rester dans les limites qu’elle s’est fixée elle-même dans sa communication du 31 mars 2021. Or, ces contraintes sont plutôt légères. La première est en réalité inexistante puisque les autorités nationales soucieuses de répondre positivement à une sollicitation de la Commission ne manquent pas, comme l’a montré l’Autorité française (voir infra) ; et la seconde ne consiste qu’en une autolimitation prévue dans un texte de droit souple.
Cette seconde contrainte résultant du droit souple n’est certes pas totalement négligeable, puisque les jurisprudences tant européenne (voir p. ex. l’arrêt de la Cour, grande chambre, du 20 février 2018, aff. C‑16/16 P) que française (voir p. ex. l’arrêt Fairvesta du Conseil d’État du 21 mars 2016, n°368082) reconnaissent désormais une certaine force obligatoire à des textes de droit souple. Il n’en demeure pas moins que la généralité des termes utilisés dans la communication du 31 mars 2021 ainsi que le flou entourant certaines notions confèrent concrètement à la Commission une marge de manœuvre très large.
Qu’en est-il des particularités de l’affaire Illumina/Grail, illustrant nos critiques ?
L’affaire Illumina/Grail, « test-case » de la nouvelle approche de l’article 22
Illumina est une entreprise américaine qui offre des solutions en matière d’analyse génétique et génomique par séquençage et par puces. Le 20 septembre 2020, elle a conclu un accord de fusion visant à l’acquisition du contrôle exclusif de Grail, entreprise née d’un spin-off d’Illumina et dont le capital était déjà détenu à hauteur de 14,5 % par cette dernière. L'activité de Grail consiste à développer des tests sanguins de dépistage précoce des cancers. Elle ne réalisait aucun chiffre d’affaires dans l’UE, ce qui explique que l’opération n’a été notifiée dans aucun État membre, ni auprès de la Commission.
Le 7 décembre 2020, la Commission est approchée par un plaignant qui lui fait part de préoccupations de concurrence sur les marchés concernés par l’opération. À la suite de ce premier contact, la Commission en informe les autorités de concurrence nationales en Allemagne, Autriche, Slovénie et Suède, ainsi que l’autorité britannique. Le 19 février 2021, la Commission s’adresse à l’ensemble des États membres, puis contacte les représentants d’Illumina une semaine plus tard. Enfin, le 9 mars 2021, l’Autorité française de concurrence, rapidement rejointe par cinq autres autorités, active l’article 22 en sollicitant le renvoi de l’opération. Ce dernier est accepté par la Commission le 19 avril 2021.
Il faut souligner que ce n’est que le 31 mars, soit trois semaines après la demande de renvoi effectuée par l’autorité française, que la Commission publie sa communication sur ses orientations en matière de recours à l’article 22.
Dès les premiers contacts avec la Commission, Illumina conteste la compétence de cette dernière. Elle n’hésite pas à former un recours dès le 28 avril 2021 contre la décision d’acceptation du renvoi et commence même à mettre en œuvre partiellement l’opération d’acquisition le 8 août 2021, malgré l’ouverture par la Commission d’une phase d’examen approfondi le 22 juillet. Le recours d’Illumina constitue l’objet de la décision de rejet du Tribunal.
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Le Tribunal rejette le recours formé par Illumina et valide la nouvelle approche de l’article 22, au terme d’une interprétation littérale du texte qui fait peu de cas de la perte de sécurité juridique qui en résulte
Le Tribunal se livre d’abord à une analyse littérale, chronologique et téléologique de l’article 22, pour conclure que s’il a bien été conçu dans l’optique initiale de sous-traitance à la Commission par des États membres dépourvus de règles nationales de contrôle, de dossiers potentiellement problématiques, sa portée ne se limitait pas à ce cas de figure. L’analyse strictement littérale se tient, mais la suite du raisonnement peine à convaincre, tant il est clair que la réactivation de cette disposition devenue largement caduque répond à des considérations opportunistes très éloignées de la raison d’être initiale du texte.
