
Alors que l’intelligence artificielle générative se déploie dans de nombreux domaines, y compris le secteur juridique, la question de son éventuelle intégration au sein des juridictions émerge. Il convient d’en examiner les implications, notamment quant au rôle qu’elle pourrait jouer auprès des magistrats et aux garanties nécessaires pour en assurer un usage responsable.
L’utilisation de l’IA par les magistrats : pour quoi faire ?
L’indispensable préservation du caractère humain de l’activité juridictionnelle
Si l’utilisation de l’IA au sein des juridictions fait actuellement l’objet de réflexions et d’expérimentations, un consensus existe quant au caractère intrinsèquement humain de la justice, qui ne peut être rendue par un algorithme.
D’une part, fonder les décisions sur la logique probabiliste que l’IA risquerait de limiter leur adaptabilité aux spécificités de chaque situation et de figer le droit, freinant ainsi les évolutions jurisprudentielles indispensables pour accompagner les transformations de la société. D’autre part, les interactions humaines lors des audiences, offrant aux justiciables le sentiment d’être écoutés et considérés, jouent un rôle crucial dans l’acceptation de la décision et la légitimité du juge.
Il est donc primordial de maintenir l’humain au cœur de la justice.
Le règlement européen sur l’intelligence artificielle du 13 juin 2024 l’énonce clairement en ces termes : « l’utilisation d’outils d’IA peut soutenir le pouvoir de décision des juges ou l’indépendance judiciaire, mais ne devrait pas les remplacer, car la décision finale doit rester une activité humaine ».
Le règlement classe ainsi les outils d’IA générative dédiés aux autorités juridictionnelles parmi les systèmes « à haut risque » soumis à un régime restrictif visant notamment à proscrire toute décision fondée exclusivement sur l’IA sans contrôle humain. Une telle pratique apparaitrait au surplus prohibée par les normes françaises et européennes relatives à la protection des données personnelles, qui proscrivent les décisions reposant uniquement sur un traitement automatisé de données.
S’il est ainsi possible d’affirmer que l’IA n’a pas vocation à remplacer les juges, l’IA générative peut néanmoins, sans empiéter sur leur rôle de prise de décision, être utile pour les assister dans certaines tâches et se révéler un outil majeur d’efficacité.
L’IA générative : un levier d’efficacité précieux pour les magistrats
À l’heure où les outils d’IA générative ont été largement adoptés par les justiciables et les professionnels du droit, il semble indispensable que les juridictions s’en saisissent également.
Dans un contexte de pénurie de magistrats et de procédures souvent critiquées pour leur longueur, l’optimisation du temps et de l’efficacité des juridictions apparaît comme une nécessité depuis plusieurs années. Par ailleurs, l’essor de l’IA générative, permettant aux justiciables de rédiger directement leurs requêtes et plaintes, et aux avocats d’enrichir leurs écritures, fait craindre une multiplication des saisines et une complexification des dossiers. Face à ces enjeux, il devient impératif que les magistrats disposent de solutions adaptées pour faire face à cette charge grandissante.
En l’état de son développement, l’IA générative, comme celle développée par Predictice, offre une aide pour plusieurs tâches comme la recherche, l’analyse de données et de documents, ou la rédaction de contenus simples. L’utilisation de ces outils pourrait permettre aux magistrats d’automatiser certaines tâches répétitives ou chronophages et de se concentrer sur les tâches à haute valeur ajoutée et qui constituent l’essence de leur office, à savoir les interactions humaines, l’analyse juridique et la prise de décision.
Auditionnée par la commission des lois du Sénat chargée d’un rapport sur l'IA et les professions du droit, Clara Chappaz, secrétaire d'État chargée de l'intelligence artificielle et du numérique, indiquait ainsi :
« Acteurs centraux de notre système judiciaire, [les magistrats] pourraient eux aussi tirer des bénéfices des outils d'IA et jouer à armes égales face aux avocats. Avec les gains de temps obtenus, les magistrats pourraient également consacrer davantage de temps à leur mission première : rendre une justice équitable, rapide et accessible à tous. » [1]
L’utilisation d’outils optimisant le temps et la productivité des magistrats représente ainsi une opportunité à saisir pour renforcer l’efficacité et la qualité de leur travail, et répondre aux besoins actuels des juridictions.
Les cas d’usages prioritaires identifiés
Après avoir mené un travail de recensement des besoins des juridictions judiciaires, le ministère de la Justice a identifié quatre cas d’usage prioritaires où l’IA pourrait apporter une réelle valeur ajoutée, à savoir :
- la retranscription d’entretiens ;
- l’aide à la recherche, afin notamment de faciliter l’accès aux jurisprudences et aux textes juridiques ;
- l’interprétariat et la traduction ;
- le résumé de dossiers.
