Carole Sportes, managing partner du bureau parisien de Squire Patton Boggs, encourage le programme 100 000 décisions inédites lancé par Predictice et partage ses réflexions sur l'open data.
Vous êtes actuellement managing partner au sein du cabinet Squire Patton Boggs. Pouvez-vous nous raconter votre parcours s’il vous plaît ?
J’ai commencé ma carrière en 1996 en faisant du corporate, chez PwC (à l’époque Price Waterhouse Juridique et Fiscal). Très vite, je me suis rendu compte que la matière ne me satisfaisait pas pleinement. Au bout de deux ans, je me suis donc réorientée vers l’activité contentieuse et j’y trouve toujours autant de plaisir.
Je suis passée par divers cabinets. Pas si nombreux d’ailleurs : d’abord Norton Rose, puis j’ai participé à la création d’un cabinet de niche, BOPS, qui n’existe plus aujourd’hui, spécialisé dans l’assurance et le contentieux. J’en suis partie fin 2014 pour rejoindre Squire Patton Boggs.
Le cabinet Squire Patton Boggs est le troisième plus grand cabinet des États-Unis. En tant que managing partner du bureau de Paris, quel est votre rôle ? Quelle est l’étendue de votre pouvoir de décision ?
Il est vrai que nous sommes un très grand cabinet aux États-Unis, mais nous sommes également très présents en Europe et en Asie. Le bureau parisien existe de longue date. Paris étant une place de droit importante, l’objectif est de continuer son développement. Nous sommes donc en train d’y travailler, mais tout cela ne se fait pas en un jour.
La prise de décision se fait de manière collégiale entre le bureau de Paris et le management anglo-américain : nous discutons, nous établissons une feuille de route qui prend en compte les objectifs globaux de la firme et le marché parisien. Il n’y a pas de rigidité dans la prise de décision. Une discussion bien argumentée nous permet de faire passer nos idées auprès du management global de la firme.
Alors que la Loi pour une République numérique a été adoptée en 2016, l’open data des décisions de justice est encore loin d’être effective. Certaines initiatives privées sont lancées pour pallier ces retards, comme le programme 100 000 décisions inédites de Predictice. Ce dernier vise à récolter et mutualiser les décisions de première instance des avocats. Est-ce que vous encouragez ce type d’initiative ?
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L’initiative de Predictice est excellente. Elle vise à donner accès à un plus grand nombre de décisions, ce qui est toujours très utile et permet d'enrichir notre réflexion.
En matière d’open data, il faut rester vigilant sur qui en fait usage et comment. Cette problématique ne concerne d’ailleurs pas que le monde du droit.
Le programme 100 000 décisions inédites a heureusement vocation à mettre ces données à la disposition des professionnels du droit. En effet, au-delà de ce cercle, il existe un risque de mauvais usage et de mauvaise compréhension de ces données. Il est important, quand on lit des décisions de première instance, de savoir quelle est leur portée réelle, afin de ne pas en tirer des conclusions excessives. Lorsqu’on lit des arrêts de la Cour de cassation, il y a un certain nombre d’indications sur l’arrêt lui-même qui permettent de comprendre l’importance que la Cour de cassation entend lui donner. Ces informations ne sont pas accessibles à un non-professionnel du droit, alors qu’elles sont essentielles pour comprendre le sens et la portée de telle ou telle décision de justice.
Je ferais volontiers le parallèle avec les publications en matière médicale : comment interprète-t-on une publication scientifique ? Est-ce qu’il s’agit d’une publication qui permet de donner une vision globale ou bien un éclairage sur des cas individuels ?
Quelles conséquences le programme 100 000 décisions inédites aura selon vous sur le travail des avocats ?
Le programme donne accès à plus de données qu’il faudra mettre en musique. Grâce à l’intelligence artificielle, il sera possible de faire des regroupements et des comparaisons afin de trouver le plus grand nombre de décisions qui vont dans tel ou tel sens. Tout cela est très intéressant, car cela donne un panorama encore plus large de la réalité de la jurisprudence.
