La série d'été sur les grands procès du XXIe siècle continue avec l'un des plus grands désastres judiciaires français : l'affaire Outreau. Chronique d'une tragédie dont toutes les leçons n'ont pas encore été tirées.
Il est impossible d’écrire une série d’été sur les grands procès du XXIe siècle sans évoquer Outreau. Tous ont entendu parler de ce procès : les non-juristes et les juristes, les pénalistes et les civilistes, tous connaissent cette affaire qui a trait à des actes sordides commis sur des enfants, une mère mythomane, un réseau pédophile fantôme, un juge d’instruction inexpérimenté, un expert psychologue qui s'estime insuffisamment payé et des médias trop zélés.
En 2001, alors que l’horreur de Marc Dutroux est encore fraîche dans les esprits, une affaire de pédophilie est révélée non loin de la Belgique, à Outreau, une banlieue ouvrière de Boulogne-sur-Mer. La cité HLM de la Tour du Renard se prépare à devenir la scène d’une tragédie, dans laquelle tous les éléments du destin se mettent en place pour créer un engrenage implacable qui finira en procès cathartique.
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La mise en place progressive d'une mécanique implacable
À l’origine de cette tragédie, un couple, Thierry Delay et Myriam Badaoui, dont les enfants sont placés dans des familles d’accueil. Ces derniers révèlent qu’ils ont subi des violences sexuelles de la part de leurs parents. Le Procureur de la République ouvre une information judiciaire. Le dossier est confié à un jeune juge d’instruction encore novice, Fabrice Burgaud, qui met le couple en examen pour proxénétisme et viols sur mineurs. Le père nie, mais la mère, Myriam Badaoui, avoue. Les enfants dénoncent des faits terribles, et grâce à leurs déclarations, la liste des personnes accusées s’allonge progressivement : c’est finalement presque tout l’immeuble qui est poursuivi. Un mois après la mise en examen du couple infernal, six autres personnes sont interpellées : les voisins du 4e et du 5e étage, le compagnon de la voisine du 1er, et d’autres personnes encore, une boulangère, une personne handicapée, un chauffeur de taxi, un prêtre ouvrier… la liste des victimes s’allonge également, et ne concerne plus seulement les quatre malheureux garçons des Delay-Badaoui. Les esprits s’emballent, et tous - les magistrats, les journalistes, l’opinion publique - sont persuadés qu’un réseau pédophile est en train d’être démantelé. Les aveux fusent : il y a eu des orgies impliquant les enfants, une fillette a été assassinée. Son corps n’est jamais retrouvé. Mais qu’importe ? Daniel Legrand, alors âgé de 20 ans, arrêté avec son père, a avoué ! Une telle annonce fait le miel des journalistes, et les images des pelleteuses retournant la terre à Outreau tournent en boucle sur les chaînes de télévision. Daniel Legrand expliquera plus tard : « J'ai raconté n'importe quoi au juge Burgaud. Il m'avait dit qu'une demoiselle venait d'être relâchée parce qu'elle avait avoué. »
Dans ce climat d’hystérie collective, dix-huit personnes sont mises en détention provisoire entre 2001 et 2003. L’une d’entre elles mourra en prison d’une overdose de médicaments, dans des circonstances jamais élucidées.
En mai 2004, s’ouvre enfin le procès devant la cour d’assises de Saint-Omer. Pour des raisons budgétaires, l’audience se tient dans une salle trop petite, de sorte que les enfants sont placés dans les box des accusés, tandis que les accusés sont à côté des journalistes.
Quatre personnes plaident coupables : le couple Delay-Badaoui, ainsi qu’un couple de voisins. Les treize autres clament leur innocence, mais seuls sept d’entre eux sont acquittés. Les six condamnés qui clament leur innocence font appel de la décision.
L'effondrement tardif de l'accusation
Le second procès s’ouvre devant la cour d’appel de Paris en novembre 2005. Petit à petit, l’accusation s’effondre. Myriam Badaoui se rétracte, ainsi que certains enfants. Un expert est mis en cause pour conflit d’intérêts, et cinq nouveaux experts sont nommés dans l’urgence. Ils rendent les mêmes conclusions que les premiers experts et confirment la crédibilité des enfants. Néanmoins, à la sortie d’une audience, l’un des experts psychologues, Jean-Luc Viaux, que certains surnomment le « roi du copier-coller informatique », lance une phrase devenue célèbre : « Quand on paie les expertises au tarif d'une femme de ménage, on a des expertises de femmes de ménage ! ». L’avocat général requiert l’acquittement et la défense renonce à plaider. Le Procureur général de Paris se présente à l’audience avant le prononcé du verdict afin de s’excuser « au nom de la justice » auprès des accusés.
L’ensemble des accusés est acquitté. C’est la fin d’un cauchemar long de quatre ans pour ces personnes incarcérées, séparées de leurs enfants, et accusées des pires méfaits.