On regrette surtout que le Tribunal, tout en reconnaissant que la Commission a tardé à agir dans l’envoi de la lettre d’information aux États membres le 19 février 2021 (alors pourtant qu’elle avait connaissance des difficultés potentielles de l’opération dès le mois de décembre 2020), refuse d’en tirer la moindre conclusion au regard des droits de la défense d’Illumina. Pour ce faire, le Tribunal invoque une jurisprudence développée en matière de pratiques anticoncurrentielles (voir le point 240 de l'arrêt), c'est-à-dire dans des circonstances très différentes où les faits sont généralement anciens et l’intervention de nature répressive des autorités se fait ex post, contrairement à la procédure de contrôle des concentrations, qui est comparable à une intervention administrative ex ante, où les faits sont présents ou attendus à très court terme.
Enfin, dernier et principal regret : en traitant du moyen soulevé par Illumina qui invoquait une violation des principes de sécurité juridique et de confiance légitime, le Tribunal ne répond en réalité qu’aux arguments portant sur la confiance légitime. Peut-être, comme l’affirme le Tribunal, les arguments d’Illumina ne traitaient-ils que de la confiance légitime, bien qu’étant basés aussi sur le fondement de la sécurité juridique. Dans ce cas, c’est une occasion manquée. En effet, la réelle critique que l’on peut faire à cette nouvelle approche de l’article 22 et, par ricochet, à l’arrêt qui la valide, est bien celle de sacrifier la sécurité juridique sur l’autel d’une efficacité affirmée, mais reposant sur des fondements singulièrement flous.
Les conséquences pratiques de cette nouvelle approche sont nombreuses et contraignantes pour les entreprises. Pour déterminer si une opération de concentration relève ou non du contrôle d’une autorité de concurrence, il conviendra de procéder non seulement à la traditionnelle analyse des seuils, qui n’ont pas disparu, mais aussi à la qualification - beaucoup plus floue - de la nature de celle-ci et des parties en cause : l’une des parties en cause est-elle une startup innovante ? la faiblesse de son chiffre d’affaires ne dissimule-t-elle pas en réalité la réelle menace que sa technologie ou ses produits seraient en mesure de représenter dans le futur pour son acquéreur ? Inutile de souligner à quel point les réponses à ces interrogations essentiellement spéculatives seront délicates…
En ne notifiant pas une opération pour laquelle les seuils ne sont pas applicables, mais susceptible d’entrer dans le champ de la nouvelle approche de l’article 22, l’entreprise prend le risque de se voir infliger de lourdes amendes ou, au minimum, d’avoir à retarder de plusieurs semaines ou de plusieurs mois la réalisation de l’opération. Seul bémol à cet égard : si l’opération est réalisée sans avoir été notifiée, mais avant que la Commission ait informé les parties de l’existence d’une demande de renvoi, alors l’obligation de suspension et les risques mentionnés ci-dessus ne s’appliquent plus (Communication du 31 mars, point 31). Faut-il en conclure qu’il faudra hâter autant que possible la réalisation de telles opérations, sur le principe du « pas vu, pas pris » ?
En conclusion
Au nom de la lutte contre des acquisitions supposées « prédatrices », opérations mal définies, la régression en termes de sécurité juridique est indéniable, et ce, en dépit des minces garanties apportées par la communication du 31 mars 2021.
L’enfer, dit-on, est pavé de bonnes intentions. Le Tribunal vient de valider la construction d’une autoroute entièrement pavée, sur laquelle la Commission peut désormais circuler sans grandes contraintes, sauf bien sûr, en cas de pourvoi devant la Cour de justice qui aboutirait à la censure de cet arrêt éminemment critiquable.
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Michel Debroux est associé chez Rizom Legal et Directeur d’études à l’Ecole de droit et management (Université Paris 2 Panthéon-Assas).