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Incubateurs des barreaux : catalyseurs d'idées pour avocats augmentés

Rédigé par Pauline Bousch | 20 mai 2020 05:30:00
Entretien avec Pierre Gramage, fondateur de l'Incubateur du barreau de Bordeaux, sur le rôle des incubateurs dans l'acculturation numérique et digitale des avocats.

Vous êtes avocat, avez été vice-président du réseau international d'avocats GESICA, président régional de l’Association des Avocats Conseils d'Entreprises puis Vice-Bâtonnier de l'Ordre des Avocats de Bordeaux, avant de participer à la création de l'Incubateur du barreau de Bordeaux. 

Pouvez-vous revenir sur votre parcours ?

Vous avez presque tout dit ! J’ai débuté ma carrière au Maroc, plus précisément à Casablanca au bureau de Fidal.

 

Je conseillais à l’époque une clientèle de groupes internationaux, français et également marocains en droit des sociétés et fusions-acquisitions. C’est à l’occasion de la fusion entre les professions d’avocat et de conseil juridique que j’ai été muté à Bordeaux, à la direction régionale de Fidal. J’y ai passé trois ans avant de m’installer, puis de créer, avec notamment Thierry Wickers, le cabinet Exème. J'ai rejoint quelques années après le cabinet Brunswick avant de créer Altaïr Avocats avec une partie de l’équipe de Brunswick. 

 

Mon activité s'équilibre aujourd’hui autour de trois pôles : corporate, fusions-acquisitions, et capital-investissement plutôt côté fonds d’investissement que côté entreprises. 

 

Concernant mon engagement au sein de la profession, l’Incubateur du barreau de Bordeaux a été créé sur l’initiative du Bâtonnier Jacques Horrenberger qui m’en avait aimablement délégué la responsabilité et la mise en œuvre. 

 

L'Incubateur du barreau de Bordeaux, créé en 2017, a été le septième à voir le jour sur le territoire français. Il répond à un besoin d'anticipation de l'évolution de la profession d'avocat et ses missions s'articulent en trois principaux axes de travail : la pédagogie, la déontologie et la prospective.

Comment s'est déroulé ce processus ?

Un mouvement général vers l'innovation de la profession a été initié avec la création de l'Incubateur du barreau de Paris en 2014, qui a par la suite incité les barreaux de province à développer leurs propres incubateurs. L'Incubateur du barreau de Bordeaux a été créé en 2017 la même année que de nombreux autres incubateurs partout en France.

 

Je dirais ensuite qu’il y a eu une phase assez longue d’acculturation nécessaire. Je ne suis pas persuadé d’ailleurs qu’elle soit terminée, la profession connaît une forte résistance à l’innovation et au changement. À sa décharge, elle subit de nombreux à-coups depuis quelques années, au travers de réformes inadaptées et mal appliquées, en plus d'un système judiciaire qui manque de moyens.

 

Les Français ont constaté avec stupeur lors de la crise du Covid-19, l’état dégradé de notre système de santé. Et nous, professionnels du droit, nous constatons également avec stupeur l’incapacité des cours et tribunaux à fonctionner dans un environnement numérique et ce en dépit des annonces qui avaient précédé cette crise.

 

Donc, certes il y a de la résistance au changement digital au sein de la profession d’avocat mais il y a également une impréparation totale du côté du système judiciaire. Je dirais presque un partout, la balle au centre ! 

 

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Quel bilan en tirez-vous, trois ans après sa création ?

Concernant l'Incubateur du barreau de Bordeaux, nous avons la chance d’avoir une équipe motivée et pleinement investie. Cela compense le fait que nous « ramons » malgré tout quelque peu pour promouvoir l’innovation par la profession, pour la profession et pour les justiciables.

 

Notre programme à l'international était particulièrement chargé pour cette année 2020 : participation à une journée innovation avec les barreaux africains avec lesquels nous sommes jumelés notamment au Togo, ainsi qu’à Casablanca. Nous envisagions un fort développement avec l’Union des avocats d’Afrique de l’Ouest, qui fait preuve d'une créativité certaine et d’une appétence naturelle pour les nouvelles technologies.

