Le tribunal judiciaire de Paris s'est prononcé à plusieurs reprises sur la question de l'exigibilité des loyers pendant la période de pandémie. L'analyse de Solën Guézille, associée chez Squadra Avocats.
Diplômée de l’Institut des assurances de Paris et titulaire de l’Executive MBA d’HEC, Solën Guezille anime, en tant qu’associée du cabinet Squadra Avocats, le pôle « Contentieux / Risques industriels & Assurance ».
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En matière de baux commerciaux, la question de l’exigibilité des loyers pendant la période de confinement suscite un contentieux nourri en période de pandémie.
Le tribunal judiciaire de Paris semble avoir pris position puisque, à trois reprises, le juge des référés a imposé la suspension du paiement des loyers en estimant que : « Selon l’article 1104 du Code Civil, les contrats doivent être exécutés de bonne foi, ce dont il résulte que les parties sont tenues, en cas de circonstances exceptionnelles, de vérifier si ces circonstances ne rendent pas nécessaire une adaptation des modalités d’exécution de leurs obligations respectives. » (TJ Paris 26 octobre 2020 n°20/55901 et 20/53713 ; TJ Paris 21 janvier 2021 n°20/55750). Comment interprétez-vous cette solution ?
Le paiement des loyers afférents aux baux commerciaux est l’un des sujets les plus sensibles de la crise sanitaire, avec certainement la question des pertes d’exploitation sans dommage. Ainsi, avant d’analyser ces décisions rendues par le tribunal judiciaire de Paris, j’aimerais rappeler que les rapports de droit entre bailleur et locataire dans le cadre d’un bail commercial sont régis : par le droit commun, le droit spécial des baux commerciaux et enfin, dorénavant, par les mesures gouvernementales (ordonnances, décrets, lois) prises dans cadre de la crise de la covid-19. C’est à l’aune de ces différentes dispositions qu’il faut appréhender ces décisions, et en tirer des enseignements pour conseiller au mieux nos clients.
Il s’avère qu’une première décision notable a été rendue dès le 10 juillet 2020 (RG 20/ 04516) dans laquelle le tribunal judicaire prenait déjà position sur les principes de droit applicables aux contentieux locataires bailleurs, au vu des circonstances qu’il considère comme exceptionnelles.
Dans cette affaire, le tribunal n’a toutefois pas fait échec aux demandes du bailleur, mettant en avant sa bonne foi : il n’avait pas exigé à la date convenue les paiements des loyers et il avait fait des propositions à son locataire auxquelles ce dernier n’avait jamais répondu. Il est vrai néanmoins qu’en l’espèce, le bailleur demandait à voir compenser sa propre dette vis-à-vis de son locataire, à la suite d’une décision rendue par le juge des loyers commerciaux, avec les loyers impayés par son locataire à compter du 2ème semestre 2020.
Le tribunal judiciaire a par la suite rendu les trois ordonnances de référé auxquelles vous faites référence : deux décisions, le 26 octobre 2020, et une décision, le 21 janvier 2021.
Dans ces décisions, le juge a considéré qu’il n’y avait pas lieu à référé, faisant ainsi échec aux demandes en paiement des bailleurs. Toutefois, dans l’une des deux décisions du mois d’octobre 2020, si le juge des référés a considéré qu’il existait une contestation sérieuse de nature à faire échec au paiement du loyer du deuxième trimestre 2020, il a tout de même condamné le locataire au paiement du loyer du 3ème trimestre 2020.
En effet, si l’article 4 de l’ordonnance n°2020-306 du 25 mars 2020 a pour effet d’interdire l’exercice par le créancier d’un certain nombre de voies d’exécution forcée pour recouvrer les loyers échus entre le 12 mars et le 23 juin 2020, il n’a pas pour effet de suspendre l’exigibilité du loyer dû par un preneur à bail commercial dans les conditions prévues au contrat, qui peut donc être spontanément payé ou réglé par compensation.
Toutefois, il faut distinguer les décisions rendues avant, et après l’entrée en vigueur de la loi n°2020-1379 du 14 novembre 2020.
Ces décisions constituent-elles selon vous un recours extensif à la bonne foi pour justifier une ingérence du juge dans le contrat ?
La réforme du 1er octobre 2016 a renforcé l’exigence de bonne foi, laquelle est aujourd’hui d’ordre public. Le contractant doit à ce titre agir avec loyauté et faire preuve de coopération. Il doit collaborer avec son cocontractant, et non pas adopter un comportement contradictoire qui serait nuisible à son cocontractant.
Dans les décisions qui nous intéressent, le juge s’attache à regarder la nature des échanges, les initiatives prises par les intéressés, afin de déterminer s’ils ont satisfait à leur obligation de bonne foi. La bonne foi n’est pas définie, mais en l’espèce, le juge s’attache à l’examen des échanges entre les cocontractants et les propositions qui ont pu être faites.
Pour ma part, je ne pense pas que le juge ait outrepassé son rôle : il ramène dans le contrat une exigence qui a toujours été présente, mais qui a été renforcée depuis 2016. Dans les rapports contractuels, c’est celui qui aura essayé de favoriser le dialogue qui aura les faveurs du tribunal lorsqu’il s’agira de prouver qu’il a satisfait à cette exigence de bonne foi au stade de l’exécution du contrat.
