Me Carine Cohen, associée au sein du cabinet Walter Billet, en charge de la pratique droit social, nous éclaire sur les dernières évolutions qu'a connues le contentieux relatif au harcèlement moral au travail.
Pouvez-vous vous présenter en quelques mots et nous expliquer les valeurs que vous défendez au sein de votre cabinet ?
Je suis avocate depuis 10 ans, avec une pratique orientée exclusivement en droit du travail. Je suis arrivée chez Walter Billet il y 2 ans pour mettre en place et développer la pratique « droit du travail ».
Nos valeurs consistent à entretenir un lien particulier avec nos clients pour répondre au mieux à leurs demandes. Un grand nombre de nos clients est orienté vers les nouvelles technologies, et les entreprises que nous conseillons n’ont pas toujours conscience des contraintes et exigences existant en droit du travail. Nous devons donc avoir une vision pragmatique du droit pour l’adapter aux besoins et aux moyens de nos clients.
Le texte régissant le harcèlement moral a été rédigé de manière large, permettant de sanctionner un grand nombre de comportements, sans même les caractériser ni les énumérer. Pensez-vous que cela contribue à la judiciarisation des relations sociales ?
Le Code du travail pose une définition légale de certaines situations, mais ne fait pas état d’exemples ou de description de cas de figure qui s’y rapportent. Il revient à la jurisprudence (Cour de cassation et juges du fond) d’appliquer la définition légale à chaque cas d’espèce. Cela peut donc participer à la judiciarisation des relations sociales, du moins durant la période pendant laquelle les juges vont devoir dessiner les contours de l’application concrète des définitions posées par les textes du Code du travail.
Ainsi, peu de temps après l’adoption de la loi de modernisation sociale qui a introduit la notion de harcèlement moral, le contentieux relatif à la reconnaissance d’une situation de harcèlement a effectivement explosé dans la mesure où les contours de cette notion n’étaient pas clairement fixés et devaient être délimités par la jurisprudence.
Cela dit, après près d’une vingtaine d’années au cours desquelles la Cour de cassation mais également les juges du fond ont eu à se prononcer sur ce sujet, il est désormais plus simple d’appréhender la notion de harcèlement moral, tant en précontentieux, qu’une fois le contentieux initié.
La Cour de cassation a validé le 17 juillet 2019 le barème Macron qui plafonne les indemnités accordées en cas de licenciement abusif. Or, le plafonnement ne s’applique pas en cas de harcèlement moral. Pensez-vous qu’il faut dès lors s’attendre à une augmentation du volume du contentieux pour harcèlement moral ?
Deux ans après l’adoption des ordonnances Macron, il est possible de constater que les réclamations relatives à des situations de harcèlement moral ont augmenté et ceci tant au stade précontentieux, que contentieux.
Les salariés ont compris que pour obtenir une indemnisation allant au-delà du barème, il était possible de s’appuyer sur l’existence d’un harcèlement moral ou d’une discrimination.
Cela se traduit par des contentieux plus complexes, car la charge de la preuve en matière de harcèlement (et de discrimination) est partagée : le salarié doit produire des éléments qui laissent supposer l’existence d’une situation de harcèlement, et l’employeur doit démontrer que les agissements litigieux sont étrangers à toute situation de harcèlement.
Alors qu’auparavant, les contentieux étaient cristallisés autour de la rupture du contrat (motif du licenciement et son bien-fondé), aujourd’hui ces contentieux ont également trait aux conditions d’exécution du contrat (le manager a-t-il eu un comportement inadapté ? Si une réclamation de harcèlement a été formulée avant la rupture du contrat, est-ce qu’une enquête a été réalisée par l’employeur ?, etc).
Les dossiers sont donc plus lourds et plus fastidieux à gérer aussi bien pour l’employeur que pour l’avocat.
Le montant d’indemnités accordées sur le fondement du harcèlement moral varie fortement entre les juridictions : ainsi, par exemple, la Cour d’appel de Poitiers indemnise en moyenne la victime à hauteur de 5 600 euros, alors que la Cour d’appel de Limoges l’indemnise pour un montant de 11 800 euros. Comment ces différences peuvent-elles s’expliquer selon vous ?
L’indemnisation du préjudice subi relève de l'appréciation souveraine des juges du fond : certains juges ont une appréciation du préjudice plus restrictive que d’autres, certains vont exiger des éléments probatoires différents selon les espèces. Ceci explique que les dommages et intérêts alloués par les juges diffèrent en fonction des juridictions.