« Au nom de la justice, je vous présente mes excuses... »
L’émotion nationale est immense. Le Président de la République, Jacques Chirac, leur envoie un courrier d’excuses : « Au nom de la justice dont je suis le garant, je tiens à vous présenter regrets et excuses devant ce qui restera comme un désastre judiciaire sans précédent. » Il promet que la lumière sera faite : « Les fautes, les dysfonctionnements et les responsabilités doivent être mises en lumière. Les réformes qui s'imposent seront mises en œuvre pour que jamais un tel drame ne se reproduise. »
Une commission d’enquête parlementaire est ouverte. Ses objectifs sont d’analyser les causes des dysfonctionnements de l’affaire Outreau et de formuler des propositions pour éviter qu’un tel désastre ne se reproduise. Pour la première fois, les audiences sont filmées et retransmises à la télévision. L’audition du juge Burgaud, le 8 février 2006, est retransmise en direct sur TF1 et France 2. Interrogé pendant six heures, il raconte sa méthode : il met des croix sur les éléments à charge et à décharge, séparés dans deux colonnes. Il suffit ensuite de compter le nombre de croix… Néanmoins, certains refusent de le désigner comme bouc émissaire : en effet, comme le souligne Éric Dussart, Grand reporter à la Voix du Nord, pas moins de soixante-quatre magistrats en tout ont eu à connaître de ce dossier. C’est tout le système judiciaire pénal qui est mis en cause, notamment son incapacité à résister à la pression publique. Ainsi, la juge des libertés et de la détention, Mme Jocelyne Rubantel, raconte : « Quand trente à quarante personnes crient sous les fenêtres du tribunal “À mort les pédophiles”, cela complique votre tâche ».
Le rapport est rendu le 6 juin 2006 (consultable sur le site de l’Assemblée nationale). Il identifie un grand nombre de dysfonctionnements de nature diverse : le recours quasi-systématique à la détention provisoire qui met à mal la présomption d’innocence, la solitude du juge d’instruction, la valorisation excessive du rôle des experts, la pression médiatique excessive, les défaillances dans le recueil de la parole des enfants… Les recommandations préconisées sont également nombreuses. Parmi elles, on notera la nécessaire collégialité de l’instruction, la volonté d’équilibrer les forces (charge et décharge), et la publicité des débats en matière de détention provisoire.
Quel héritage pour l'affaire Outreau ?
Le rapport de la commission d’enquête est ambitieux et prévoit une réforme d’ampleur de la justice. Néanmoins, la montagne finit par accoucher d’une souris. Dans les mois qui suivent, le Garde des Sceaux, Pascal Clément, présente un projet sans ambition, qui ne reprend que huit des trente-sept propositions de la commission. La raison ? Les élections du premier tour de la présidentielle doivent avoir lieu bientôt.
Néanmoins, l’affaire Outreau a permis quelques avancées : désormais, les auditions et les gardes à vue en matière de crimes sont filmées.
De plus, si la garde à vue n’est pas réformée dans l’immédiat, le mouvement est lancé : en 2010, le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l’homme épinglent la procédure française de la garde à vue, qui impose depuis l’assistance de l’avocat dès les premières heures.
LIRE LA DÉCISION DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL >> C.C., 30 juil. 2010, n° 2010-14/22 QPC
LIRE LA DÉCISION DE LA COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME >> CEDH, Chambre de l'Instruction, Section 5, 14 octobre 2010, n° 1466/07
La procédure d’instruction est désormais plus contradictoire grâce à la nouvelle rédaction de l’article 184 du code de procédure pénale qui impose au juge d’instruction de rendre, à la fin de l’instruction, une ordonnance motivée précisant les éléments à charge et à décharge concernant les personnes mises en examen.
Enfin, la formation des magistrats est désormais plus diversifiée et pragmatique.
Néanmoins, on regrettera que, même si la disposition de la loi Clément relative à la collégialité de l’instruction a été votée, aucun budget ne lui est alloué, de sorte qu’il est impossible de recruter les 300 magistrats nécessaires à sa mise en œuvre. Son application ne cesse par la suite d’être repoussée, en 2009, 2010, 2013. Elle sera définitivement enterrée par un amendement à l’occasion des débats relatifs à la loi « Justice du XXIe siècle » en 2016.
De plus, plusieurs des points critiques qui ont contribué à faire de l’affaire Outreau une tragédie demeurent, en particulier le manque de moyens et le rôle de l’opinion publique. La crise sanitaire a révélé au grand public la paupérisation du secteur de la justice. Par ailleurs, désormais, au cours d’une affaire médiatique, ce ne sont plus trente à quarante personnes qui crient sous les fenêtres des magistrats, mais des milliers de messages anonymes qui se déversent jour et nuit. L’augmentation récente du budget alloué à la justice et la mise en place progressive d’instruments de régulation des plateformes en ligne suffiront-elles à éviter un nouveau désastre judiciaire ?
Retrouvez l'intégralité de la série d'été 2021 sur Les grandes affaires judiciaires du début du XXIe siècle.
Docteure en droit et diplômée de l'Essec, Eloïse est rédactrice en chef du Blog Predictice.