Les parties ont donc des comptes à rendre sur leur comportement vis-à-vis de leur cocontractant.
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Dans la troisième décision (TJ Paris 21 janvier 2021 n°20/55750), le juge des référés a également invoqué - en sus de la bonne foi - l’article 1195 du code civil, relatif à l’imprévision. Que faut-il en conclure ?
À la suite de l’adoption de l’article 1195 du code civil dans le cadre de la réforme du 1er octobre 2016, de nombreux auteurs ont manifesté leur surprise à voir le juge devenir, selon leur analyse, un acteur économique du contrat. En effet, la loi intangible des parties est remise en cause dans la mesure où le magistrat a le pouvoir de donner son avis sur l’économie du contrat.
Dans le cas de circonstances exceptionnelles, qui ont un impact financier significatif pour l’un des cocontractants, ce dernier peut prendre l’initiative de renégocier le contrat. En cas d’échec, les parties ont la possibilité de se tourner vers le juge pour demander la résiliation du contrat, ou son adaptation, selon les dispositions de l’article 1195 du code civil.
En l’espèce, l’imprévision ne figure pas le dispositif de la décision, mais le juge des référés prend le soin de mentionner l’existence de circonstances exceptionnelles qui permettraient donc à l’une des parties au contrat de solliciter sa renégociation. Toutefois, le juge des référés qui ne peut pas trancher la question de l’imprévisibilité, renvoie son examen au juge du fond. Il faut donc attendre les décisions au fond à intervenir, ce qui ne devrait pas tarder, sachant que nombreux contentieux sont en cours.
Cette même décision invoque également comme fondement l’article 14 de la loi n°2020-1379 du 14 novembre 2020, alors que la demande de paiement de loyers est antérieure au 17 octobre, date de mise en application de cet article (art. 14 VII). Que faut-il comprendre du champ d’application temporel de l’article 14 ?
Selon l’article 14 de la loi du 14 novembre 2020, applicable à compter du 17 octobre 2020, date de début de l’état d’urgence, les locataires qui font l’objet d’une mesure de police administrative, en application de la loi du 9 juillet 2020, qui est la loi d’organisation de sortie de confinement, et qui répondent aux conditions d’un décret pris le 30 décembre 2020 (avoir moins de 250 salariés, un chiffre d’affaires inférieur à 50 millions d’euros et une activité affectée au mois de novembre à 50 %), n’encourent aucune sanction en raison du défaut de paiement des loyers jusqu’à deux mois après la fin de la mesure de police administrative.
Les dispositions de l’article 14 de la loi du 14 novembre sont d’application immédiate, et donc concernent les procédures en cours au moment où la loi est entrée en vigueur.
Par ailleurs, dans sa décision du 21 janvier 2021, le juge des référés va plus loin, estimant que l’activité du locataire, un restaurateur, avait été impactée par une mesure de police administrative en application des dispositions organisant le déconfinement qui imposaient un protocole sanitaire spécifique depuis le 9 juillet 2020, pour estimer que les dispositions de la loi sont applicables, même si les loyers en cause correspondent à la période du troisième trimestre antérieure à la mise en application de l’article 14 de la loi du 14 novembre 2020.
En l’état de cette jurisprudence, les chances de succès d’une action judiciaire visant à obtenir la condamnation des locataires au paiement des loyers semblent compromises, lorsque l’activité du locataire entre effectivement dans le champ des critères susvisés.
Enfin, le tribunal judiciaire de Paris, par une décision en date du 21 janvier 2021 (n° 20/80923) a ordonné la mainlevée d’une saisie-attribution destinée à recouvrir les loyers impayés pendant le premier confinement. Un des arguments invoqués est l’article 1722 du code civil : l’impossibilité juridique d’exploiter les lieux loués serait assimilable à la perte de la chose louée. Que pensez-vous du choix de cet argument ?
L’article 1722 du Code civil dispose : « Si, pendant la durée du bail, la chose louée est détruite en totalité par cas fortuit, le bail est résilié de plein droit ; si elle n'est détruite qu'en partie, le preneur peut, suivant les circonstances, demander ou une diminution du prix, ou la résiliation même du bail. Dans l'un et l'autre cas, il n'y a lieu à aucun dédommagement ».
La Cour de cassation a d’ores et déjà jugé que l’impossibilité d’user des locaux en raison d’un cas fortuit pouvait correspondre à une perte partielle de la chose. Dans cette circonstance, le locataire est en droit de prétendre à une diminution des loyers afférents à la période durant laquelle il n’a pas pu user des locaux loués, c’est-à-dire une dispense définitive de paiement de loyers sur ladite période.
Cela étant, cet argument ne fonctionnait que si le cas fortuit amenant à l’impossibilité d’user du bien affectait la matérialité de l’immeuble.
En l’espèce, le juge de l’exécution du tribunal judiciaire de Paris a jugé que l’impossibilité juridique d’exploiter les lieux loués en raison d’une décision des pouvoirs publics survenue en cours de bail, était assimilable à la perte de la chose louée. Nous devons maintenant attendre de savoir si cette interprétation extensive de l’article 1722 du code civil prospérera en appel et devant la Cour de cassation.
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Docteure en droit et diplômée de l'Essec, Eloïse est rédactrice en chef du Blog Predictice.