Parallèlement, la Cour de cassation, dans le cadre d’une mission de réflexion sur les usages de l’IA devant s’achever courant 2025, a identifié trois principaux types d'usage pour la haute juridiction :
- l'amélioration de l'exploitation des mémoires ampliatifs (mémoires produits par les demandeurs en cassation développant les moyens soulevés) ;
- l'analyse des bases documentaires ;
- l'assistance à la rédaction et à la mise en forme des travaux préparatoires.
S’agissant des magistrats du parquet, les procureurs généraux ont manifesté leur intérêt pour un outil d'aide à l'enregistrement et au traitement des infractions dites de masse, ainsi que pour un outil d’assistance à la rédaction de synthèses ou de réquisitoires définitifs.
Le tribunal de commerce de Paris, de son côté, a engagé un travail d’expérimentation de pré-rapports rédigés par l’IA générative, synthétisant les éléments de procédure préalablement numérisés et anonymisés, et prévoit d’ouvrir, courant 2025, une "Chambre d’amélioration du traitement des litiges", au sein de laquelle cette utilisation de l’IA serait pérennisée, pour un gain de temps estimé à un rapport de 6 à 1.
Les autorités juridictionnelles envisagent ainsi d’utiliser l’IA générative pour optimiser la phase préparatoire au jugement, notamment en facilitant la recherche juridique et l’instruction des dossiers. Cette utilisation leur permettrait de se concentrer sur les tâches qui nécessitent pleinement leur expertise, contribuant ainsi à une justice plus fiable et performante.
L’IA au service de la justice : quelles garanties nécessaires ?
Une vigilance indispensable quant à la sécurité des outils utilisés
La particulière sensibilité des données manipulées par les magistrats font de la protection des données personnelles et de la cybersécurité des enjeux majeurs de l’intégration des outils d’IA dans les juridictions. Or, l’utilisation de modèles IA basés sur des infrastructures étrangères peut soulever des enjeux sensibles en matière de souveraineté et de sécurité.
Certains acteurs concluent à la nécessité pour le ministère de la Justice de développer ses propres outils d’IA générative. Le parquet général de la cour d’appel de Paris expérimente ainsi, au printemps 2025, l’outil d’IA générative « Albert », développé par la direction interministérielle du numérique, dans l’objectif d’approfondir des travaux de conception d’outils internes pour faciliter le travail des magistrats du parquet.
Toutefois, cela soulève des difficultés qui tiennent aux moyens tant financiers que techniques nécessaires. Il y a lieu de rappeler que certains projets ambitieux menés par le ministère de la Justice, tels que le développement d’un outil d’aide à l’évaluation des préjudices corporels basé sur l’IA, ont été abandonnés en raison de difficultés techniques.
Audrey Farrugia, magistrate et cheffe du service de l'expertise et de la modernisation au secrétariat général du ministère de la Justice, estime ainsi que miser sur les seules capacités de développement internes du ministère serait « audacieux, voire prétentieux » [2]
Pour autant, le ministère de la Justice a pour objectif de fournir à ses agents des outils certifiés, sécurisés, et adaptés à leurs besoins. Le ministère indiquait ainsi, fin 2024, explorer l’idée d’une « labellisation » visant à garantir la fiabilité des solutions d’IA sur le marché, en définissant des normes conformes aux attentes du ministère en termes de sécurité.
La nécessité de former les utilisateurs à un usage responsable de l’IA
L’IA générative, en ce qu’elle comporte intrinsèquement des risques en termes de fiabilité et de sécurité, doit faire l’objet d’une vigilance accrue par ses utilisateurs, qui doivent être sensibilisés à ces risques et formés à une utilisation prudente.
Dans le but de faciliter l’adoption des outils d’IA tout en garantissant leur utilisation éthique et conforme aux exigences légales françaises et européennes, le ministère de la Justice est en train d’élaborer une charte d’usage de l’intelligence artificielle. Destinée à l’ensemble de ses agents, cette charte définira les principes essentiels de prudence et de vigilance à respecter lors de l’utilisation des solutions d’IA. Elle mettra notamment l’accent sur la vérification systématique des résultats, la prévention des biais, la protection des données sensibles et confidentielles, ainsi que l’exclusion des informations personnelles.
En parallèle, le ministère proposera également des modules de formation dédiés à l’IA destinés à l’ensemble de ses agents. L’école de la magistrature a également intégré dans ses programmes pédagogiques des formations dédiées aux enjeux du numérique.
En conclusion, si l’intégration de l’IA dans les juridictions apparaît comme une opportunité pour répondre à leurs besoins d’efficacité, son déploiement ne pourra être pleinement bénéfique que si les magistrats disposent d’outils fiables et performants, accompagnés d’une formation adéquate, garantissant une utilisation éthique et responsable de ces nouveaux outils, pour une justice de confiance.
[1] https://www.senat.fr/rap/r24-216/r24-21614.html
[2] L’intelligence artificielle au sein de la justice française | info.gouv.fr

Cet article a été rédigé par l'équipe de rédaction du Blog Predictice.