 

Nous devions également participer au sommet Afrique France en juin à Bordeaux, organiser des regards croisés France/Québec à Montréal et Québec sur le même format que celui qui avait été organisé en 2019, avions programmé des workshops autour de l’entrepreneuriat et du digital, et enfin développé un projet de chaire avec l’Université de Bordeaux.

 

Ces échanges à l'international via l'Incubateur sont de formidables vecteurs de connaissances, qui encouragent le partage d'expériences avec les barreaux étrangers et permettent d'animer nos jumelages.

 

Compte tenu de la crise sanitaire, ces projets sont malheureusement aujourd’hui à l’arrêt. L’équipe piaffe d’impatience pour que nous puissions redémarrer au plus vite. Mais nous savons que la priorité pour les avocats du barreau de Bordeaux sera au redémarrage de leur activité professionnelle dès que possible, dans un contexte économique probablement plutôt morose, où de nombreux cabinets seront économiquement affaiblis.

 

Les outils numériques sont de plus en plus utilisés par les cabinets d'avocats. Ils imposent un changement, voire parfois une transformation complète des pratiques, rendue désormais indispensable par la crise sanitaire que nous traversons actuellement. 

Considérez-vous qu'elle mènera à un changement des pratiques des avocats ? Le numérique peut-il aider les avocats à sortir de la crise sanitaire ?

La crise du Covid-19 a révélé un problème de fond dans la digitalisation de notre profession, et deux décalages importants.

 

Elle a d'abord mis en relief l'échec d'une digitalisation à deux vitesses. L'État demande depuis des mois aux avocats d'adopter des outils numériques, mais la justice n'est elle-même pas prête, à la fois en ce qui concerne la justice dématérialisée et la digitalisation. Pour qu'elle soit efficace, la justice et les avocats doivent s'en saisir en même temps et régler ensemble les problématiques tant pratiques que culturelles. Au début de la crise, 100% du contentieux était à l'arrêt. La profession avait pourtant été précurseur avec la mise en place de la numérisation et de RPVA [Ndlr : Réseau Privé Virtuel des Avocats]. Comment exiger dans ce cas des avocats qu'ils passent au tout digital ? Encore une fois, justice et avocats doivent avancer de concert. Les audiences dématérialisées pourraient par exemple être une solution pour une partie de l'activité, particulièrement en ce qui concerne les renvois d'audience, ce qui représenterait un gain de temps colossal pour les magistrats comme pour les avocats.

 

Elle a ensuite prouvé la difficulté pour les avocats de passer d'une culture libérale à une culture entrepreneuriale. Cette aversion au digital a contraint certains avocats à sensiblement ralentir, voire arrêter leur activité. L'optimisation de la production est pourtant désormais primordiale : oui, le contact humain est nécessaire dans notre profession, mais si on peut l’éviter sans que cela ait d’impact dans la gestion d’un dossier, alors il faut privilégier les outils d’audio et de visioconférence au maximum.

 

Enfin, concernant les plus jeunes générations, l'enseignement s'est également saisi des questions relatives au numérique : l'université de Bordeaux réfléchit à la création d'un incubateur pour les projets innovants de ses étudiants.

 

C'est assez paradoxal, mais les jeunes générations n'ont aucun mal à utiliser les outils numériques dans la sphère privée. Ils ont en revanche plus de mal à l'utiliser dans le monde professionnel que les avocats plus âgés qui s'y sont formés par goût et nécessité, dès le début de la révolution digitale.

 

L'acculturation aux nouvelles technologies se fait donc d'abord par goût avant de se faire par nécessité, et c'est ce qui est le plus difficile à transmettre, notamment via l'Incubateur. La crise sanitaire aura permis la mise à disposition de très nombreux outils - notamment audio et de visioconférence - gratuitement ou pour des coûts dérisoires. Avec un peu de chance, les avocats auront pris goût à ces nouvelles pratiques et les prolongeront sur le long terme. 

 

Un partenariat a été noué entre l'incubateur et Predictice pour diffuser la justice prédictive au sein du barreau de Bordeaux. 

Comment cette collaboration a-t-elle été perçue ? Plus généralement, comment les avocats accueillent-ils les nouveaux acteurs du droit que sont les legaltech ?

