Dans cet article, Louise Fourcade et Marine Chevallier présentent un panorama de l’actualité de l'expertise judiciaire.
L’expertise est une mesure d’instruction confiée à un technicien afin d’éclairer le juge sur une question de fait, et non de droit, pour lui permettre de trancher le litige dont il est saisi.
Si l’avis donné ne lie toutefois pas le juge en vertu de l’article 246 du code de procédure, il est généralement déterminant. D’où l’importance donnée à cette mesure pour les parties et ceux les assistant.
L’expertise in futurum est celle ordonnée sur requête ou en référé avant tout procès au fond, lorsque la partie la sollicitant justifie de l’existence d’un motif légitime de conserver ou d’établir la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige.
Ce motif légitime est régulièrement âprement discuté, comme exposé ci-après, du fait de l’impact qu’aura l’expertise sur le litige qui sera ensuite généralement porté devant la juridiction compétente.
D’autres questions, dont d’ordre procédural, se posent également.
Plusieurs sont ici abordées avec une petite focalisation sur l’expertise amiable, dont les conclusions ne sont pas sans incidence.
Le motif légitime de l’expertise in futurum
L’appréciation du motif légitime relève du pouvoir souverain du juge du fond (2ème Civ, 10 décembre 2020, n°19-22619 notamment).
Quelques illustrations récentes le rappellent.
Ainsi, la 3ème Chambre civile de la Cour de cassation, en visant d’ailleurs le pouvoir discrétionnaire du juge du fond de rejeter la demande d’expertise judiciaire, a estimé dans un arrêt du 30 novembre 2022, que :
« 6. En premier lieu, ayant soutenu devant la cour d'appel que plusieurs expertises non contradictoires démontraient l'ensemble des désordres qu'il avait subis dans la construction de son immeuble, M. [F] n'est pas recevable à présenter devant la Cour de cassation un moyen incompatible avec la thèse qu'il a développée devant les juges du fond.
7. En deuxième lieu, c'est dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire que la cour d'appel a rejeté la demande d'expertise présentée par M. [F]. » (3ème Civ., 30 novembre 2022, n°21-21383).
Cet arrêt est également intéressant en ce qu’il se fonde sur le principe de l’estoppel, en vertu duquel une partie ne peut pas se contredire au détriment de son adversaire, sous peine d’une fin de non-recevoir de sa prétention.
La Chambre Commerciale de la Cour de cassation rappelle quant à elle que l’action qui pourrait être engagée ne doit pas apparaître manifestement vouée à l’échec (Com., 18 janvier 2023, n°22-19539).
En revanche, pour apprécier l’existence d’un motif légitime « il n’appartient pas à la juridiction des référés de trancher le débat de fond sur les conditions de mise en œuvre de l'action que cette partie pourrait ultérieurement engager » précise la deuxième Chambre civile dans un arrêt du 19 janvier 2023 (2ème Civ,19 janvier 2023, n°21-21265).
Par ailleurs, la Chambre Commerciale de la Cour de cassation vient de rappeler que les mesures d'instruction in futurum doivent être "nécessaires à l'exercice du droit à la preuve du requérant et proportionnés aux intérêts antinomiques en présence", reprenant ainsi un principe dégagé par les chambres civiles (Com., 28 juin 2023, n 22-11752).
Puis, l’expertise judiciaire in futurum peut être ordonnée, bien qu’une instance au fond soit en cours, dès lors que celle-ci, relative à la seule annulation d'un congé refusant le renouvellement d'un bail commercial et offrant le paiement d'une indemnité d'éviction, « ne fait pas obstacle à une demande d'expertise avant tout procès destinée au recueil des éléments de preuve nécessaires à l'évaluation et à la fixation des indemnités d'éviction et d'occupation, dont le juge du fond n'a pas été saisi » (3ème Civ., 6 avril 2023 n°22-10475).
L’expert judiciaire
Le 16 juin 2023 a été adopté le décret n°2023-468 relatif à l’expertise devant les juridictions administratives et judiciaires. Ce texte complète le décret n°2004-1463 du 23 décembre 2004 relatif aux experts judiciaires précise notamment les conditions d’inscription sur les listes d’experts, les obligations des experts et les règles de discipline. Le nouveau décret simplifie le fonctionnement des assemblées générales des magistrats du siège de la cour d’appel qui examine les demandes d’inscription et de réinscription sur les listes d’experts, précise qu’une même personne ne peut être inscrite sur plusieurs listes de cours d’appel et complète le régime disciplinaire des experts.
