Le service public de la justice est à l'arrêt. Des solutions sont envisageables, mais la réponse du gouvernement se fait attendre...Un historien célèbre a récemment prophétisé que le coronavirus accélérerait le cours de l’Histoire. Nul ne sait si cette prédiction s’accomplira, mais ce qui est certain, c’est que le cours de la vie judiciaire, lui, est déjà bien secoué.
Le confinement a mis un coup d’arrêt brutal à la vie judiciaire, puisque le ministère de la Justice a donné comme directive de limiter l’activité judiciaire à ce qui était strictement indispensable, obligeant ainsi les juridictions à opérer des choix douloureux.
Cette situation n’étant pas tenable, l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 en ses articles 7 et 8, a autorisé le recours à la visioconférence pour mener les auditions, en matière civile et pénale, sans possibilité de refus des parties ; si la visioconférence est impossible, l’audience peut être menée par téléphone ; enfin, lorsque la représentation est obligatoire ou que les parties sont assistées ou représentées par un avocat, le juge peut décider que la procédure est exclusivement écrite.
Cette dernière solution n’est pas satisfaisante, ni pour les avocats, ni pour les justiciables. Stéphane Dhonte, avocat au barreau de Lille et ancien bâtonnier, s’insurge :
“ Lorsque les avocats sont muets, ce sont les justiciables eux-mêmes qui le sont ”.
C’est pourquoi, pendant que les Français découvrent les vertus des plateformes numériques pour travailler, des avocats se battent pour que les colères soient entendues.
Ainsi en est-il de seize bâtonniers[1], qui ont proposé depuis le 13 avril dernier de mettre gracieusement à la disposition de la Chancellerie BarÔtech, un outil informatique mis en place depuis quatre ans par Stéphane Dhonte, qui facilite la gestion des ordres grâce à la digitalisation. Technologie fiable et garante des impératifs de sécurité et de confidentialité, BarÔtech est un outil de pilotage et de mise en oeuvre de visioconférences qui a sa propre sécurité; il permet plus de 150 connexions simultanées et donne la possibilité de mettre en place trois audiences en même temps.
Cette technologie a déjà fait ses preuves pour assurer la continuité du service public de la Justice à Lille et à Lyon: grâce à cette proposition, le tribunal de commerce de Lille a pu passer en moins d’une semaine de la fermeture complète à une situation normale, avec l’examen de soixante-dix dossiers par semaine; le tribunal de commerce de Lyon a remis en activité son service de modes alternatifs de résolution des différends.
Certes, le ministère de la Justice a proposé la mise en place de Webconférence, un outil développé par l’Etat; malheureusement, d’une technologie limitée, il ne permet que six connexions simultanées.
Ainsi, il semblerait que tant que la Chancellerie ne donne pas son feu vert au déploiement de BarÔtech, il n’y a plus d’accès au juge. L’empêchement de mener à bien les audiences durera probablement plusieurs mois, même après le déconfinement, tant que les mesures barrières devront être respectées : en effet, les locaux sont souvent trop étroits pour permettre le respect des distances.
La situation, inédite, oblige à repenser l'impératif de bonne administration de la justice.
Jusqu’à présent, la possibilité de recourir à la visioconférence n’avait été envisagée qu’en droit pénal. D’abord encouragée par le législateur qui voulait accélérer les procédures antiterroristes (loi du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne qui a modifié l’article 706-71 du code de procédure pénale), cette possibilité a été progressivement élargie depuis. Il est désormais autorisé de recourir à la visioconférence à tous les stades de la procédure pénale. La raison est purement économique : les extractions coûtent très cher car elles exigent beaucoup de moyens.
Pourtant, le recours à la visioconférence en matière pénale et en droit des étrangers est profondément critiquable. Certes, la Cour européenne des droits de l’homme a énoncé que le recours à la visioconférence n’est pas incompatible avec la notion de procès équitable (CEDH 2 nov. 2010, Sakhnovski c/ Russie, no 21272/03) ; il demeure que la majorité des avocats est fermement opposée à ce procédé: la présence de la personne concernée n'a pas le même poids sur la décision de la mettre en prison ou de la renvoyer dans son pays d’origine, si elle apparaît physiquement ou simplement en vignette sur un écran d’ordinateur. Comme le souligne Stéphane Dhonte, “ on ne peut traiter des libertés par écrans interposés ”. Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs déclaré non conformes à la Constitution, au mois de septembre dernier, les dispositions de l’article 706-71 alinéa 3 du code de procédure pénale, qui permettaient le recours à la visioconférence lors des audiences relatives au contentieux de la détention provisoire, sans faculté d’opposition pour le détenu, lorsque le contentieux portait sur une demande mise en liberté.
En revanche, la plupart des contentieux en matière civile, bien qu'essentiels à la paix sociale, ne sont pas porteurs d'enjeux éthiques aussi forts. Ce sont des dossiers plus techniques, dans lesquels l’échange consiste en des questions-réponses. Le principe de bonne administration de la Justice devrait conduire à mettre en place sans tarder des outils efficaces permettant la tenue d’audiences à distance. Compte tenu de la situation actuelle, qui risque sans aucun doute de se prolonger dans le temps, la visioconférence semble être un moindre mal. Que se passera-t-il après le 11 mai si, alors que les Conseils de Prud’hommes sont presque à l’arrêt, de nombreux salariés exercent leur droit de retrait car ils considèrent que les conditions sanitaires ne sont pas satisfaisantes, alors que l’employeur estime qu’il respecte son obligation de sécurité ? Les impératifs de continuité de l’entreprise et ceux imposés par l’obligation de prévention des risques seront parfois difficiles à concilier après le déconfinement.
De même, si la bénéficiaire d’une pension alimentaire est en chômage partiel, et qu'elle demande une pension plus élevée, pourra-t-elle attendre jusqu'en 2021 pour voir sa demande entendue ?
Cela fait donc plusieurs semaines que des avocats proposent une solution viable et facile à déployer pour assurer la continuité du service public de la justice en matière civile. Les mesures à prendre sont urgentes: ne vaudrait-il pas mieux mettre en place, du moins provisoirement, les visio-audiences en matière civile et déployer par ailleurs des efforts financiers afin d'être en mesure de faire respecter les règles de distanciation sociale pour le contentieux pénal et celui des étrangers ?
La réponse du gouvernement se fait toujours attendre…
[1] Fabrice Maurel, bâtonnier du Barreau de Grasse, Evelyne Tauleigne, bâtonnière du Barreau de Grenoble, Serge Deygas, bâtonnier du Barreau de Lyon, Frédéric Gabet, bâtonnier du Barreau de Seine-Saint-Denis, Christina Kruger, bâtonnière du Barreau de Strasbourg, Evelyne Hanau, bâtonnière du Barreau du Val d'Oise, Guillaume Bestaux, bâtonnier du Barreau de Rouen, Bruno Carriou, bâtonnier du Barreau de Nantes, Frédéric Champagne, bâtonnier du Barreau de Versailles, Hélène Laudic-Baron, bâtonnière du Barreau de Rennes, Manuel Furet, bâtonnier du Barreau de Toulouse, Jean-Baptiste Dubrulle, bâtonnier du Barreau de Lille.
Docteure en droit et diplômée de l'Essec, Eloïse est rédactrice en chef du Blog Predictice.