D’autant plus que les contentieux relatifs à des situations de harcèlements sont des contentieux éminemment factuels, qui sont tous différents les uns des autres et qui vont donc être traités différemment par les juges.
Enfin, selon les faits de l’espèce et les éléments de preuve versés aux débats, il est possible de caractériser l’existence d’un préjudice spécifique qui permettra aux juges d’allouer une indemnisation complémentaire.
La Cour de cassation a, par un arrêt du 27 novembre 2019, énoncé que l'obligation de prévention des risques professionnels était distincte de la prohibition des agissements de harcèlement moral. Il s’ensuit que l’employeur a désormais tout intérêt à diligenter une enquête dès lors qu’une accusation de harcèlement moral est formée, même s’il s’avère au final qu’elle était infondée. Pensez-vous que la lutte contre le harcèlement moral passe par une plus grande responsabilisation de l’employeur ?
À titre liminaire, il faut souligner que le fait de devoir déclencher une enquête en cas de réclamation relative à l’existence d’une situation de harcèlement moral n’est pas nouveau.
La décision de novembre 2019 se place dans le sillage de la jurisprudence Air France, qui a profondément modifié l’obligation de sécurité. Avant cet arrêt, l’obligation de sécurité était considérée comme une obligation de résultat. Désormais, c’est une obligation de moyens renforcée.
Cette jurisprudence incite à une plus grande responsabilisation de l’employeur en l'enjoignant à à réagir dès lors que des allégations de harcèlement sont formulées et à prendre toutes les mesures nécessaires.
Ainsi, si la réclamation de harcèlement est suffisamment détaillée (c’est-à-dire si le salarié ne se limite pas à faire valoir une situation de harcèlement mais fournit des faits concrets avec des dates et éventuellement des noms de témoins), l’employeur doit diligenter une enquête. Si cette dernière met en évidence des erreurs ou comportement inappropriés, l’employeur devra prendre des mesures correctrices lorsque cela s’avère nécessaire. Cela lui permettra de démontrer qu’il s’est conformé à ses obligations et limitera donc le risque de condamnation par les juges.
L’assouplissement de la position de la Cour de cassation et le passage d’une obligation de sécurité de résultat à une obligation de moyens renforcée a permis d’insister auprès des employeurs sur la nécessité de mettre en œuvre les moyens de prévention nécessaires, mais également sur la nécessité de réagir rapidement en cas de dysfonctionnement porté à la connaissance du management. Les employeurs ont en effet réalisé qu’une réaction rapide et adaptée pouvait permettre de limiter leur exposition au risque de condamnation par les juridictions en cas de contentieux.
L’obligation de prévention des risques professionnels se traduit également par une évaluation des risques professionnels, tant physiques par le biais du Document Unique d’Évaluation des Risques Professionnels, que psychosociaux, ces deux documents devant être mis à jour régulièrement.
Ces documents prennent une place croissante dans le cadre de l’obligation de prévention et dans le contrôle, notamment pas l’Administration du travail, du respect par l’employeur de ses obligations.
Selon vous, est-ce que le développement de nouvelles formes de travail plus flexibles a pu ou peut avoir un impact sur le contentieux relatif au harcèlement moral ?
Le monde du travail a connu des bouleversements récents, notamment en raison de la multiplication des réorganisations au sein de grandes entreprises, du développement du travail nomade, ou du télétravail.
Cette nouvelle donne peut-être source de stress pour les salariés. Toutefois, il convient de distinguer le stress qui peut exister dans un contexte professionnel et le harcèlement moral au travail.
En effet, le stress est un des indicateurs de risques psychosociaux au sein de l’entreprise mais ne constitue pas nécessairement du harcèlement moral. La frontière peut parfois être ténue mais elle existe et un examen des arrêts rendus en la matière le démontre bien.
Aussi, certains salariés qui pourraient être dans une situation de stress au travail ne seront pas nécessairement reconnus comme ayant subi des agissements constitutifs de harcèlement moral.
En tout état de cause, les risques liés à ces nouvelles formes de travail devront être pris en compte dans le cadre de l’obligation de prévention comme indiqué précédemment : le Document Unique d’évaluation des risques tout comme le document d’évaluation des risques psychosociaux devront prendre en compte ces nouvelles formes de travail et prévoir des mesures permettant de réduire le stress qu’elles pourraient engendrer.
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Docteure en droit et diplômée de l'Essec, Eloïse est rédactrice en chef du Blog Predictice.