Par un arrêt en date du 25 mai 2023, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation s’est intéressée à la garantie d’indépendance que doit présenter l’expert judiciaire, auxiliaire du juge (2ème Civ., 25 mai 2023, n° 22-60.184).
En effet, en sus de l’obligation pour le technicien d’accomplir sa mission avec conscience, objectivité et impartialité, selon l’article 237 du Code de procédure civile, le droit à un procès équitable, garanti à tout justiciable en vertu de l’article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, exige que le technicien s’astreigne au même devoir d’indépendance que le juge.
Une personne physique ne peut donc être inscrite ou réinscrite sur une liste d’experts dressée par une cour d'appel que si elle n'exerce aucune activité incompatible avec l’indépendance nécessaire à l'exercice de missions judiciaires d'expertise (article 2,6° du Décret n° 2004-1463 du 23 décembre 2004).
En l’occurrence, la Cour de cassation a jugé que le fait d'être salarié d'une société de contrôle technique dans le domaine de la construction ne constitue pas, en soi, l'exercice d'une activité incompatible avec l'indépendance nécessaire à l'exercice de missions judiciaires d'expertise dans les spécialités considérées.
La même solution a été adoptée pour l’activité d’administrateur de copropriété (2ème Civ., 15 juin 2023, n°23-60021) et celle de mandataire judiciaire (2ème Civ., 15 juin 2023, n°23-60013).
Indépendant et n’obéissant qu’à son honneur et sa conscience, le technicien est libre d’adopter la méthode de travail qui lui semble la mieux adaptée à la mission qui lui est confiée et libre du contenu de son rapport et du sens de ses conclusions.
Il lui incombe également de respecter les règles générales qui s’imposent à tout technicien chargé d’une mesure d’instruction, comme le principe de la contradiction développé ci-après, et l’obligation d’accomplir personnellement sa mission selon l’article 233 du Code de procédure civile.
Le technicien ne peut déléguer la mission à un tiers sous peine de nullité du rapport.
Cette règle a été rappelée par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation dans un arrêt du 8 septembre 2022 (2ème Civ. 8 septembre 2022, n°21-12030).
L’existence d'un rapport d'expertise privée antérieur ne dispense pas l'expert judiciaire d'accomplir lui-même les diligences qui lui ont été confiées par le juge qui l'a désigné.
Le technicien ne peut donc se borner à renvoyer à l’analyse faite par un tiers, aussi qualifié est-il, s’il a lui-même la possibilité d’effectuer personnellement ce travail.
Ce même arrêt précise ensuite que la violation de la règle selon laquelle l'expert judiciaire doit personnellement accomplir sa mission n'expose son rapport à un risque d'annulation que pour autant que la partie qui invoque ce vice administre la preuve du grief que la situation génère pour elle.
Les vices affectant un rapport d’expertise judiciaire sont donc assujettis au régime des nullités de forme.
Principe du contradictoire
Parmi les principes régissant une mesure d’expertise judiciaire figure celui cardinal du respect du contradictoire.
L’expertise judiciaire est soumise au respect du principe du contradictoire pendant toutes ses étapes, de son déroulement à la discussion de l’avis de l’expert.
Il s’agit d’une application de l’article 16 du code de procédure civile.
Si l’Expert manque à cette obligation, son rapport est susceptible d’encourir l’annulation totale, mais également partielle (2ème Civ., 12 juin 2003, Bull. civ. n° 189).
Deux arrêts récents apprécient in concreto le respect de ce principe.
Ainsi, la deuxième Chambre civile de la Cour de cassation a retenu que :
« (…) De ces constatations et énonciations relevant de son pouvoir souverain d'appréciation des éléments de faits et de preuve produits devant elle, la cour d'appel, qui a fait ressortir qu'un délai suffisant avait été ménagé aux parties entre la date à laquelle l'avocat de la société Aero delta avait été informé du dire et celle du dépôt du rapport d'expertise et a relevé que la société n'avait pas sollicité de délai supplémentaire, a pu décider que l'expert avait respecté le principe de la contradiction. » (2ème Civ., 14 octobre 2021, n°20-14395).
