Carine Cohen, associée du cabinet Walter Billet depuis 2018, spécialiste en droit social, donne un éclairage sur les dernières évolutions jurisprudentielles de la notion de préjudice nécessaire.
Avocate au Barreau de Paris depuis janvier 2010, Carine a exercé pendant trois ans au sein du cabinet Jeantet Associés puis pendant plus de cinq ans au sein du cabinet Latham & Watkins avant de rejoindre le cabinet Walter Billet Avocats.
Le cabinet est dédié à l’accompagnement des entreprises et des fonds d’investissement dans les domaines du droit des sociétés (M&A, Private Equity), des technologies innovantes (en particulier informatique et internet), de la propriété intellectuelle et du droit social.
Il propose un accompagnement aux sociétés en croissance mais également, sur les dossiers complexes ou de grande envergure (e.g., investissements mid-cap, IPO, problématiques transnationales) les services d’une équipe sur mesure constituée d’avocats expérimentés, formés dans les structures les plus exigeantes.
Carine nous parle aujourd’hui d’un sujet qui fait l’actualité en droit social : la question du préjudice nécessaire.
Quelles sont les dernières évolutions jurisprudentielles concernant la notion de préjudice nécessaire ?
Jusqu’en avril 2016, la Cour de cassation considérait que certains manquements de l’employeur causaient « nécessairement un préjudice » au salarié, ce qui imposait aux juges d’octroyer une indemnisation au salarié à ce titre sans que la réalité du préjudice ne puisse être discutée.
Tel était notamment le cas concernant l’absence de remise des documents de fin de contrat par l’employeur (Cass. soc., 5 juill. 2011, n° 10–30.465), l’inobservation de la procédure disciplinaire (Cass. soc., 20 juin 2007, n° 05–44.314) ou d’irrégularités de forme de la procédure de licenciement (Cass. soc., 18 mars 2014, n° 11–26.424).
Par un arrêt publié, et largement commenté, du 13 avril 2016 (Cass. soc., 13 avr. 2016, n° 14–28.293), la Cour de cassation a procédé à un revirement de jurisprudence concernant cette notion de préjudice nécessaire.
Dans cet arrêt, la Cour de cassation a approuvé la décision des juges du fond par laquelle ces derniers avaient débouté le salarié de sa demande d’indemnisation fondée sur la remise tardive de documents au motif que « l’existence d’un préjudice et l’évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond ; que le conseil de prud’hommes, qui a constaté que le salarié n’apportait aucun élément pour justifier le préjudice allégué, a, par ces seuls motifs, légalement justifié sa décision ».
Cet arrêt a sonné le glas de cette notion de préjudice nécessaire puisque la Cour de cassation n’a cessé depuis, d’élargir le périmètre d’application de cette jurisprudence.
Ainsi, la Cour de cassation a considéré qu’il ne pouvait y avoir de « préjudice nécessaire » en cas :
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de défaut d’information sur la convention collective (Cass. soc., 17 mai 2016, n° 14–21.872) ;
Décision consultable sur www.predictice.com
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d’illicéité de la clause de non-concurrence (Cass. soc., 25 mai 2016, n° 14–20.578) ;
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de défaut de remise ou de remise tardive des documents nécessaires à la détermination exacte des droits du salarié (Cass. soc., 16 juin 2016, n° 15–15.982) ;
- d’inobservation de la procédure de licenciement (Cass. soc., 30 juin 2016, n° 15–16.066) ;
- d’absence de visite médicale obligatoire (Cass. soc., 27 juin 2018, n° 17–15.438).
Ce revirement de jurisprudence a été suivi par les juges du fond. En effet, on constate une évolution de la jurisprudence des Cours d’appel notamment concernant les dommages et intérêts accordés :
- en cas de clause de non-concurrence illicite, ou encore,
- en cas d’irrégularité de la procédure de licenciement.
Ce revirement de jurisprudence concerne-t-il tous les chefs de demande pouvant être formulés par les salariés devant les juridictions ?
Comme nous venons de le voir, le périmètre des préjudices qui ne donnent plus lieu à une réparation automatique en cas de manquement de l’employeur continue de s’étendre.
Comme l’indiquait la Cour de cassation dans son rapport annuel pour l’année 2016, ce revirement de jurisprudence permet de revenir à « une application plus stricte et plus rigoureuse des principes de la responsabilité civile » puisque la Cour demande aux juges de s’assurer que les trois conditions cumulatives permettant d’engager la responsabilité civile sont bien remplies (l’existence d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité entre la faute et le préjudice) afin d’octroyer une indemnisation.
Ce revirement de jurisprudence entraîne-t-il un abandon total de la notion de préjudice nécessaire ?
Le rapport annuel de la Cour de cassation, tout comme Monsieur Jean-Yves Frouin, ancien Président de la Chambre sociale de la Cour de cassation, ont précisé que la nouvelle orientation de la jurisprudence pouvait connaître des exceptions.
Ainsi, à ce jour, la Cour de cassation a posé deux exceptions à ce principe :
Dans un arrêt du 13 septembre 2017, la Cour de cassation a considéré que le salarié licencié sans que son licenciement ne soit fondé sur une cause réelle et sérieuse avait toutefois droit à la réparation du préjudice subi en raison de la perte injustifiée de son emploi, et ce quelle que soit son ancienneté. Au visa de l’article L. 1235–5 du Code du travail, la Cour considère que « la perte injustifiée de son emploi par le salarié lui cause un préjudice dont il appartient au juge d’apprécier l’étendue » (Cass. soc., 13 sept. 2017, n° 16–13.578).
Frise chronologique consultable sur www.predictice.com
Dans un arrêt du 17 octobre 2018, la Cour de cassation a décidé que le fait pour un employeur d’engager une procédure de licenciement pour motif économique alors qu’il n’a pas mis en place d’instances représentatives du personnel, ce qui était pourtant obligatoire, cause un préjudice au salarié, qui doit être réparé (Cass. soc., 17 oct. 2018, n° 17–14.392). La chambre sociale de la Cour de cassation censure l’arrêt de la Cour d’appel au motif que dès lors qu’un procès-verbal de carence n’a pas été établi, l’employeur « commet une faute qui cause un préjudice aux salariés, privés ainsi d’une possibilité de représentation et de défense de leurs intérêts ».
Monsieur Frouin a par ailleurs indiqué que la Chambre sociale déterminera au cas par cas les autres hypothèses dans lesquelles un « manquement grave à une obligation essentielle de l’employeur pourra être générateur comme tel et par lui-même d’un préjudice » qui devra être réparé.
Il conviendra donc d’être attentif aux arrêts qui seront rendus prochainement à ce sujet par la Cour de cassation.
Maître Carine Cohen, avocate associée du cabinet Walter Billet, est spécialisée en droit social.