Dans cet article, Louise Fourcade et Marine Chevallier du Cabinet Fourcade Chevallier analysent les récentes évolutions jurisprudentielles en matière d’indemnisation des préjudices. Elles mettent en lumière les principes fondamentaux du droit de la responsabilité, telle que la réparation intégrale du préjudice, et explorent les nuances et défis associés à son application.
Parmi les principes cardinaux du droit de la responsabilité, qu’elle soit contractuelle ou délictuelle, figure celui de la réparation intégrale du préjudice.
L’objectif est de replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable n’avait pas eu lieu, sans perte, ni profit.
Ce principe est, si ce n’est systématiquement, régulièrement rappelé, dont par les décisions récentes choisies pour illustrer le fait qu’il n’est pas toujours aisé d’en définir précisément les contours, notamment parce que chaque situation nécessite d’appréhender la réalité du préjudice et son étendue, lorsqu’il est établi.
Ainsi :
La démolition d’un ouvrage peut, dans ces conditions, être ordonnée, admet donc la Cour, qui n’avait pas adopté la même position en matière de responsabilité contractuelle dans le cadre d’une demande de démolition-reconstruction d’un ouvrage du fait de non-conformités l’affectant (3ème Civ., 6 juillet 2023, n°22-10884).
Dans ce dernier arrêt, la Cour invite, en effet, le juge à vérifier s’il n’existe pas une disproportion manifeste entre le coût pour le débiteur de bonne foi et l’intérêt du créancier au regard des conséquences dommageables, en visant également le principe de l’indemnisation sans perte, ni profit, ainsi que notamment l’ancien article 1149 du code civil.
Deux poids deux mesures donc.
Cette décision s’inscrit dans la jurisprudence constante sur l’appréciation souveraine du juge des divers chefs de préjudice à retenir et de leurs modalités propres à en assurer la réparation intégrale.
Il en est de même de l’évaluation du préjudice subi.
Sa motivation est la suivante :
« 11. Les juges soulignent que le bien immobilier acquis par M. [Y], dont les plans et photographies sont versés aux débats, correspond à un besoin directement en lien avec le fait dommageable et ne présente aucun caractère somptuaire par rapport à ce qui est nécessaire pour satisfaire dignement son mode de vie avec sa famille dans des conditions aussi proches que possibles de celles qui auraient été les siennes dans la région de [Localité 2] si le fait dommageable n'était pas survenu, compte tenu du cadre de vie proche du littoral dont il bénéficiait antérieurement.
12. Ils ajoutent que l'impératif d'assurer une réparation intégrale du préjudice justifie que soient donnés à M. [Y] les moyens techniques de pouvoir retrouver chez lui l'accès à des loisirs élémentaires dont il se trouve privé dans son quotidien en raison de son handicap, la baignade s'avérant au surplus bénéfique à l'apaisement des tensions résultant de la triplégie dont il est atteint. »
(Crim., 22 mai 2024, n°23-82907)
La réparation intégrale du préjudice suppose en l’occurrence de permettre à la victime de pouvoir jouir de loisirs dont il est privé du fait du handicap provoqué par l’accident.
Cet arrêt est également intéressant sur la question de la pénalité prévue aux articles L211-9 et L. 211-13 du Code des assurances consistant dans le doublement des intérêts au taux légal à défaut d’offre d’indemnité comprenant tous les éléments indemnisables du préjudice (2ème Civ., 20 juin 2024, n°22-22491) à la victime directe d’un accident dans le délai imparti (8 mois maximum à compter de l’accident), qui peut faire l’objet d’une demande pour la première fois en cause d’appel, puisque relative à des intérêts moratoires portant sur des demandes formées devant la juridiction de première instance.
En revanche, la Cour censure la cour d’appel en ce qu’elle a retenu que cette sanction s’appliquait même en l’absence de demande ou de disposition spéciale d’un jugement.
Elle invite le juge, auquel il appartient d’évaluer le préjudice à la date à laquelle il statue, de « prendre en compte, lorsqu'elles sont invoquées, les circonstances postérieures à la libération des locaux, telles la relocation, la vente ou la démolition. »
(3ème Civ., 27 juin 2024, n° 22-10298
3ème Civ., 27 juin 2024, n° 22-21272
3ème Civ., 27 juin 2024, n° 22-24502)
Le préjudice n’est donc pas automatiquement constitué du seul fait de la faute du locataire.
Il doit être réel au jour où il est statué sur la demande d’indemnisation s’y rapportant, ce qui conduit à prendre en compte des circonstances postérieures à la libération des locaux en l’occurrence et, le cas échéant, à retenir une absence de préjudice, comme c’est le cas dans ces trois arrêts.
Par un arrêt du 29 février 2024, elle énonce en effet :
« Vu l'article 1231-2 du Code civil :
11. Il résulte de ce texte que la réparation de la perte de chance doit être mesurée à la chance perdue.
12. Pour condamner la locataire au paiement d'une certaine somme représentant cinq échéances du prêt immobilier contracté pour l'acquisition du logement donné à bail, le jugement retient que la bailleresse, contrainte de rembourser les échéances mensuelles de cet emprunt jusqu'à la vente du logement, le 16 juin 2020, a subi un préjudice tenant à la perte de chance de vendre son bien dès la libération des lieux, le 1er février 2020, compte tenu de son état.
13. En statuant ainsi, alors qu'en considération de l'aléa existant quant à la réalisation de la vente, la réparation de la perte de chance doit être mesurée à la chance perdue et ne peut être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée, le juge des contentieux de la protection a violé le texte susvisé. »
(3ème Civ., 29 février 2024, n°22-23082)
La réparation de la perte de chance devant être mesurée à la chance perdue et ne peut être égale à l’avantage qu’aurait procuré cette chance, si elle s’était réalisée, le montant de l’indemnisation est à réduire à due proportion, laquelle relève évidemment de l’appréciation souveraine du juge.
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La réparation du préjudice n’est, en définitive, pas un sujet simple et celui qui réclame une indemnisation devra bien motiver ses demandes, que n’hésitera pas à contester l’auteur du fait dommageable, en commençant par le lien de causalité entre celui-ci et les dommages allégués.
La source jurisprudentielle sur cette question est donc loin d’être tarie.