La Cour d’appel de Paris estime pour sa part dans un arrêt du 31 mai 2022 que :
« Le fait que l'expertise judiciaire n'ait été ordonnée qu'en appel, privant ainsi les parties d'un degré de juridiction pour contester le rapport de l'expert, ne saurait constituer une cause de nullité de l'expertise en raison d'un prétendu défaut d'égalité de traitement entre les parties, alors que d'une part, l'expertise n'a été sollicitée par l'appelante en appel qu'en raison du reproche qui lui a été fait à ce titre par les premiers juges, que d'autre part, les intimés auraient pu solliciter en première instance une expertise judiciaire, et qu'en tout état de cause, il leur demeurait loisible de former devant la cour une demande de contre-expertise de sorte qu'ils ne peuvent prétendre avoir été privés du bénéfice de l'expertise d'un autre expert ou même d'un premier degré de juridiction. » (Cour d'appel de Paris - Pôle 4 - Chambre 13 - 31 mai 2022 - n° 19/04497).
Force probante de l’expertise amiable et évolution
L’actualité jurisprudentielle confirme que la question de la force probante de l’expertise amiable continue à faire couler beaucoup d’encre.
Par un arrêt du 25 mai 2022, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a rappelé, sur le fondement de l’article 16 du Code de procédure civile, la solution établie selon laquelle le juge doit faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction, que la juridiction ne peut pas se fonder exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande d’une partie (2ème Civ., 25 mai 2022, n°21-12081).
Dès lors, « si le juge entend se fonder sur un rapport établi à la demande de l'une des parties, qu'il ne peut refuser d'examiner dès lors qu'il est régulièrement versé aux débats et soumis à la discussion contradictoire, il doit rechercher s'il est corroboré par d'autres éléments de preuve » (3ème Civ., 7 septembre 2022, n°21-20490).
Cette solution est fondée sur l’idée que l’expertise amiable ne bénéficie pas d’une « présomption de vérité », laquelle serait « inhérente aux expertises judiciaires » pour reprendre la formule employée par la Cour d’appel d’Aix en Provence (CA Aix en Provence, Chambre 3-4, 15 septembre 2022, n°21-15269).
Il n’en demeure pas moins que le juge ne peut pas refuser d'examiner un rapport d'expertise établi unilatéralement à la demande d'une partie, dès lors qu'il est régulièrement versé aux débats et soumis à la discussion contradictoire. Une fois encore, le juge doit alors rechercher s'il est corroboré par d'autres éléments de preuve (2ème Civ., 27 octobre 2022, n°21-13486).
A titre d’exemple, la juridiction peut se fonder sur le rapport de l’expert missionné par une partie si les pièces du dossier établissent qu’une expertise dont les conclusions étaient convergentes avait été réalisée à la demande de l’autre partie et ce, même si le rapport de cette seconde expertise n’a pas été communiqué (2ème Civ., 14 juin 2023, n°21-24.996).
Ces règles sont appliquées avec rigueur par la Cour de cassation.
Par un nouvel arrêt en date du 9 février 2023, la deuxième chambre civile affirme que la juridiction ne peut pas se fonder exclusivement sur une unique mesure d’expertise non judiciaire même si elle a été réalisée à la demande des deux parties et avec le concours de leurs experts respectifs (2ème Civ., 9 février 2023, n°21-15784).
Cette décision est toujours fondée sur l’article 16 du Code de procédure civile. Or, en l’occurrence, la mesure d’expertise étant commune, il semble que le principe essentiel du contradictoire ait bien été respecté.
Cette solution sur la portée de l’expertise dite privée sera peut-être amenée à évoluer prochainement sous l’impulsion du législateur, qui incite les parties à développer les modes amiables de règlement des différends « MARD ».
Le décret n° 2021-1322 du 11 octobre 2021 a en effet modifié l’alinéa 2 de l’article 1554 du Code de procédure civile, applicable depuis le 1er novembre 2021, et octroie ainsi la valeur d’expertise judiciaire à une expertise dite privée sous certaines conditions, dont celle, non mineure, de l’accord des parties de recourir à un technicien choisi d’un commun accord avec une mission convenue.
Si les régimes évoluent, les mesures d’expertises, judiciaires et non judiciaires, seront toujours encadrées par les principes essentiels régulièrement rappelés par la jurisprudence.
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Marine Chevallier et Louise Fourcade accompagnent les professionnels de l’assurance et les entreprises dans leurs contentieux de droit des assurances, de la responsabilité civile et des risques industriels.