Néanmoins, il faudra garder à l’esprit que les décisions sont rendues par des magistrats qui changent. Les positions ne sont donc pas absolues ni pérennes, même s’il est toujours intéressant de connaître la position de telle juridiction à un instant précis. Il faut éviter l’effet inhibiteur qui naîtrait du constat que telle ou telle chambre rend depuis plusieurs années des décisions contraires à l’argumentation que l’on voudrait mettre en avant pour son client. En effet, la composition de la chambre peut changer, et il existe la plupart du temps la possibilité de faire appel et donc de s’en remettre à d’autres magistrats.
Ainsi, cette grande disponibilité de données est très utile, à condition que les plus jeunes, qui vont brasser cette matière, soient bien formés et encadrés pour tirer partie de cette foule de données.
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Dans une autre interview, vous avez exprimé le souhait d’une plus grande fluidité entre magistrats et avocats. Avec la diffusion massive des décisions de justice, il sera possible de faire des statistiques sur l’intégralité de l’activité judiciaire grâce à des outils comme Predictice. Le travail des magistrats gagnera en transparence. Pensez-vous que cela soit souhaitable ?
La transparence présente des avantages et des inconvénients majeurs.
L’avantage principal est qu’elle permet de trouver des décisions présentant un raisonnement nouveau et créatif, nourrissant ainsi un débat utile. De plus, les magistrats n’ayant pas de responsabilité professionnelle, cette transparence ne crée pas un risque supplémentaire pour eux.
Néanmoins, il faut prendre garde à un éventuel effet “inhibiteur”, qui les engagerait à suivre systématiquement la jurisprudence majoritaire pour ne pas être trop souvent démentis en appel ou cassés, ce qui pourrait se voir en fonction de critères appropriés de compilation des données.
Or, il ne faut pas perdre de vue que tout est affaire de faits et de droit. Nous ne sommes pas dans une culture du précédent : si le magistrat peut être sensible et intéressé par des jurisprudences susceptibles de lui apporter une réflexion supplémentaire, il doit rester libre.
En ce qui concerne la fluidité des relations entre magistrats et avocats, il me semble que si les tribunaux judiciaires avaient plus de moyens, il serait possible de rendre les audiences plus vivantes et pertinentes. Avant l’audience, le tribunal pourrait prendre connaissance du dossier et préparer à l'avance une liste de questions, de sorte que l’échange avec les avocats se concentrerait sur les points qui appellent des éclaircissements. Nous, avocats, serions ainsi écoutés plus utilement par les magistrats.
Quant aux magistrats… Rester toute une après-midi sur un siège relativement inconfortable pour écouter des avocats débattre de points déjà connus… Je me mets à leur place, cela ne doit pas être très agréable ! Ainsi, si nous arrivions à mettre plus d’interactions dans les audiences, cela serait bénéfique pour tout le monde.
Comment imaginez-vous le métier d’avocat dans dix ans ?
Les modalités pratiques seront différentes en raison des banques de données très accessibles et de l’usage de l’intelligence artificielle qui compilera ces informations. Cela nous permettra d’aller plus vite dans la préparation des dossiers, aussi bien pour le judiciaire que pour le transactionnel.
Sur le plan judiciaire, nous évoluerons probablement vers moins de plaidoiries, même si le système de la visioconférence permettra peut-être d’en maintenir plus que l’idée que je m’en fais. Souhaitons-le car ce moment-là est un peu le sel de notre métier.
Cet aspect ne serait qu’un changement matériel. Y aura-t-il des changements de paradigme ? Je pense qu’il y aura des matières qui pourront être traitées de façon plus systématique, ce qui pourrait provoquer une sorte d’assèchement d’une partie du contentieux. Par exemple, en matière d’indemnisation de préjudices corporels, on pourrait avoir des logiciels qui permettraient de calculer avec une grande précision la valeur la plus juste des différents postes, rendant ainsi sans intérêt les procédures judiciaires qui durent de longues années.
D’autres sujets pourront être abordés de cette façon, comme le contentieux sériel qui pourrait se multiplier, car l’intelligence artificielle donnera des outils de globalisation permettant pour un avocat de fédérer plus facilement des demandeurs en grand nombre et d’optimiser la gestion de ces demandes. Naturellement, la gestion globalisée pourrait aussi servir le travail de l’avocat en défense. Nous verrons bien !
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Docteure en droit et diplômée de l'Essec, Eloïse est rédactrice en chef du Blog Predictice.