Le partenariat avec Predictice a été plutôt très bien accueilli. Le barreau de Bordeaux a d’ailleurs été le barreau le plus actif en terme de sollicitations de partenariat avec Predictice à l’occasion de l’offre qui avait été mise en place. 

 

Concernant ensuite la perception des legaltech par les avocats, celle-ci est parfois plus mitigée. Pour être franc, les confrères considèrent souvent ces legaltech comme des concurrents directs à leur activité.

 

J’ai personnellement la sensation qu’il y a un double discours à ce titre qui consiste à encourager institutionnellement l’innovation au sein de la profession et à la sanctionner dès qu’elle peut être perçue comme étant un danger concurrentiel. Et je ne suis pas certain que cette schizophrénie s’estompe dans les mois à venir, dans une profession qui va sortir très fragilisée de cette crise sanitaire, crise qui a révélé un vrai décalage entre les discours et la réalité de paupérisation notamment digitale de la justice.

 

Pourtant de nouveaux leviers permettent désormais aux avocats d'intégrer une stratégie d'innovation à leur cabinet, à travers différents outils et services innovants.

 

Un outil comme Predictice par exemple a un niveau de rentabilité extrêmement élevé pour un avocat. Je ne le dis pas pour vous faire plaisir, mais l’investissement rapporté à la capacité de mieux répondre à ses clients, de marketer et d'argumenter ses réponses, est un atout considérable pour les avocats.

 

Je pense également à l'article 111 et au volet innovation du décret qui réglemente la profession d’avocat [1], et leur permet de développer des activités connexes et complémentaires à leur activité principale. Ce levier est pourtant assez peu utilisé par la profession pour mener des projets innovants, et les avocats avec un réel projet innovant préfèrent généralement quitter la profession pour s'y consacrer. Cela s'explique par deux raisons principales : d'une part, l'absence de réel soutien des ordres pour l'exercice de cette double activité ; d'autre part, la difficulté d'obtenir le financement nécessaire au développement de tels projets.

 

Le problème va donc au-delà de la simple nécessité de digitalisation de la profession : elle nécessite le passage impératif d'une culture libérale à une culture entrepreneuriale, où les avocats doivent être attentifs aux aspects stratégiques, de business development, et de marketing comme le ferait un entrepreneur pour son entreprise.

 

Bordeaux sert de relais régional au Réseau National des Incubateurs des Barreaux (RNIB), créé en 2017, qui a vocation à faire émerger une réflexion commune sur les transformations du métier d'avocat par le numérique. 

Quel est, selon vous, l'avenir des incubateurs au sein des barreaux ? Des projets sont-ils en cours ?

Je ne peux parler que du barreau de Bordeaux où nous pouvons nous réjouir d’un soutien sans faille du Bâtonnier Christophe Bayle et du Vice-bâtonnier Caroline Laveissiere aux initiatives de l’Incubateur. L’un et l’autre ont parfaitement conscience de la nécessité de favoriser l’émergence de l’innovation au sein de la profession et du rôle que le barreau de Bordeaux peut jouer dans ce contexte. 

 

Malheureusement, la crise du Covid-19 aura pour effet de ralentir ce processus de mutation de la profession, au moins dans un premier temps. Nous ne pouvons qu’espérer, qu’une fois la sidération passée, la profession saisisse l’opportunité de remettre à l’ordre du jour une digitalisation à marche forcée des cabinets.

 

Je formerai également le vœu que les avocats soient à l’avenir, dans la construction de la justice de demain, force de propositions pour une digitalisation de la justice dans le respect impératif et non négociable des libertés fondamentales. Je serai également rassuré lorsque les avocats créeront autant de legaltech que les non-avocats, ou avec des non-avocats comme les y autorisent la loi depuis quelques années.

 

En conclusion, je dirais que l’avocat d’aujourd’hui a tous les outils pour façonner l’avocat de demain, à lui de jouer ou de regarder le train passer !

 

Merci à Pierre Gramage de nous avoir accordé du temps pour réaliser cette interview !

 

[1] Ndlr : il s'agit de l'article 111 du décret n°91-1197 du 27 novembre 1991 organisant la profession d'avocat.